Sujet
Expliquer le
texte suivant :
Je
regarde comme impie et détestable cette maxime, qu’en matière de gouvernement
la majorité d’un peuple a le droit de tout faire, et pourtant je place dans les
volontés de la majorité l’origine de tous les pouvoirs. Suis-je en
contradiction avec moi-même ?
Il
existe une loi générale qui a été faite ou du moins adoptée, non pas seulement
par la majorité de tel ou tel peuple, mais par la majorité de tous les hommes.
Cette loi, c’est la justice.
La
justice forme donc la borne du droit de chaque peuple.
Une
nation est comme un jury chargé de représenter la société universelle et
d’appliquer la justice qui est sa loi. Le jury, qui représente la société,
doit-il avoir plus de puissance que la société elle-même dont il applique les
lois ?
Quand
donc je refuse d’obéir à une loi injuste, je ne dénie point à la majorité le
droit de commander ; j’en appelle seulement de la souveraineté du peuple à
la souveraineté du genre humain. Il y a des gens qui n’ont pas craint de dire
qu’un peuple, dans les objets qui n’intéressaient que lui-même, ne pouvait
sortir entièrement des limites de la justice et de la raison, et qu’ainsi on ne
devait pas craindre de donner tout pouvoir à la majorité qui le représente.
Mais c’est là un langage d’esclave.
Qu’est-ce
donc une majorité prise collectivement sinon un individu qui a des opinions et
le plus souvent des intérêts contraires à un autre individu qu’on nomme la
minorité ? Or, si vous admettez qu’un homme revêtu de la toute-puissance
peut en abuser contre ses adversaires, pourquoi n’admettez-vous pas la même
chose pour une majorité ? Les hommes, en se réunissant, ont-ils changé de
caractère ? Sont-ils devenus plus patients dans les obstacles en devenant
plus forts ?
Pour
moi je ne saurais le croire ; et le pouvoir de tout faire, que je refuse à
un seul de mes semblables, je ne l’accorderai jamais à plusieurs.
Alexis
de Tocqueville, De la Démocratie en Amérique (1835)
La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il
faut et il suffit que l’explication rende compte, par la compréhension précise
du texte, du problème dont il est question.
Corrigé.
[Ce texte est
extrait du volume I de De la démocratie en Amérique qui paraît en 1835, Deuxième partie,
chapitre VII De l’omnipotence de la majorité aux États-Unis et de ses effets,
II Tyrannie de la majorité. Le deuxième volume paraîtra en 1840.]
Dans
un accès de fureur la majorité du peuple athénien assemblé a voté la mort des
généraux vainqueurs à la bataille des Arginuses en 406 av. J.-C. parce qu’ils
n’avaient pas fait ramassé les cadavres. Seul Socrate, alors membre de la
Boulê, s’y était opposé parce qu’il estimait que c’était injuste (cf. Platon, Apologie de Socrate,
32b). Autrement dit, il n’est pas évident que la démocratie soit toujours juste
et pourtant nous estimons généralement que la démocratie et donc la majorité
est la source légitime de tout pouvoir. Comment résoudre cette
contradiction ?
C’est
ce problème que se posait Alexis de Tocqueville dans De la démocratie en Amérique parue en 1835. Il veut démontrer que
le pouvoir démocratique est limité par la justice qui se définit par la
majorité universelle. Mais si majorité d’un peuple peut opprimer la minorité,
comment la définition de la justice par la majorité ne serait-elle pas à même
de rendre possible également des oppressions ? Est-il nécessaire
d’invoquer une justice transcendante pour critiquer la tyrannie potentielle de
la majorité ?
On
verra d’abord en quoi selon Tocqueville on peut penser que la justice dépasse
la dimension de chaque peuple. On verra ensuite quel sens peut avoir l’idée de
s’opposer à une loi injuste. Enfin, on déterminera quel sens peut avoir l’idée
d’une tyrannie de la majorité et s’il dépend de l’idée de justice universelle.
