lundi 4 novembre 2019

Corrigé d'une explication de texte de Leibniz sur la connaissance de la vérité

Sujet.
Expliquer le texte suivant :
Cette considération fait encore connaître qu’il y a une Lumière née avec nous. Car puisque les sens et les inductions (1) ne nous sauraient jamais apprendre des vérités tout à fait universelles, ni ce qui est absolument nécessaire, mais seulement ce qui est, et ce qui se trouve dans des exemples particuliers, et puisque nous connaissons cependant des vérités nécessaires et universelles des sciences, en quoi nous sommes privilégiés au-dessus des bêtes : il s’ensuit que nous avons tiré ces vérités en partie de ce qui est en nous. Ainsi peut-on y mener un enfant par de simples interrogations à la manière de Socrate, sans lui rien dire, et sans le rien faire expérimenter sur la vérité de ce qu’on lui demande. Et cela se pourrait pratiquer fort aisément dans les nombres, et autres matières approchantes. Je demeure cependant d’accord que, dans le présent état, les sens externes nous sont nécessaires pour penser, et que, si nous n’en avions eu aucun, nous ne penserions pas. Mais ce qui est nécessaire pour quelque chose, n’en fait point l’essence pour cela. L’air nous est nécessaire pour la vie, mais notre vie est autre chose que l’air. Les sens nous fournissent de la matière pour le raisonnement, et nous n’avons jamais des pensées si abstraites, que quelque chose de sensible ne s’y mêle ; mais le raisonnement demande encore autre chose que ce qui est sensible.
Leibniz, Sur ce qui passe les sens et la matière (Lettre à la reine Sophie-Charlotte du 8 mai 1704).

(1) « induction » : passage du particulier au général.

La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.


Corrigé
Faut-il toujours s’appuyer sur l’expérience pour découvrir la vérité ou bien peut-on penser que nous pouvons découvrir la vérité sans passer par l’expérience ?
Tel est le problème que Leibniz résout dans cet extrait de son texte Sur ce qui passe les sens et la matièrede 1704. L’auteur veut montrer que la vérité n’a pas pour source l’expérience même si nous ne pouvons pas ne pas passer par l’expérience pour la découvrir.
Il soutient d’abord une position rationalise selon laquelle nous pouvons penser avoir une connaissance innée de la vérité indépendante des sens. Puis il met en lumière comment elle se manifeste. Il montre enfin en quoi, même si nous ne pouvons en user dans la vie actuelle sans passer par les sens, cela ne signifie pas que les sens soient la seule source de nos connaissances comme le soutiennent les empiristes.


Dans cet extrait, Leibniz commence par exposer une thèse qui résulte d’une considération qui n’est pas donnée. Cette thèse est qu’il y a en nous une connaissance innée de la vérité. C’est ce qu’exprime la métaphore de la lumière dont le « L » majuscule marque le caractère un et l’importance. Il faut comprendre que la connaissance de la vérité ne dépend pas de ce qui est extérieur à nous, c’est-à-dire de l’expérience au sens large. Il faut aussi comprendre que la vérité ne peut venir en nous de l’extérieur comme s’il était possible de l’introduire en quelque sorte dans nos esprits. Leibniz retrouve ainsi une des thèses cardinales de Platon telle qu’elle s’exprime dans le livre VII de La République, à savoir que l’éducation ne peut consister à introduire en quelqu’un une connaissance qu’il n’a pas mais bien plutôt qu’il connaît. Il faut seulement le tourner, le convertir vers la source de la connaissance. Mais cette source de connaissance pour Leibniz n’est pas hors de nous comme chez Platon qui la symbolise par l’image du Soleil qui éclaire tout et la pense comme l’idée du Bien qui donne la connaissance. Elle est en nous. Comprenons donc que la raison en nous est une source de connaissance de la vérité autonome.
Leibniz justifie cette thèse en remarquant que ni les sens, ni les inductions, c’est-à-dire les usages empiriques de nos perceptions ne sont capables de nous permettre de connaître des vérités. En effet, les sens peuvent être trompeurs. Quant à une induction elle est au mieux hautement probable comme Russell dans ses Problèmes de la philosophie le montrera (1912, chapitre 6 De l’induction). La raison en est qu’une induction prouve seulement une certaine liaison entre des faits dans l’expérience passée, l’extension au futur est non fondée logiquement. C’est la raison pour laquelle les vérités des sens et de l’expérience en tant qu’elle est inductive ne peuvent être universelles, ni nécessaires. Ce sont des vérités qui restent au niveau du simple réel, au niveau du particulier. En effet, une vérité universelle est une vérité valable pour tous et partout. Or, une induction n’établit une vérité que sur les cas jusque-là expérimentés et infère de là qu’il en est ainsi pour les cas non expérimentés. L’induction n’arrive donc pas à l’universel mais au général si on peut ainsi les distinguer. De même, une induction peut établir que deux phénomènes sont corrélatifs dans tous les cas où on a expérimenté mais non qu’il en est ainsi absolument. C’est la raison pour laquelle elle ne peut être nécessaire.
La deuxième partie de sa justification est que nous connaissons des vérités nécessaires et universelles, ce qui nous distingue des autres êtres vivants, ces vérités ne peuvent venir de l’expérience. Admettant cette connaissance de vérités universelles et nécessaires impossibles à découvrir grâce aux sens et aux inductions, Leibniz ne peut qu’en déduire que notre connaissance de la vérité ne provient pas de l’extérieur mais de ce qui est en nous. On peut soit comprendre que toutes les vérités universelles et nécessaires sont en nous ou tout au moins que ce qui permet de les connaître est en nous et que c’est cette Lumière dont il parle au début du texte, comme si le Soleil qui éclaire selon l’allégorie de la caverne de Platon du livre VII de la République était dans notre propre esprit.

