Sujet
Expliquer le texte suivant :
L’effet naturel du commerce est de porter à la
paix. Deux nations qui négocient ensemble se rendent réciproquement
dépendantes : si l’une a intérêt d’acheter, l’autre à intérêt de
vendre ; et toutes les unions sont fondées sur les besoins mutuels.
Mais, si l’esprit de commerce unit les nations, il
n’unit pas de même les particuliers. Nous voyons que dans les pays où l’on
n’est affecté que de l’esprit de commerce, on trafique 1 de
toutes les actions humaines, et de toutes les vertus morales : les plus
petites choses, celles que l’humanité demande, s’y font ou s’y donnent pour de
l’argent.
L’esprit de commerce produit dans les hommes un
certain sentiment de justice exacte, opposé d’un côté au brigandage, et de
l’autre à ces vertus morales qui font qu’on ne discute pas toujours ses
intérêts avec rigidité, et qu’on peut les négliger pour ceux des autres.
Montesquieu, De l’esprit des lois (1748)
1 trafique : échange. Le terme
ne désigne pas ici un échange illicite.
La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut
et il suffit que l’explication rende compte, par la compréhension précise du
texte, du problème dont il est question.
[Ce texte est extrait du chapitre 2 « De
l’esprit du commerce » du livre XX « Des lois dans le rapport
qu’elles ont avec le commerce considéré dans sa nature et ses distinctions »
de De l’esprit des lois.]
Corrigé
Longtemps le
commerce a été méprisé dans la culture occidentale. Le negotium n’était-il pas la négation de l’otium, de ce temps à soi qu’était le loisir antique ? L’homme
semblait se réaliser à proprement parler hors de la simple recherche de
l’intérêt. Platon allait jusqu’à confier dans ses Lois (VIII, 849d) le commerce aux seuls pérégrins. Quel contraste
avec nous pour qui seules les activités économiques ont un sens ! Il a
donc fallu penser que le commerce possédait une valeur. Il a fallu aussi qu’il
en prît une dans la réalité pour que sa valorisation fût possible. Les grandes
découvertes, le commerce entre les continents qui marquent l’ère moderne ont
été les conditions historiques de cette possible réhabilitation du commerce.
Est-il le ferment de nouvelles relations internationales ? Telle est la
thèse répandue au xviii° siècle
sous l’expression de « doux commerce » attribuée à Montesquieu et
partagée par nombre de philosophes des Lumières.
Montesquieu
dans cet extrait de son ouvrage De
l’esprit des lois le justifie. En effet, il veut montrer que le commerce ou
plutôt son esprit unit les nations et les particuliers mais par le seul
intérêt. Par là même il dégage ce qu’une société fondée sur le seul échange
commercial ou sur le seul marché peut avoir de rétrécissant pour l’âme et pour
l’homme.
Toutefois, on
peut se demander s’il est bien vrai que le commerce est susceptible d’unir les
nations et les particuliers sans un autre principe qui le soutient car pourquoi
échanger lorsqu’on peut prendre impunément ? On examinera d’abord la
question du point de vue des échanges internationaux, puis on se demandera si
une société qui repose sur le seul marché est véritablement corrompue et enfin
si les vertus morales sont susceptibles de mieux garantir la justice que le
strict échange intéressé.
Cet extrait
commence par l’énoncé d’une thèse de Montesquieu selon laquelle le commerce a
un effet naturel, à savoir la paix. Par commerce, il faut entendre un échange
qui a pour principe que l’on donne à quelqu’un ce dont il a besoin et dont nous
n’avons pas besoin alors que lui nous donne ce dont nous avons besoin et que
nous n’avons pas. Bref, chacun donne et reçoit en même temps quelque chose de
différent qui satisfait son intérêt. D’où proviendrait donc cet « effet
naturel » ? En quoi commercer conduit à la paix et non à la
guerre ?
Montesquieu
fait fond sur l’intérêt qui guide le commerce. Chacune des nations en tant
qu’elle commerce avec l’autre négocie. Le terme étymologiquement renvoie au negotium latin qui désigne l’affairement
intéressé. Il est clair qu’il ne peut y avoir de négociation sans paix. Mais,
l’argument est circulaire en ce sens que c’est le fait que le commerce porte
naturellement à la paix que Montesquieu veut prouver. Or la négociation dont il
parle produit comme effet la dépendance des deux nations. En ce sens, une telle
union s’oppose à la guerre qui par définition est l’affrontement armé de deux
nations. D’où vient cette dépendance, sinon précisément de ce que l’une achète
ce qui manque à l’autre et que l’autre vend ce qui manque à la première. Dès
lors, l’union des deux nations porte sur la dépendance mutuelle dont
Montesquieu prétend qu’elle en est le fondement.
Il y a là une
incontestable ambiguïté. Ce qui le montre est l’expression « besoins
mutuels ». Il ne s’agit pas évidemment des mêmes besoins comme lors d’une
fête, d’une cérémonie religieuse ou d’une communion politique – les trois
pouvant être la même chose comme les Panathénées dans l’Athènes de Périclès –,
c’est-à-dire que les citoyens expriment l’identité du besoin qui est l’union.