Tocqueville
commence par exposer le problème qu’il se pose. En effet, d’un côté, il
n’accepte pas l’idée que la majorité fonde un droit absolu en matière
politique, c’est-à-dire pour le pouvoir, le droit de légiférer et donc
d’exécuter, voire de rendre la justice, sans aucune limite. Il qualifie cette
maxime, c’est-à-dire cette règle d’action, d’impie et de détestable. Il s’agit
donc non seulement d’une erreur pour lui, mais d’une faute aussi bien
religieuse que politique. Comprenons que la soutenir, c’est nécessairement
légitimer de mauvaises actions du pouvoir politique qui vont à l’encontre des
vertus politiques et religieuses. D’un autre côté, il estime que la majorité
fonde tout pouvoir. Il n’est donc pas partisan d’un régime politique qui serait
fondé sur la connaissance du bien comme Platon dans La République ou sur le droit divin comme dans
l’idéologie de l’Ancien Régime. Dès lors, Tocqueville fait remarquer qu’il y a
là une contradiction apparente : il paraît partisan et adversaire de la
démocratie en même temps. Mais est-ce le cas sous le même rapport ?
S’agit-il de la même majorité ?
Pour
résoudre le problème, il commence par définir la justice comme étant la règle
fondée par la majorité des hommes et non seulement par la majorité des peuples
pris en particulier. Autrement dit, pour qu’une règle soit juste, il ne suffit
pas que la majorité d’un peuple en décide, il faut que la majorité des peuples
en décide. Illustrons avec l’exemple de la peine de mort. Si la majorité des
peuples l’adopte, alors elle est juste et l’inverse est injuste. Or, la
majorité des peuples peut changer. Dès lors, la définition de la justice que
propose Tocqueville semble n’avoir aucune stabilité. À moins de comprendre que
l’idée d’une majorité de tous les hommes inclut tous les peuples présents, passés
et à venir. Dès lors, il s’agirait en quelque sorte dans cette notion de l’idée
qu’est juste ce qu’on trouve chez le plus grand nombre de peuples en écartant
les exceptions. Ce sont elles que les sceptiques utilisent pour nier la vérité
de l’idée de justice comme le montre Sextus Empiricus dans ses Hypotyposes pyrrhoniennes (Livre premier, chapitre XIV) qui
oppose les différentes coutumes des hommes. On dira par exemple, pour reprendre
de façon critique un exemple du sceptique que l’inceste avec la sœur est
injuste puisque c’est le cas dans la majorité des peuples même si c’était
autorisé chez les Anciens Égyptiens. Sa définition de la justice le conduit
donc à délimiter ce que chaque peuple a le droit ou non de faire, bref ce qui
s’impose à la majorité du dit peuple. Comment alors penser le rapport entre un
peuple et l’humanité tout entière ?
Il
précise donc ce qu’est une nation particulière par rapport à l’ensemble de
l’humanité en la comparant au rôle du jury par rapport à la société
particulière d’où elle émane. Dans le cas du jury, celui-ci se prononce dans un
procès – soit à l’unanimité, soit à la majorité simple ou qualifiée. C’est donc
l’exercice de la justice que privilégie dans son raisonnement Tocqueville. Or,
il le fait au nom du peuple tout entier qu’il représente puisque par
définition, un jury est formé de simples citoyens. Il y a pour le jury une
sorte de limite au-delà duquel il serait formellement injuste puisqu’il
jugerait contrairement aux lois instituées. Mais le jury serait tout aussi injuste
s’il usait de l’application des lois pour se prononcer de façon partiale.
Enfin, il serait injuste s’il faisait prévaloir son propre point de vue. Dans
les trois cas, ce n’est pas représenter le peuple. Une partie du peuple doit
juger au nom du peuple tout entier. Un peuple quant à lui selon la comparaison
de Tocqueville a à respecter la justice universelle qu’il représente. Il a donc
à représenter l’humanité tout entière. Ce raisonnement par analogie a pour but
de montrer que Tocqueville est fondé à concevoir une limitation du pouvoir
d’une majorité dans la mesure où elle est pensable comme représentant une
majorité plus grande.
Mais
quelle attitude est-elle possible si justement un peuple promulgue une loi
contraire à la justice universelle ? Autrement dit, comment déterminer
cette justice universelle ?
