mercredi 27 novembre 2019

La démocratie - corrigé d'une dissertation sur les excès de la démocratie

Sujet.
La démocratie a deux excès à éviter : l’esprit d’égalité extrême, qui la conduit au despotisme d’un seul, et le despotisme d’un seul qui finit par la guerre.
Gustave Le BonLa Révolution Française et la psychologie des Révolutions, 1912

Vous commenterez cette réflexion de Gustave Le Bon en vous appuyant sur votre lecture des œuvres au programme.


Corrigé
[Gustave Le Bon cite en réalité un passage de De l’esprit des lois, livre VIII, chapitre II]

1) Analyse du sujet.
La citation veut dire que la démocratie, qui s’entend ici comme souveraineté populaire, doit se prémunir de deux excès. Le premier est celui de l’égalité extrême. On comprend par-là que l’égalité est visée comme une fin qui doit être réalisée dans sa pureté ou dans tous les domaines et de telle sorte qu’aucun homme ne puisse posséder le moindre avantage sur les autres. Cet excès finalement conduit au despotisme d’un seul, ce qui sous-entend que la démocratie est une sorte de despotisme du peuple dans cet excès. Quant au deuxième excès de la démocratie, il consiste en ce que le despotisme d’un seul auquel a conduit la démocratie, conduit à la guerre. La citation ne précise pas s’il s’agit de la guerre extérieure (grec : πόλεμος, pólemos) ou de la guerre civile (grec : στάσις, stásis). On comprend cependant que tomber dans un excès conduit au deuxième.

2) Problématisation.
Le propos énoncé par Le Bon repose sur l’idée (assez ancienne puisqu’on la trouve déjà dans La République de Platon) que le despotisme ou tyrannie provient de la démocratie, plus exactement d’une tentative d’instaurer une égalité extrême entre les citoyens, ce qui présuppose que les citoyens ne sont pas en réalité égaux. Or, n’est-il pas absurde de parler d’égalité extrême car qu’est-ce qu’une égalité qui laisserait subsister des privilèges ? En outre, le despotisme n’est-il pas tout au contraire le refus de l’égalité puisqu’un seul concentre tous les pouvoirs ? En outre, la guerre civile implique nécessairement une opposition concernant l’égalité. Dès lors, loin d’être également un excès provenant de la démocratie, elle serait bien plutôt le refus de la démocratie qui s’oppose à la volonté de démocratie. Quant à la guerre extérieure, elle peut viser à préserver une démocratie, auquel cas, loin d’être à redouter, c’est la paix synonyme d’esclavage qui serait un mal pour la démocratie.

3) Axes.
A. L’esprit d’égalité extrême produit le despotisme et avec lui la guerre.
B. La participation des citoyens à la vie politique permet à l’esprit d’égalité extrême de ne pas dégénérer en despotisme et en guerre d’agression.
C. L’esprit d’égalité extrême ne supporte pas le despotisme et ne vise pas la guerre.

4)Plan.
I. A. II. C. III. B.