Il s’agit de besoins différents qui se montrent comme tels dans l’échange. Dès
lors, on pourrait tout autant soutenir que l’échange commercial sépare plus
qu’il n’unit puisqu’il implique que chacun se sente et se sache différent de
l’autre pour échanger. À plus forte raison s’il s’agit de deux nations,
c’est-à-dire de groupes humains unis et se pensant d’emblée comme séparés.
On peut alors
plutôt entendre cette union par opposition à la guerre. L’idée alors est que le
commerce tend à éliminer la guerre. Cette idée répandue au xviii° siècle, reprise après la chute de
l’U.R.S.S. et de ses alliés selon laquelle le commerce international tend à
supprimer la guerre est pour le moins difficile à soutenir. On en prendra pour
preuve le moment où Platon est conduit à quitter la cité naturelle dans le
livre II de la République et où il
gonfle sa cité du luxe. Force est alors de concevoir une nouvelle classe de
citoyens, les gardiens qui sont des guerriers chargés de défendre la cité
notamment contre les agressions extérieures. C’est que le commerce n’interdit
nullement la guerre et les Grecs plus réalistes avaient fait d’Hermès à la fois
le dieu des commerçants et des brigands. Bref, la thèse de Montesquieu paraît
un vœu pieux.
D’ailleurs
qu’il ne conçoive pas tout à fait de la même manière le lien du commerce entre
nations et entre particuliers montre peut-être que sa thèse est plus nuancée
que ce que nous avons pu en penser jusque là.
En effet,
Montesquieu veut montrer que pour les particuliers, c’est-à-dire les membres
d’une même nation, l’union n’est pas la même. Il ne veut pas soutenir que le
commerce implique la compétition, donc le souci d’écraser ou de dominer
l’adversaire. La compétition est bien plutôt l’affaire des aristocraties. Pour
appuyer son analyse des effets du commerce, Montesquieu invite à observer ce
qui se passe du côté des nations dans lesquelles domine l’esprit de commerce.
Parler de l’esprit d’une nation par analogie avec l’esprit d’un individu, c’est
d’abord faire signe vers ce qui en constitue l’unité. C’est ensuite indiquer le
principe qui sous-tend toutes les actions. Enfin, il faut comprendre que le
commerce est l’attitude dominante qui imprègne toutes les autres.
Ce que
l’observation montre selon l’auteur est que tout s’échange dans les nations
commerçantes. Montesquieu insiste en énumérant les actions humaines puis les
vertus morales. Dire qu’il n’y a pas d’actions humaines qui ne soient l’objet
d’un échange, c’est dire que rien ne se fait sans être l’objet d’un calcul
intéressé. C’est dire qu’il n’y a pas de place pour le don qui consiste à
offrir un objet ou un service sans attendre immédiatement un autre objet ou un
autre service en retour. Le don crée une dette que le contre don n’annule pas.
Il crée une autre dette. Lorsque les parents donnent la vie fait remarquer
Maurice Godelier (né en 1934) dans son ouvrage, Au fondement des sociétés humaines (2007), ils ne passent pas une
sorte de contrat commercial avec leur enfant. Et pourtant, si on suit la
conception de l’esprit de commerce de Montesquieu, il faudrait alors que les
parents des nations commerçantes conçoivent leur enfant comme une sorte
d’investissement. C’est le cas de Félicité Puech, la femme de Pierre Rougon
dans La Fortune des Rougon (1871)
d’Émile Zola (1840-1902) qui conçoit les études qu’elle fait faire à ses trois
fils, Eugène, Pascal et Aristide, comme un investissement.
De même,
l’action politique elle-même est objet d’échange, c’est-à-dire est l’objet
d’une transaction. On est loin du modèle antique du citoyen qui participe aux
affaires publiques parce qu’il a du loisir (grec : scholè, latin : otium),
c’est-à-dire qu’il est dispensé de toutes les activités économiques. C’est bien
plutôt l’activité économique et sa fin l’échange qui se subordonne l’activité
politique. Dire que les vertus morales sont aussi objet de commerce ne doit pas
s’entendre comme si la corruption régnait dans les sociétés commerçantes. Il
faut comprendre qu’aucune action n’est morale à proprement parler en ce sens
que tout se fait par intérêt, c’est-à-dire par échange commercial. Bref, le
service n’est pas une obligation due à autrui, le service est une prestation
qui se vend.
Aussi
Montesquieu l’illustre-t-il en prenant l’exemple d’une vertu, à savoir
l’humanité, qui nous conduit à donner aux autres ce dont ils ont besoin, cette
vertu qu’invoquait encore Don Juan à la scène 2 de l’acte III dans la pièce
éponyme (1665) de Molière (1622-1673) lorsqu’il donnait au pauvre qu’il n’avait
pas réussi à faire jurer « par amour
de l’humanité », cette vertu fait place au « froid intérêt »
aux « eaux glacées du calcul égoïste » pour reprendre les expressions
qui seront celles de Marx dans le Manifeste
du parti communiste lorsqu’il caractérise la société bourgeoise.