L’auteur
en déduit que lorsque quelqu’un, en première personne, refuse d’obéir à une loi
injuste, ce n’est pas un refus de la règle majoritaire. Dans ce cas, la loi est
injuste si et seulement si elle n’est pas conforme à la majorité de tous les
peuples. Il peut donc dire que le refus de la loi injuste consiste à faire
appel de la décision du peuple qui a choisi la loi à la majorité de tous les
hommes. Il reprend donc implicitement la comparaison entre le tribunal et la
société. Un justiciable peut faire appel devant une cour supérieure. De même un
individu peut en appeler de ce qui provient du pouvoir dans son peuple fut-il
fondé sur la majorité à cette cour supérieure qu’est l’humanité. Il n’en reste pas
moins vrai qu’il y a une différence que Tocqueville ne note pas ici, à savoir
qu’un tribunal d’appel est extérieur au justiciable alors que l’humanité à
laquelle en appelle celui qui estime injuste une loi se trouve dans son propre
esprit. Dès lors, il est nécessaire que l’individu trouve en lui ce qu’est
cette majorité de tous les hommes. Force est alors, puisque l’idée de majorité
implique celle de minorité, qu’il puisse en lui les opposer. Cela paraît assez
mystérieux. Mais, rien n’interdit de penser que la majorité d’un peuple,
valable pour l’humanité, le serait par là même occasion pour le peuple.
En
effet, Tocqueville rapporte de façon défavorable une thèse qu’il n’attribue à
personne en particulier, qui vise à montrer que le pouvoir de la majorité dans
un peuple, ne peut jamais être injuste. Il ne s’agit pas de la simple
affirmation du droit absolu de la majorité comme dans le début de l’extrait. Il
s’agit de soutenir que lorsque le peuple délibère sur lui-même il ne peut pas
être injuste ou déraisonnable. Dans ses relations avec d’autres peuples comme
la guerre, il pourrait être injuste ou déraisonnable. Et en effet, on peut
comprendre cette thèse puisque si la majorité est le principe qui fonde la
justice, la majorité d’un peuple lorsqu’elle prend une décision sur le peuple,
ne peut pas ne pas prendre une définition qui ne serait pas juste car sinon,
pourquoi la justice que Tocqueville définit par la majorité de tous les peuples
serait-elle plus juste ? Elle pourrait elle aussi tout aussi bien être
injuste. De même la majorité serait raisonnable, ne serait-ce que par
élimination des passions des uns et des autres. Sinon, pourquoi l’humanité
serait déraisonnable ?
Or,
Tocqueville propose une critique politique d’une telle thèse. En effet, il la
déclare être un langage d’esclave. Il faut comprendre par là le langage d’un
homme qui flatte son maître pour en obtenir des faveurs ou tout au moins qui
dit ce que son maître doit penser pour que son pouvoir ne s’abatte pas sur lui.
L’esclave, c’est celui qui renonce à sa liberté, qui préfère la vie au combat
pour la liberté. Les partisans de cette thèse voudraient donc flatter ce maître
qu’est la majorité dans la démocratie. Or, la démocratie impliquant une
certaine liberté d’opinions pour que puisse se dégager une majorité, il
faudrait que la thèse selon laquelle la majorité n’a pas tous les pouvoirs soit
interdite nécessairement en démocratie. Ce qui n’est pas le cas. La critique de
Tocqueville n’est donc pas probante. On peut tout aussi bien la considérer comme
une thèse pour défendre la démocratie comme Spinoza qui la considérait comme
étant une sorte de gouvernement absolu, modèle pour les autres (Traité politique, chapitre VIII, § 3, § 4, § 7 et
chapitre XI, § 1, posthume 1677).
Il
reste donc à voir dans quelle mesure l’idée d’une tyrannie de la majorité est
probante, abstraction faite de la définition que propose Tocqueville de la
justice.