Comment peut-on découvrir des vérités ? Qu’est-ce qui manifeste cette présence en nous d’une capacité innée de connaissance ?


Leibniz justifie son point de vue en s’appuyant sur la façon de procéder de Socrate qui procède par interrogations. En effet, Platon nous montre Socrate dans ses dialogues interrogeant ses interlocuteurs pour extraire d’eux le savoir. Dans le Théétète (150b-151d) il se présente comme ayant une tâche analogue au métier de sa mère qui était sage-femme ; il accouche les esprits. Ainsi le voit-on dans l’Ion montrer au personnage éponyme du dialogue que la rhapsodie qu’il pratique n’est pas un art (tekhnê) mais provient comme la poésie d’une inspiration divine. Et il le fait par le simple jeu des questions et des réponses et contre le gré de son interlocuteur. Appliquée à un enfant, cette méthode permettrait de lui faire découvrir la vérité selon Leibniz sans passer par l’expérience. Il fait vraisemblablement allusion à l’interrogation à laquelle Socrate soumet un jeune esclave dans le Ménon (82b et sq.) qui lui permet de résoudre le problème de la duplication du carré, c’est-à-dire comment construire un carré de surface double d’un carré donné. Y a-t-il un domaine où cette possibilité de trouver la vérité sans passer par l’expérience se montre ?
Ce sont les mathématiques qui le permettent pour Leibniz. En effet, il présente le projet de mettre en œuvre la méthode de Socrate dans les nombres et les matières approchantes. On reconnaît là les mathématiques où il n’est pas nécessaire de passer par l’expérience pour découvrir la vérité. Dans certains cas, l’expérience serait bien plutôt un obstacle. Ainsi prenons un exemple pour illustrer le propos de Leibniz. Si je raisonne sur une droite, je ne puis par définition m’appuyer sur ce que je trace qui est au mieux un segment de droite. Or, même dans ce cas, nous faisons des schémas, des dessins, voire nous utilisons des signes sur un papier. Ne faut-il pas reconsidérer le rôle de l’expérience ?
Leibniz concède que les sens et donc l’expérience sont nécessaires pour penser, c’est-à-dire pour découvrir la vérité qui est en nous. Ils le sont à tel point que sans eux nous ne penserions rien. On peut aller dans son sens en remarquant que dès qu’un calcul ou une démonstration est quelque peu longue et compliquée, il faut l’écrire. En le concédant, il ne se contredit pas, puisqu’il n’affirme pas que la vérité provient des sens et de l’expérience. Il continue à la concevoir en nous. Pourquoi ? La raison qu’il en donne est « notre état présent ». Qu’est-ce à dire ? Il est clair que l’état présent s’oppose soit à l’état passé, soit à l’état futur. Dans les deux cas, puisque Leibniz soutient que nous naissons avec la faculté de découvrir la vérité sans l’expérience, c’est que dans n’importe quel état, cette faculté est présente. Si donc nous devons présentement user des sens et donc de l’expérience, c’est que nous sommes particulièrement attachés à notre corps ou qu’il nous empêche d’accéder à la vérité. Est-ce à dire que dans notre état passé ou futur nous pourrions être détaché du corps ou bien que notre corps ne nous enchaînerait plus en quelque sorte ? Bref, Leibniz défend-il une conception platonicienne ou chrétienne du corps, le texte ne permet pas de le savoir. Sachant par ailleurs que Leibniz défendait la foi chrétienne, on peut pencher pour la deuxième solution.