C’est l’argent
qui joue le rôle essentiel, ce qui ne peut manquer d’être paradoxal. En effet,
on peut le définir à l’instar de Platon dans le livre II de la République comme le symbole de
l’échange. Il permet en effet de différer l’échange qu’on nomme troc qui se
fait marchandise contre marchandise et qui suppose la présence simultanée des
marchandises à échanger. Il conduit alors à une activité particulière, celle du
commerce, c’est-à-dire d’une spécialisation dans l’échange dont l’argent est la
marchandise et non seulement un symbole. Dès lors, l’esprit de commerce conduit
à rechercher l’argent pour lui-même en tant qu’il permet d’obtenir tout ce
qu’on désire.
L’esprit de
commerce semble enfermer chacun dans son propre intérêt. Dès lors, on ne saisit
pas comment il pourrait faire l’union sociale. Quelle unité l’esprit de
commerce rend-il possible ?
Montesquieu
précise l’union de l’esprit de commerce en l’opposant d’une part au brigandage
et d’autre part aux vertus morales. C’est donc un type d’union assez
particulier que Montesquieu veut mettre en lumière.
En ce qui
concerne le brigandage, on voit très bien ce qu’il peut signifier entre
nations. Il consiste à prendre et non pas à donner pour recevoir. Le brigandage
suppose donc l’affrontement, le conflit et de ce point de vue il implique
l’absence de justice. Entre nations, le brigandage suppose l’union contre les
autres. La guerre a-t-on fait souvent remarqué unit chacun des groupes qui
s’affrontent. Platon faisait remarquer dans le livre I de la République qu’entre les membres d’une
troupe de brigands, il ne peut pas y avoir d’injustice sans quoi il n’y aurait
pas de groupe.
Mais entre
particuliers, le brigandage ne peut qu’être l’exception ou plutôt une société
où chacun serait un brigand pour les autres est purement et simplement
impossible. Dès lors, on comprend assez difficilement en quoi l’esprit de
commerce s’opposerait au brigandage. C’est la société qui s’y oppose ce
pourquoi n’en déplaise à Pascal (cf. Pensées,
fragment 56 de l’édition Le Guern) le larcin ne peut être accepté sauf comme un
exercice particulier comme à certains moments de l’éducation du jeune
spartiate. Dès lors, c’est surtout l’autre opposition qui est importante.
Le commerce
impliquant une sorte d’union puisqu’il exige qu’on ne prenne pas aux autres
apparaît comme juste. Ou plutôt, l’esprit de commerce a comme effet un
sentiment de justice. Pour les particuliers donc, l’esprit de commerce ne
conduit pas simplement à la paix, il conduit à une union juste. On pourrait
croire alors que Montesquieu soutient une thèse libérale selon laquelle la
poursuite par chacun de son intérêt produit la meilleure des sociétés
possibles. Il n’en est rien. Car cette justice, Montesquieu la qualifie
d’exacte. L’adjectif peut paraît étrange puisqu’une justice inexacte semble
être une contradiction dans les termes. En effet, si être juste c’est ne pas
attenter aux biens des autres, l’exactitude semble attachée à la justice.
Or,
Montesquieu explique justement que le sentiment de justice exacte qu’engendre
l’esprit de commerce s’oppose à des vertus morales dont il donne la
caractéristique par laquelle elles s’opposent justement à cette justice exacte,
à savoir qu’elles amènent à faire plus de cas des autres que de soi. Et ceci de
deux façons. Premièrement ces vertus morales amènent à ne pas discuter de son
intérêt de façon stricte, ce qui est le cas de la justice exacte qu’implique
l’esprit de commerce qui implique de mesurer de façon quantitative les intérêts
de chacun. Deuxièmement, ces vertus morales peuvent dans certains cas amener le
sujet à négliger ses intérêts au profit des autres. Là se situe la possibilité
d’une justice inexacte mais qui est une vertu morale. On peut donc dire que la
justice exacte qu’engendre l’esprit de commerce est dénuée de toute moralité.
Montesquieu ne propose pas comme les libéraux de penser que le calcul des
intérêts peut suppléer à la moralité. Il pense qu’il conduit à éliminer la
vertu.
Disons donc en
guise de conclusion que ce texte de Montesquieu sur l’esprit de commerce et son
effet sur la sociabilité qui prend acte du fait de la domination des questions
économiques sur toute autre question a le mérite de montrer que si l’espoir de
paix entre les nations peut être apporté par l’esprit de commerce, il ne peut
fonder une véritable union entre les membres d’une société. On a vu qu’on peut
douter des vertus pacifiques du commerce à l’aune d’un développement corrélatif
de guerres de plus en plus meurtrières. On peut par contre créditer Montesquieu
d’une acuité certaine en ce qui concerne les vertus délétères de l’esprit de
commerce sur la moralité.
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