jeudi 20 août 2015

Tchékhov (1860-1904), biographie

Taganrog
Anton Pavlovitch Tchékhov est né le 17 janvier (29) 1860 à Taganrog, un port au bord de la mer d’Azov, près de l’embouchure du Don, en Ukraine. Il est le troisième fils de Pavel Egorovitch Tchekhov (1825-1898).
Son grand-père, Egor Tchékhov, était un serf vivant en Ukraine. Il avait réussi à force de travail à devenir intendant d’une comtesse. À force d’économie il se rachète en 1841. Son père avait 36 ans au moment de l’abolition du servage par le Tsar Alexandre II (1818-1855-1881) en février 1861.
Le père d’Anton s’installe à Taganrog. Il travaille comme commis. Puis il réussit à s’établir à son compte comme épicier.
En 1854, il épousa Evguenia Yakolevna Morozova, fille de marchands de draps dont il eut cinq fils et une fille : outre Anton, Alexandre (1855-1913), Nicolaï (1858-1889), Ivan (1861-1922), Mikhaïl (1865-1936) et Maria Pavlovna (1863-1957). L’éducation qu’il donna à ses enfants était rude. On peut lire dans le passage suivant d’une lettre à Souvorine datée du 7 janvier 1889 le souvenir qu’en gardait Tchekhov :
« Essayez donc d’écrire l’histoire d’un jeune homme, fils d’un serf, ancien boutiquier, chantre à l’église, lycéen, puis étudiant, dressé à courber l’échine, à baiser les mains des popes, soumis aux idées d’autrui, reconnaissant pour chaque morceau de pain, cent fois rossé, courant, misérablement chaussé, donner quelques leçons ; bagarreur, aimant torturer les animaux, acceptant avec gratitude les dîners de riches parents ; hypocrite devant Dieu et devant les hommes sans besoin aucun, simplement par conscience de sa propre nullité. »
Les enfants Tchékhov eurent une instruction secondaire, travaillaient dans la boutique paternelle et participaient à la chorale de l’Eglise. Anton, dès l’âge de neuf ans est soumis à cette rude épreuve à laquelle s’ajoutent les cours d’une école professionnelle de tailleurs et de cordonniers.
C’est en vacances, chez son grand-père, toujours intendant, qu’il découvre la douceur et les parfums champêtres.
L’agitation révolutionnaire est présente en Russie. Le tzar Alexandre II échappe à un premier attentat le 4 avril 1866, perpétré par Karakozov, un étudiant membre d’un groupe révolutionnaire (Cf. Constantin de Grunwald, Société et Civilisation russes au xix° siècle, Seuil, Points histoire, 1975, p. 258.). La période des réformes s’arrête. Toutefois, l’émancipation féminine commence. Voïnitski dans Oncle Vania persifle sa mère à ce propos (Acte I, p.16). À partir des années 1870, la Russie connaît le mouvement populiste (en un sens laudatif) qui prône une attention de l’intelligentsia pour le peuple et un mouvement de retour au peuple (cf. Constantin de Grunwald, Société et Civilisation russes au xix° siècle, pp. 263-264). Les jeunes révolutionnaires se font ouvriers agricoles mais rencontrent peu de succès auprès des paysans qui dénoncent souvent leurs activités de propagande aux autorités. Tchekhov qui vient du peuple n’aura guère besoin d’y revenir. Les attentats terroristes et les procès sont nombreux comme celui de Véra Zassoulitch (1849-1919), acquittée quoiqu’elle ait grièvement blessé le général Trepov, préfet de police et tortionnaire (cf. Constantin de Grunwald, Société et Civilisation russes au xix° siècle, p.264).
