dimanche 3 novembre 2019

Corrigé d'une dissertation : Est-ce l'ignorance qui nous fait croire ?

On crédite souvent la science de faire reculer l’ignorance et d’éliminer les croyances. Est-ce à dire que c’est l’ignorance qui nous fait croire ?
L’ignorant, par définition, ne sait même pas qu’il ignore. Aussi croit-il savoir alors même qu’il ne sait pas. c’est la raison pour laquelle il croit. En ce sens, il semble plausible que ce soit l’ignorance qui nous fasse croire.
Toutefois, on pourrait penser que la relation est bien plutôt inverse. C’est parce que je crois que j’affirme vrai ce que je ne sais pourtant pas. Autrement dit, l’ignorance ne semble ni nécessaire, ni suffisante pour nous faire croire, nous, les hommes, qui ne savons pas tout, voire qui savons peu de choses.
Dès lors, l’ignorance peut-elle suffire pour nous faire croire, ou bien est-elle nécessaire ou bien la croyance n’a-t-elle pas une tout autre source ?
L’ignorance se présente comme la condition nécessaire et suffisante pour nous faire croire mais d’avoir la foi, mais elle n’est pas suffisante parce que la foi qui réside en toute croyance refuse les preuves, et n’est pas nécessaire parce qu’on peut croire pour des raisons positives.


L’ignorance est la condition nécessaire qui nous fait croire. En effet, ignorer, c’est ne pas savoir. Mais celui qui ne sait pas simplement peut ne pas croire. Les hommes du moyen âge ne croyaient rien à propos du téléphone portable. Mais ignorer, c’est surtout ne pas chercher à savoir. En effet qui cherche à savoir sait au moins qu’il ignore à l’instar de Socrate (cf. Platon, Apologie de Socrate, 21d ; Alcibiade majeur, 118a). Dès lors, l’ignorant, c’est bien plutôt celui qui non seulement ignore, mais croit savoir ce qu’il ne sait pas. Alain dit bien dans le propos du 19 janvier 1924 repris dans les Propos sur les pouvoirs : « Qui croit ne sait même plus qu’il croit ». En effet, dans la mesure où quelqu’un ignore, au sens où il croit savoir ce qu’il ne sait pas, il ne sait même pas qu’il croit. La croyance de ce point de vue doit être distinguée de la foi qui se connaît comme foi. Ainsi, dans l’Évangile de Jean, Thomas l’apôtre refuse de croire en la résurrection du Christ tant qu’il ne l’aura pas vu et tant qu’il n’aura pas mis ses doigts dans ses plaies. Le Christ lui apparaît ainsi qu’aux autres apôtres dans une pièce fermée et lui déclare : « Parce que tu m’as vu, tu crois. Heureux ceux qui croient sans avoir vu. » (Évangile de Jean, 20 :29). Il marque ainsi que la foi implique d’être pleinement conscient de ne pas avoir de preuves et même de ne pas en rechercher. C’est donc bien l’ignorance qui nous fait croire au sens de ne pas même savoir qu’on croit. Mais l’ignorance suffit-elle pour nous faire croire ?
L’ignorance est bien suffisante. En effet, croire repose sur l’absence de volonté. Là encore croire n’est pas avoir la foi. Puisque penser exige un effort, il suffit de se laisser aller pour croire. Même lorsque le sujet prétend simplement croire, avec cet aveu de son ignorance qui prend l’air modeste en disant : je crois que …, il montre son absence d’effort, c’est-à-dire qu’il ne refuse pas ce qu’il croit. L’ignorance est donc suffisante pour croire. Par exemple, en astronomie, personne n’a remis en cause le dogme selon lequel les mouvements des planètes sont circulaires jusqu’à Kepler (1571-1630). On cherchait alors des modèles pour accommoder les données observées avec les modèles proposées. L’ignorance, entendue comme le fait de ne même pas savoir qu’on ignore, conduisait dans ce cas, à ne pas remettre en cause une idée reçue qui s’appuyait sur une longue tradition. L’ignorance faisait croire ce qu’on avait toujours cru sans que nul ne s’avise que la distorsion entre les observations et le modèle provenait du modèle. C’est en remettant en cause cette croyance que Kepler a découvert ce qu’on nomme depuis sa première loi, à savoir que les planètes tournent de façon elliptique.

Cependant, si l’ignorance paraît être ce qui nous fait croire et non avoir la foi, on ne peut pas distinguer absolument entre croire et avoir la foi dans la mesure où on croit toujours en faisant confiance aux autres, voire à soi-même d’une part et où la foi a aussi un contenu. Dès lors l’ignorance est-elle suffisante pour nous faire croire ?