Mais si notre connaissance doit passer par les sens, comment peut-on affirmer qu’ils ne sont pas ainsi que l’expérience la source de notre connaissance ? Quel est le rôle exact des sens et de l’expérience dans la connaissance de la vérité ? Bref, en quoi la position de Leibniz s’oppose-t-elle à la position empirique ?


Leibniz refuse la position empirique en distinguant ce qui est nécessaire pour autre chose et ce qui constitue une chose, soit ce qui en fait l’essence. Appliquée à la connaissance, nous devons comprendre que l’expérience est nécessaire pour la connaissance mais qu’elle n’en constitue pas l’essence. C’est donc la raison et elle seule qui fait l’essence de la connaissance. Ce qui lui permet de dire cela c’est son affirmation que nous connaissons des vérités universelles et nécessaires. Si on compare à Leibniz la position qui sera celle de Hume, on en saisira mieux le sens. En effet, dans l’Enquête sur l’entendement humain (1748), Hume montre que dans la mesure où la cause et l’effet sont différents, il n’est pas possible de déduire le second du premier. Si nous le faisons, c’est que nous appuyons sur l’expérience passée. Plus précisément, l’expérience des répétitions des mêmes séries de faits corrélatifs crée en nous l’habitude de nous attendre à ce qu’une cause donnée produise un effet semblable. Dès lors, Hume nie que nous puissions connaître lorsqu’il s’agit des faits des vérités universelles et nécessaires puisque l’induction n’est jamais légitime du point de vue du raisonnement. Comme Leibniz pose que nous connaissons de telles vérités, il peut voir dans l’expérience une sorte de révélateur des connaissances qui sont potentiellement en nous. On voit donc que tout son raisonnement repose sur ce postulat.
Il illustre sa position par la distinction entre l’essence d’une chose et ce qui est nécessaire à cette chose par l’exemple de l’air. L’air est nécessaire à la vie mais l’air n’est pas l’essence de la vie. Dans l’exemple choisi, il importe de voir que l’air est extérieur au vivant. Sans entrer dans une analyse chimique ou biologique de la respiration, tout homme sait qu’il lui faut de l’air pour vivre. Mais l’air lui-même ne suffit pas pour qu’il y ait vie, c’est en ce sens qu’il n’est pas l’essence de la vie.
Leibniz applique la distinction entre l’essence et le nécessaire au raisonnement. Les sens lui sont nécessaires dans la mesure où ils lui donnent une matière, mais ce ne sont pas eux et donc l’expérience qui constitue la vérité du raisonnement. Autrement dit, il y a une dimension métaphysique de la vérité qui échappe à l’expérience. Tel est le sens de la dernière phrase de l’extrait. Or, comme Leibniz reconnaît lui-même qu’en dehors des mathématiques, la vérité ne peut se connaître sans que les sens ou l’expérience ne jouent un rôle, on peut, si on considère le raisonnement comme n’étant pas vrai absolument, considérer que l’expérience est plus que nécessaire pour connaître la vérité, elle en constitue en quelque sorte la chair pour user d’une autre comparaison. Autrement dit, elle est plus que l’air. Elle est le corps même sans quoi il n’y a pas de vie. Autrement dit, le raisonnement sans l’expérience n’est pas vrai : il est vide. En effet, les vérités mathématiques ne concernent pas des objets que l’on peut considérer comme existants.


Disons donc pour finir que le problème dont il était question dans cet extrait de Sur ce qui passe les sens et la matière de 1704 de Leibniz était celui de savoir si la connaissance de la vérité est essentiellement en nous ou bien si elle provient de l’expérience. Leibniz montre que cette connaissance de la vérité est innée en s’appuyant essentiellement sur les vérités que nous découvrons en mathématiques. Il concède que dans la vie qui est nôtre, l’expérience qui permet la connaissance est nécessaire. Or, on peut faire un pas de plus et considérer que l’expérience n’est pas seulement nécessaire à la connaissance mais qu’elle appartient à son essence au même titre que le raisonnement.


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