Anton découvre le théâtre en 1873 en assistant au Théâtre Municipal de Taganrog à la représentation de La Belle Hélène, opéra-bouffe en trois actes, composé en 1864 par Jacques Offenbach (1819-1880) sur un livret de Ludovic Halévy (1834-1908) et Henri Meilhac (1831-1897). Il songe en 1874 à écrire une tragédie à partir du Tarass Boulba (1835) de Gogol (1809-1852). Il joue avec ses frères Le Révizor (1836) du même Gogol. Sérébriakov, dans Oncle Vania, commencera son discours annonçant son intention de vendre le domaine en citant la première phrase de cette pièce (Acte III, p.72).
En 1875, les affaires du père de Tchékhov périclitent. Ses frères aînés, Alexandre et Nikolaï partent pour Moscou.
En avril 1876, son père quitte secrètement Taganrog pour Moscou. Seuls Anton et Ivan ne partent pas. Jusqu’en 1879, Anton vit pauvrement de leçons particulières.
En 1877, après un séjour à Moscou, il publie dans Le Bègue, la gazette des élèves de son lycée.
C’est en 1878 qu’il écrit son premier drame Sans père, non retrouvé.

Moscou
Reçu bachelier en juin 1879, il rejoint sa famille à Moscou grâce à une bourse d’étudiant de la ville de Taganrog. Anton s’inscrit à la faculté de médecine. Il mène de front ses études et son travail littéraire. Il devient le principal soutien de sa nombreuse famille. Ses frères aînés travaillent mais Alexandre, qui écrit aussi, vit avec une femme adultère qui a un enfant et Nicolaï, qui peint, est tuberculeux et boit. Ils vivent dans des taudis. Anton collabora, sous divers pseudonymes, dont Antocha Tchekonté qu’il gardera jusqu’en 1885, à plusieurs revues humoristiques dans lesquels il publie des contes, des reportages, etc.
En 1880, il publie la Lettre d’un propriétaire du Don à son savant voisin dans la revue humoristique La Cigale. Il écrit un drame découvert en 1920, imprimé en 1923 et intégré aux Œuvres complètes de l’édition soviétique de 1949. On la nommera Pièce sans titre puis Jean Vilar (1912-1971) choisira Ce Fou de Platonov et parfois on se contente d’un simple Platonov.
Le 1er mars 1881, le tzar Alexandre II est assassiné. Le nouveau Tsar, Alexandre III (1845-1881-1894) conduira une politique “réactionnaire”. Le régime policier, la censure, un antisémitisme d’État avec des pogroms couverts par la police seront le contexte politique dans lequel Tchekhov vivra désormais.
En 1882, sa pièce, Platonov, est refusée par le théâtre Maly. La pièce Sur la grand-route, tirée du récit En Automne, est interdite par la censure. Elle ne sera ni publiée ni jouée du vivant de Tchékhov. Il collabore aux Éclats, revue humoristique qui paraît à Pétersbourg.
En 1883, Plekhanov (1856-1918), le père du marxisme russe, fonde un groupe révolutionnaire.
En 1884, après avoir achevé ses études, il exerce la médecine à Moscou et dans ses environs, dans les petites villes de Voskressensk, où son frère Ivan était instituteur, et Zvenigorad. Il voit trente à quarante malades par jour et en tant que médecin régional, il doit accompagner le juge d’instruction. Le directeur du journal humoristique Les Éclats (Oskolki) édité à Pétersbourg, Nicolaï Alexandrovitch Leïkine (1841-1906), l’encourage. Cette même année paraît son premier recueil de six récits sur les acteurs : Les Contes de Melpomène. Les premiers symptômes de la tuberculose apparaissent : il crache du sang, mais il refuse de reconnaître la maladie.
En 1885, il rencontre le peintre paysagiste Isaac Levitane (1860-1900). Dans cette période, il s’attache à Tolstoï (1828-1910) qui, après sa crise morale de 1881, a exprimé dans Mes confessions, une doctrine morale et non violente tournée vers le don aux pauvres. Tolstoï, d’une famille de grande noblesse, songea à se faire moine et à donner sa fortune aux pauvres.