Tocqueville
commence par définir la majorité et la minorité comme des individus qui se font
face à face en quelque sorte en usant d’une question rhétorique. Comment si la
majorité est composée d’un plus grand nombre d’individus que la minorité
peut-elle être un individu ? La question est la même pour la minorité qui
est composée elle aussi d’individus. Or, justement, un individu humain est
l’unité d’une pluralité. Ce qui fait l’individualité, c’est le fait que toutes
les parties concourent au même objectif. Et c’est surtout les pensées, les buts
qui font l’individu. Aussi, ce sont les croyances, les intérêts qui, étant les
mêmes pour tous ceux qui composent la majorité, qui en font un seul et même
individu. Le raisonnement est le même pour la minorité. Cette première prémisse
du raisonnement de Tocqueville le conduit à mettre en lumière l’opposition
entre les intérêts de la majorité et de la minorité. Tout se passe donc bien
comme dans une opposition entre individus.
Tocqueville
en déduit immédiatement en ajoutant une deuxième prémisse, à savoir qu’un homme
peut abuser de son pouvoir contre ses adversaires, qu’il faut admettre la
possibilité pour une majorité de le faire vis-à-vis d’une minorité. Il présente
son argument en interpellant sous forme de question un hypothétique adversaire.
On comprend qu’il fait référence à la tyrannie avec son idée d’« un homme revêtu de la toute-puissance » qu’on
conçoit habituellement comme le pouvoir abusif d’un seul sur les autres. Il
renforce son argument en posant deux questions qui paraissent rhétoriques. La
première revient à considérer que l’homme ne change pas qu’il soit seul ou en
collectivité. Les caractères restent les mêmes. Comprenons que ce qui fait la
moralité des individus ne change pas. C’est pourquoi il n’y a pas de solution
de continuité entre l’individu et la majorité qui peut être considérée comme un
individu. La seconde consiste à considérer que les hommes, en se réunissant, ne
supportent pas mieux leurs adversaires qui sont, pour leurs intérêts, des
obstacles en ce sens qu’ils se dressent contre la réalisation de leurs
aspirations.
Finalement,
Tocqueville répond négativement à toutes ces questions qui exprimaient la
position du partisan d’une démocratie toujours juste. Il considère donc qu’elle
est susceptible d’abus de pouvoir. Cette argumentation directe paraît plus
convaincante que l’appel à une hypothétique majorité de l’humanité comme
principe d’une justice universelle. Le fond de l’argument, il l’indique. Si un
seul homme peut abuser de son pouvoir, ce que personne ne nie, plusieurs
peuvent aussi en abuser. Dès lors, le nombre importe peu. La majorité peut
abuser de la minorité. Et comme dans une démocratie, c’est la majorité qui
décide, elle peut devenir une tyrannie de la majorité sur la minorité, voire
les minorités. Mais abuser de son pouvoir, c’est diminuer, voire supprimer la
liberté de l’autre. La justice pourrait donc consister dans l’égalité dans la
liberté. À cette condition, les décisions de la majorité sont susceptibles
d’éviter le plus possible les abus.
Disons
donc pour finir que dans cet extrait de De la démocratie en Amérique, Tocqueville résout le
problème de savoir comment on peut penser que c’est la majorité qui fait la
légitimité du pouvoir et qu’elle peut en abuser, c’est-à-dire être tyrannique.
Pour ce faire, il fait appel à l’idée d’une justice qui aurait pour source la
majorité des hommes. S’il peut par là résoudre le problème que posent les
sceptiques en se fondant sur l’absence de lois ou de coutumes identiques chez
tous les hommes, force est de considérer qu’une telle majorité, à supposer
qu’on puisse déterminer ce qu’elle édicte, pourrait tout aussi bien opprimer
les minorités. Aussi Tocqueville est plus convaincant lorsqu’il montre que la
majorité est comme un individu face à la minorité et que, puisqu’on admet la
tyrannie d’un seul, il faut admettre la tyrannie de la majorité, ce qu’il a pu
observer aux États-Unis vis-à-vis des esclaves noirs ou des amérindiens
dépouillés de leurs biens.
Dès
lors, la possibilité d’une justice universelle reste à déterminer.
Réside-t-elle dans l’égalité de tous les hommes quant à la liberté ?