On peut croire en sachant qu’on ignore et en considérant qu’il faut croire plutôt que savoir. C’est donc la foi qui finalement est en toute croyance. On la retrouve dans les relations personnelles. Croire en son ami, ce n’est pas ignorer ce qu’il est ou ce dont il est capable, c’est avoir confiance en lui. « Parce que c’était lui ; parce que c’était moi » disait Montaigne de son ami La Boétie dans les Essais (Essais, I, 28 De l’amitié). Mais cette foi ou confiance en l’autre a aussi un contenu. On a foi en des qualités qui se montrent. Dès lors, on est bien ignorant dans la mesure où on n’a pas la preuve de ce en quoi on croit – et surtout dans la foi religieuse qui repose sur des récits anciens ou sur une expérience mystique qui n’est pas communicable. Mais cette ignorance ne suffit pas pour croire. Il y faut un engagement. Et c’est cet engagement qui fait la croyance. Il en va de même de la croyance ordinaire en des faits qui s’exprime sous la forme « je crois que … ». Elle repose sur la confiance qu’on accorde à des présomptions. Or, n’est-ce pas par rapport au savoir que l’ignorance semble suffire pour nous faire croire ?
La recherche du savoir, même s’il paraît être le refus des croyances, en exige une absolument impérative qui ne peut s’expliquer par la seule ignorance. C’est la croyance en la nécessité de la vérité comme Nietzsche l’a soutenu à juste titre dans Le Gai Savoir (livre V, n°344). Elle est nécessaire pour donner l’impulsion à la recherche qui sacrifie toutes les autres croyances. Quand elle paraît les accepter, c’est sous la forme de l’hypothèse, c’est-à-dire ce qu’on ne tient ni pour vraie ni pour faux. C’est la raison pour laquelle, le savant ne tient pas à ses hypothèses dans la mesure où leur échec est en lui-même instructif. La croyance qui fonde l’activité scientifique ne repose pas seulement sur l’ignorance, puisque cette dernière est justement ce qui conduit les savants à pouvoir chercher et à détruire toutes les autres croyances. Certes, nous ignorons la vérité puisque nous la cherchons. Mais si nous y croyons pour pouvoir la chercher, ce n’est pas l’ignorance qui suffit pour que nous la cherchions car nous pourrions tout aussi bien considérer qu’il n’est pas nécessaire de la chercher. Ainsi, il y a quelque chose de plus que l’ignorance dans la croyance en la nécessité de la vérité. Il y a une sorte de choix fondamental, un acte de foi qui repose sur une sorte de pari.

Néanmoins, s’il est vrai que l’ignorance ne suffit pas pour nous faire croire parce qu’il y a un acte positif de croyance en la nécessité de la vérité, il est tout à fait possible de croire sans que l’ignorance soit en jeu dans la mesure où il n’est pas nécessaire de remplacer l’ignorance par la croyance. Dès lors, ne doit-on pas considérer que l’ignorance n’est même pas nécessaire pour croire ?


Remarquons d’abord qu’on peut savoir qu’on ignore et néanmoins croire dans la mesure où cela nous permet d’agir, voire de savoir. Croire nous permet d’agir puisqu’il faut se décider. C’est ainsi que Descartes, dans le Discours de la méthode(1637, troisième et quatrième parties) recommande de considérer comme vraies des opinions qu’on sait être douteuses lorsqu’on doit agir, c’est-à-dire lorsque l’action est urgente. Or, dans la vie quotidienne, les actions sont toujours plus ou moins urgentes, c’est-à-dire qu’il est souvent difficile, voire impossible de les différer. De même, pour savoir, il paraît nécessaire de croire car sinon, comme Tocqueville le remarque à juste titre dans le tome II de De la démocratie en Amérique(1840), il n’est possible ni désirable de toujours examiner. Il n’est pas possible de tout examiner. On croit donc en sachant qu’on ne sait pas tout et qu’on ne peut tout savoir. Ce n’est pas désirable car sinon, il faudrait se passer de certaines recherches intéressantes. Lorsque Galilée (1564-1642) a construit une lunette en perfectionnant celle d’un artisan néerlandais, il a cru qu’elle grossissait ce qu’elle montrait dans le ciel tout en étant incompétent en matière d’optique. Cela lui a permis des découvertes, les cratères, les vallées et les montagnes de la Lune, quatre satellites de Jupiter, une voie lactée composée d’une poussière d’étoiles, les phases de Vénus, les taches du Soleil, qui n’auraient pas été possibles sans cette croyance qui l’opposait à ses adversaires. Qu’est-ce donc qui fait la positivité des croyances ?
Elles sont surtout nécessaires pour vivre avec les autres. Il faut d’une part croire en les autres, condition pour qu’une vie commune soit possible. Sans cette confiance dans les autres, il est clair qu’il ne pourrait y avoir de familles, d’entreprises, bref, de sociétés entre les hommes. Dans l’activité scientifique elle-même, la confiance dans les autres ne peut être totalement éliminée même si on vérifie les expériences en les refaisant. On doit comme Tocqueville le remarque faire confiance à ce que les autres ont trouvé. Il faut d’autre part croire comme les autres. Sans cela, on ne peut vraiment faire société avec eux. Par exemple, pour qu’une société démocratique soit possible, il faut que les citoyens croient en la démocratie – au moins la plus grande partie d’entre eux – sans quoi ladite société serait impossible. Aussi n’est-ce pas l’ignorance qui nous fait croire mais plutôt les exigences de la vie sociale. On le voit bien à la tendance qu’ont les hommes à accepter les idées que les autres soutiennent, parce que les autres les soutiennent. Ce phénomène se montre notamment dans la mode. Cette dimension sociale de la croyance est ce qui la rend possible sans que l’ignorance joue le moindre rôle en ce sens que la croyance se situe sur un autre plan.


Bref, le problème était de savoir si l’ignorance peut suffire pour nous faire croire, ou bien si elle est nécessaire ou bien si elle a une tout autre source. Il est vrai que l’ignorance s’ignorant elle-même fait que nous croyons puisque la croyance s’oppose radicalement au savoir. Pourtant, elle comprend toujours une dimension de foi qui est un engagement positif. Non seulement il faut avoir foi en la nécessité de la vérité pour que croire soit possible, mais les exigences de la vie font nous font croire de sorte que l’ignorance n’est ni suffisante ni nécessaire pour nous faire croire.


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