En 1886 Anton habite une agréable maison à étages à Moscou. Il lit Darwin (1809-1882), qui a formulé sa théorie de l’évolution en 1859 dans la première édition de L’origine des espèces et en 1871, dans The Descent of Man and Selection in Relation to sex qui en est l’application à l’homme.
« Je lis Darwin. Quelle merveille ! » écrit-il dans une lettre.
Il devient collaborateur de la revue conformiste ou réactionnaire, comme on voudra, Temps nouveaux et y fait la connaissance de son directeur, Alexis Sergueïevitch Souvorine (1834-1912), qui deviendra plus tard son éditeur et grand ami. Une lettre datée du 25 mars de l’écrivain Dimitri Grigorovitch (1822-1899) l’adjure de se prendre au sérieux et de ne pas gaspiller son temps.
« Je ne suis pas journaliste, ni un éditeur ; je ne puis me servir de vous qu’en vous lisant ; si je parle de votre talent, j’en parle avec conviction ; j’ai soixante-cinq ans passés, mais j’ai gardé encore tant d’amour pour la littérature ; ses succès me sont si chers ; je me réjouis tellement lorsque je rencontre en elle quelque chose de vivant, de doué, que je n’ai pu – comme vous le voyez – me retenir, et je vous tends les deux mains (…) Vous êtes, j’en suis sûr, appelé à écrire quelques œuvres admirables, réellement artistiques. Vous vous rendrez coupable d’un grand péché moral si vous ne répondez pas à ces espérances. Voici ce qu’il faut pour cela : respecter le talent que l’on reçoit si rarement en partage. Cesser tout travail hâtif. Je ne connais pas votre situation de fortune ; si vous êtes pauvre, souffrez plutôt la faim, comme nous en avons souffert autrefois, gardez vos impressions pour une œuvre réfléchie, achevée, écrite non d’un seul jet, mais pendant les heures bienheureuses de l’inspiration. »
Il lui répond pour le remercier :
« Je sentais bien que j’avais du talent, mais j’avais pris l’habitude de ne pas en faire cas... ».
En février, paraît Des méfaits du tabac. En mars, il écrit notamment à son frère Nikolaï
« Si une personne a du talent, il le respectera, et lui sacrifiera la paix, les femmes, le vin et la vanité ».
En mai paraît son second recueil : Récits bariolés. Il écrit une pièce en un acte Le Chant du Cygne tiré de son récit Calchas.
Le 1er mars 1887 a lieu un attentat raté contre Alexandre III auquel participe le populiste Alexandre Ilitch Oulianov (1866-1887), le frère aîné de Lénine (1870-1924). Il est pendu. Tchekhov publie un recueil Au Crépuscule. Il rédige une grande nouvelle, La Steppe. Le 19 novembre, il fait jouer Ivanov au théâtre Korch, à Moscou qui suscite des controverses dans le public et la critique. Le personnage éponyme a épousé cinq ans plus tôt une juive qui s’est convertie et qui a été rejetée par ses parents. Il était confiant dans la vie. Il ne l’aime plus, semble la tromper et passe pour un être vil qui ne cherche que des dots, alors qu’il est sincère. Après la mort de sa femme, il finit par se suicider le jour où il devait épouser la jeune Sacha, fille de sa créancière. Dans une lettre datée du 30 décembre 1888, Tchékhov écrit à son propos à Souvorine :
« S’il est coupable, il ne sait pourquoi. Des gens comme Ivanov ne peuvent pas résoudre les problèmes, mais ils succombent sous leur poids. »
En 1888, Tchékhov publie des récits plus longs et plus graves comme La Steppe (en mars) qui fait sensation, Les Feux, etc. Il compose des pièces légères comme Une demande en mariage en octobre. Le 28, L’ours, un petit vaudeville en un acte, est créé au Théâtre Korsch à Moscou et obtint un franc succès. La reprise d’Ivanov, quelque peu remanié, obtient un triomphe à Pétersbourg. Dans une lettre datée du 4 octobre à Pleschev, il écrit :
« Le saint des saints est pour moi le corps humain, la santé, l’esprit, le talent, l’inspiration, l’amour et la liberté absolue. ».
À son éditeur, Souvorine, il écrit :
« L’artiste ne doit pas être le juge de ses personnages et de ce qu’ils disent, mais seulement le témoin impartial : mon affaire est seulement d’avoir du talent, c’est-à-dire de savoir distinguer les indices importants de ceux qui sont insignifiants, de savoir mettre en lumière des personnages, parler leur langue. »
Il se voit récompensé par le Prix Pouchkine décerné par l’Académie des Sciences pour son recueil Au Crépuscule. Il publie un autre recueil, Récits. Un attentat a lieu contre la famille impériale à Borki.
En juin 1889, Nicolas, son frère aîné, meurt de la tuberculose. Il publie en septembre une grande nouvelle Une morne histoire (ou Une banale histoire). L’homme à l’étui fait la caricature de maîtres d’école sans génie. Sa comédie, Le sauvage ou Le Sylvain ou L’esprit des bois, est refusée par le comité de lecture des théâtres impériaux pour « manque de qualités dramatiques ». Il la remaniera pour en faire Oncle Vania. Il publie en mai Le Tragédien malgré lui et Une Noce en octobre, pièce d’abord jouée par des amateurs. Le même mois, il écrit à Souvorine son credo relatif à la science :
« Tout ce qui vit sur terre est nécessairement matériel (…) les gens pensants sont matériels aussi par nécessité. Ils cherchent la vérité dans la matière car ils ne peuvent pas la chercher ailleurs, puisqu’ils ne voient, n’entendent et ne sentent qu’elle seule. Ils ne peuvent de nécessité, chercher la vérité que là où peuvent leur servir leurs microscopes, leurs sondes et leurs scalpels. Défendre à l’homme la tendance matérialiste, c’est lui interdire de chercher la vérité. Hors la matière, il n’y a ni expérience, ni science, ni par conséquent de vérité. »
L’esprit des bois est créé le 27 décembre 1889 au théâtre privé Abramova à Moscou : c’est un échec. La Sonate à Kreutzer de Tolstoï (1828-1910), un drame de la jalousie, est censuré(e). Des copies circulent. Tchékhov condamne l’œuvre en tant qu’homme et médecin.
En 1890, malgré un état de santé précaire (il est atteint aux poumons), il part en avril pour l’île de Sakhaline où sont relégués dix mille déportés et forçats. Il y arrive en juillet et y restera jusqu’en octobre. Il y voit l’abaissement, l’avilissement, le mépris de l’humain. Peut-être écrit-il Oncle Vania à son retour. En effet, il écrira à Gorki dans une lettre datée du 3 décembre 1898 : « Il y a très longtemps que j’ai écrit Oncle Vania ». À Diaghilev que c’est en 1890 qu’il l’a écrit. Il écrit pour Temps nouveaux ses Lettres de Sibérie et commence L’Île de Sakhaline. Il écrit deux comédies : Le Tragédien malgré lui et Une noce.
En 1891, il fait le premier de ses cinq voyages en Europe. Il visite l’Italie, Venise qui l’enchante, Bologne, Florence, Rome et Naples, la France, Nice, Monte-Carlo, Paris, l’Allemagne et l’Autriche, Vienne. Il travaille à L’Île de Sakhaline. Il publie des récits : Le Duel, Les Babas, Kachtanka. Le Jubilé est une pièce publiée et jouée sur les scènes de province et d’amateurs. En décembre, il participe à la lutte contre la famine qui sévit dans les gouvernements du centre.

Mélikhovo
En 1892, il trouve le village de ses rêves : Mélikhovo. Il y achète une propriété. Ses parents et sa sœur s’y installent avec lui. On lui rend visite. Lévitane y peint le paysage. En juillet, il soigne gratuitement les paysans et prend une part active à la lutte contre l’épidémie de choléra. Sa maison sert de dispensaire gratuit pour les paysans. Il contribue financièrement à la construction d’écoles et à l’enrichissement de bibliothèques. Il publie Salle 6. Dans un hôpital où les fous sont maltraités, un médecin, Andréï Efimitch Raguine a tenté d’y mettre bon ordre mais finit par se lasser. Il commence à fréquenter la salle 6 et à dialoguer avec un paranoïaque, Gromov, qui remet en cause sa “philosophie tolstoïenne”. On accuse le médecin de folie et on l’enferme. On ne manquera pas de lire, dans les propos du fou, une critique du cynisme antique de Diogène (~413-~327 av. J.-C.) et du stoïcisme et de Marc-Aurèle (121-180) (cf. Tchékhov, La Steppe Salle 6 L’Évêque, Paris, Gallimard, Folio classique, n°3847, pp. 217-223).
Son intense activité médicale et sociale se poursuit à Mélikhovo en 1893. Il a des difficultés avec la censure à cause de L’Île de Sakhaline. Il publie le Récit d’un Inconnu ainsi que Le Moine Noir. Il fréquente la chanteuse Lika Mizinova qu’il n’épouse pas. Un deuxième voyage en 1894 le mène en Autriche, à Vienne, en Italie, à Milan et Gènes, en France à Nice et Paris, en Allemagne, à Berlin.
Alexandre III meurt le 1er novembre 1894. Lui succède le futur dernier tzar, Nicolas II (1868-1894-1917-1918), que les Bolcheviks fusilleront avec sa famille le 17 juillet 1918. L’opposition révolutionnaire des sociaux-démocrates et des socialistes révolutionnaires se poursuit. Une lettre adressée à Souvorine et datée du 27 mars, montre son détachement vis-à-vis de la morale de Tolstoï :
« La philosophie tolstoïenne me touchait très fort, elle a régné sur moi dix-sept ans et ce qui agissait sur moi ce n’étaient pas les protestations générales, que je connaissais auparavant, mais la manière tolstoïenne de s’exprimer, le bon sens et sans doute une sorte d’hypnotisme. Or à présent, quelque chose proteste en moi ; la prudence et le sens de la justice me disent qu’il y a dans l’électricité et la vapeur plus d’amour des hommes que dans la chasteté et le refus de manger de la viande »
En 1895, il vit essentiellement à Mélikhovo. Il rend visite à Léon Tolstoï à Iasnaïa Poliana. Il publie Trois années. En novembre il écrit La Mouette. À Souvorine, il écrit dans une lettre datée du 21 novembre :
« J’écris La Mouette non sans plaisir, bien que je me sente terriblement en faute quant aux conditions de la scène (…) C’est une comédie avec trois rôles de femmes et six rôles d’hommes. Quatre actes, un paysage (une vue sur un lac) ; beaucoup de discours sur la littérature, peu d’action, cinq tonnes d’amour. »
En décembre, la pièce est lue à Moscou pour être soumise au jugement de Vladimir Némirovitch-Dantchenko (1858-1943). Le 17 octobre 1896, La Mouette échoue bruyamment sur la scène du Théâtre impérial Alexandrineski de Pétersbourg devant Tchékhov, assis dans une loge. Le 21 octobre par contre, la pièce connaît un succès considérable. Tchékhov fait la connaissance du metteur en scène Constantin Stanislavski (1863-1938). Tchékhov publie Ma Vie, une fiction autobiographique. En mars 1897, il est terrassé par une grave crise d’hémoptysie alors qu’il dîne dans un restaurant avec des amis, dont Souvorine. Ses deux poumons sont atteints. Il est hospitalisé dans une clinique de Moscou où il reçoit la visite de Tolstoï le 28 mars. Les deux hommes s’entretinrent de l’immortalité de l’âme comme l’indique une lettre à Menchikov datée du 16 avril 1897 :
« Léon Nicolaévitch est venu me voir et nous avons eu une très intéressante conversation, intéressante surtout pour moi qui écoutais plus que je ne parlais. Nous avons parlé de l’immortalité. Il croit à l’immortalité dans un sens Kantien : il pense que nous tous (hommes et animaux) survivrons au sein d’un principe (raison, amour) dont l’essence et le but constituent pour nous un mystère. Pour ce qui est de moi, ce principe ou élément m’apparaît sous la forme d’une masse informe et gélatineuse ; que mon moi, ma personnalité, ma conscience se fondent avec cette masse ? non ; je ne veux pas d’une telle immortalité, je ne la comprends pas et Léon Nicolaévitch s’étonne que je ne la comprenne pas. » [Je dois avouer ne pas comprendre en quoi une telle conception serait kantienne. Kant défend plutôt la thèse d’une immortalité individuelle de l’âme, thèse qu’il nomme un postulat de la raison pratique en tant qu’elle est nécessaire pour penser la morale dans la Critique de la raison pratique (1788)]
En mai paraît un recueil de pièces parmi lesquels Oncle Vania, jusque là inconnu(e). La pièce est jouée avec succès en province à l’étonnement de Tchékhov. Il publie Les Moujiks, un tableau très noir de la campagne russe. Il part en septembre pour l’Europe, gagne Biarritz puis Nice où il passera l’hiver. Des Français il écrit :
« Comme il se donne du mal, comme il paie pour tous, ce peuple qui va au-devant des autres et qui donne le ton à la culture européenne. »
En 1898, le J’accuse de Zola, publié le 13 janvier dans L’Aurore, produit une profonde impression sur Tchékhov. À cause du parti pris anti-dreyfusard de Souvorine, Tchékhov s’éloigne de lui. En septembre, Tchékhov assiste aux répétitions du Tsar Fédor et de La Mouette. Il fait la connaissance d’Olga Léonardovna Knipper (1868-1959). À Moscou, le Théâtre d’Art ouvre le 14 octobre ‑ le mois où il perd son père. Il a été fondé par Constantin Stanislavski et Vladimir Némirovitch-Dantchenko qui l’a convaincu de monter la pièce. Elle est jouée le 18 décembre. C’est un triomphe. Le parti social-démocrate russe est fondé à Minsk. Le parti social-révolutionnaire est lui aussi fondé. Il fait le procès de ce que l’on appelle le bonheur dans une étonnante nouvelle, Le Groseillier épineux ou Les Groseillers où il essaie de montrer que le sens de la vie n’est pas la recherche du bonheur mais « faire le bien ».

Yalta ou l’île du Diable
Sur les instances de ses médecins qui lui conseillent de passer ses hivers en Crimée, il doit abandonner Mélikhovo. C’est ainsi que sur la côte sud de la Crimée, aux portes de Yalta, il achète un terrain caillouteux et aride où il fait bâtir une grande villa blanche qui surplombe la mer. Il y plante des arbres.
En 1899, la propriété de Mélikhovo est vendue. En août, Olga Knipper lui rend visite et ils échangent leur premier baiser. Le 26 octobre, c’est la première d’Oncle Vania en l’absence de Tchékhov : c’est un succès. Tolstoï trouvait que la pièce manque de « véritable nerf dramatique ». Maxime Gorki, dans une lettre datée de novembre, écrit qu’il a pleuré tellement la pièce l’a bouleversé. C’est Olga, sa future femme qui interprète le rôle d’Éléna Andréevna. Il publie La Dame au chien.
En 1900, Tchékhov est élu membre de la Section des belles lettres de l’Académie des Sciences. Maxime Gorki (1868-1936) lui rend visite. Le Théâtre d’Art se rend en avril à Yalta et Sépastopol. Il peut assister à la représentation de ses pièces, La mouette et Oncle Vania, ainsi que d’autres comme Hedda Gabler (1891) d’Henrik Ibsen (1828-1906) et Les Âmes solitaires (1890) de Gerhart Hauptmann (1862-1946) créées en 1893. Fin juin, Olga Knipper revient seule et débute leur liaison à l’insu de la mère et de la sœur de Tchékhov qui vivent avec lui. Fin octobre, il donne lecture des Trois sœurs à Moscou. Le 20, il est fêté à une représentation de La Mouette. En décembre, il voyage en France, à Nice, où il achève les Trois sœurs, en Italie, à Pise, Florence et Rome puis passe l’hiver à Nice.
Il revient en Russie en février 1901. La première des Trois sœurs a eu lieu au Théâtre d’Art avec Olga Knipper dans le rôle de Macha le 31 janvier. Deux personnages, le commandant Verchinine et le lieutenant Touzenbach évoquent une future société russe où la vie sera belle et où tous travailleront. Cet aspect social déclenche l’hostilité des journaux conservateurs tandis que les progressistes s’enflamment pour la pièce. Le 25 mai, il épouse Olga Knipper en secret par peur de la noce comme il le lui écrit. Le métier de son épouse la retenant loin de lui, il a cette boutade : « Si vous craignez la solitude, ne vous mariez pas ». Il voyage sur la Volga. Le 3 août, il rédige son testament sous forme de lettre à sa sœur, Marie. Il rend visite à Tolstoï à Gaspa en Crimée. De jeunes écrivains viennent le voir : Gorki lié aux milieux révolutionnaires, Ivan Alekseïevitch Bounine (1870-1953) et Alexandre Kouprine (1870-1938) qui eux, restent en dehors de la politique (cf. Constantin de Grunwald, Société et Civilisation russes au xix° siècle, pp. 252-253).
Le 25 janvier 1902, il apprend que Les trois sœurs ont reçu le prix Griboïédov. Il est officiellement chargé de la mission d’aider les tuberculeux nécessiteux. En juillet, il séjourne avec Olga près de Moscou. En septembre, il donne une nouvelle version des Méfaits du tabac. Il écrit L’évêque, autobiographie transposée. Il démissionne de l’Académie russe parce que Gorki en a été exclu sur l’ordre du Tsar.
En 1903, il publie La Fiancée. En octobre, il termine La Cerisaie, pièce qu’il pensait comique. Il vit solitaire en Crimée. Sa tuberculose pulmonaire se complique d’une tuberculose intestinale. Il souffre beaucoup. La censure interdit son théâtre pour le répertoire des théâtres populaires. C’est en juillet-août qu’a lieu le II° congrès du parti social-démocrate russe à Londres qui instaure la scission entre bolcheviks (majoritaires à ce moment jusqu’en 1905 où ils deviennent minoritaires) dont le guide est Lénine et mencheviks (minoritaires). C’est loin de Tchékhov que la révolutionnaire allemande, Rosa Luxemburg (1879-1919), dans Questions d’organisation de la social-démocratie russe, critique la conception bolchevique de l’organisation du parti révolutionnaire qui ne peut conduire selon elle qu’à la dictature.
Durant l’hiver qu’il passe à Moscou car il va un peu mieux, il assiste le 17 janvier 1904, jour de ses quarante quatre ans, à la première de La Cerisaie au théâtre d’Art avec Olga dans le rôle de Loubiov Andréevna Ranévskaïa. Il reçoit l’acclamation du public et des acteurs. La pièce est un triomphe. Le 8 février, c’est le début de la guerre russo-japonaise – qui s’achèvera par la défaite de la Russie. Tchékhov désire partir sur le front comme médecin mais ne le peut. Il retourne en Crimée. En mai, il revient à Moscou puis part avec sa femme pour Berlin et la Forêt Noire. « Je m’en vais pour crever » écrit-il à un ami. Il rend en effet à Badenweiler son dernier soupir, le 2 juillet après avoir bu un peu de champagne avec Olga Knipper à ses côtés. On peut lire dans ses Carnets : « Comme je serai couché seul dans ma tombe, de même toute ma vie j’ai vécu seul ».
Il est enterré le 9 juillet à Moscou.

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