5) Dissertation rédigée.
La démocratie s’est parfois transformée en son contraire. Qu’on pense à la tyrannie des Trente après la guerre du Péloponnèse qui a opposé les cités grecques autour de Sparte et d’Athènes ou, plus près de nous, à l’accession à la chancellerie du Reich, Hitler, le 30 janvier 1933.
Ainsi, on peut lire dans l’œuvre du psychologue des foules, Gustave Le Bon (1841-1931) « La démocratie a deux excès à éviter : l’esprit d’égalité extrême, qui la conduit au despotisme d’un seul, et le despotisme d’un seul qui finit par la guerre », citation qu’on trouve dans La Révolution Française et la psychologie des Révolutions paru en 1912.
L’auteur énonce que la démocratie, entendue comme souveraineté du peuple, a à se préserver de deux excès. Le premier est celui qui, visant une égalité en tout, conduit au despotisme d’un seul, c’est-à-dire à un pouvoir qui instaure une sorte de terreur chez les gouvernés au profit de l’unique gouvernant. Le deuxième excès de la démocratie consiste en ce que ce despotisme d’un seul conduit à la guerre, la citation ne précisant pas s’il s’agit de la guerre extérieure ou de la guerre civile. On comprend donc que tomber dans un excès conduit au deuxième.
Cependant, là où il n’y a pas d’égalité, il n’y a pas vraiment de démocratie puisqu’elle repose justement sur l’égalité devant la loi et sur une égalité effective. Dès lors, elle semble exiger la recherche de l’égalité dans tous les domaines. Quant au conflit qu’elle engendrerait ainsi, n’est-il pas inhérent à une société inégalitaire ? La démocratie n’est-elle pas justement la manière de rendre impossible le conflit, qu’il soit guerre civile ou guerre extérieure ?
On peut donc se demander si l’esprit d’égalité extrême est bien la source du despotisme et de la guerre.
En nous appuyant sur la quatrième partie du tome II de l’ouvrage de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, sur les pièces comiques d’Aristophane, Les Cavaliers et L’Assemblée des femmes– mieux nommées Les femmes à l’assemblée – et Le complot contre l’Amérique, le roman de Philip Roth, nous verrons en quoi l’esprit d’égalité extrême produit le despotisme et avec lui la guerre, même s’il est d’abord un ferment de lutte contre le despotisme et si la participation des citoyens à la vie politique permet à l’esprit d’égalité extrême de ne pas dégénérer en despotisme et en guerre d’agression.


L’esprit d’égalité extrême est celui qui consiste à vouloir ou désirer que les citoyens soient égaux en toutes choses, quitte à ce que des différences réelles soient gommées. Dès lors, on comprend que cette quête conduise à s’en remettre à un pouvoir pour qu’il assure cette égalisation qu’aucun individu ne peut réaliser par lui-même. Ainsi, dans L’Assemblée des femmes, lorsque Praxagora réussit à faire voter par un subterfuge la remise du pouvoir aux seules femmes qui se sont déguisées en hommes pour faire basculer l’ecclésia, elle fait adopter un communisme qui implique que chacun amène tous ses biens pour qu’en retour chacun reçoive exactement la même part (v. 713 et sq.). Elle se retrouve dans la position d’un chef qui impose ses vues. Ne peut-on voir là une sorte de despotisme ? Ce refus des différences se manifeste dans l’antisémitisme tel qu’il apparaît dans Le complot contre l’Amérique. Car, qu’est-ce qui est reproché aux Juifs finalement, sinon d’être différents ? Aussi l’action de Lindbergh, lorsqu’il est au pouvoir, consiste-t-elle à tenter d’effacer cette différence. On le voit avec le frère aîné du narrateur, Sandy, qui, après un séjour dans une famille de paysans, accepte cet effacement des particularités juives (chapitre 3). Le pouvoir despotique du président Lindbergh, même s’il a été élu, se manifeste par ce refus des différences. Tel est pour Tocqueville la caractéristique des siècles démocratiques. Ils conduisent les individus à ne pas supporter les moindres différences vécues comme des privilèges (chapitre 2). Et dès lors, ils s’en remettent à un pouvoir central chargé de les faire disparaître. Couplé à l’amour de l’ordre, il y a là le ferment du despotisme d’un seul (chapitre 3).
Or, le despotisme ne peut que favoriser la guerre. En effet, comme Tocqueville le montre, la guerre favorise la concentration du pouvoir (chapitre IV). Ainsi, le despote a tout intérêt à entretenir une guerre extérieure d’agression, même si elle prend l’allure d’une guerre défensive. Il permettra alors de maintenir son pouvoir. On reconnaît là la stratégie nazie qui apparaît dans Le complot contre l’Amérique. Pendant que leur allié en Amérique leur assure une certaine coopération, les nazis en Europe mène la guerre qui leur permet d’asseoir un despotisme féroce. De même, Cléon se montre particulièrement intéressé par la guerre qui lui permet de renforcer son pouvoir. La pièce Les Cavaliers fait fréquemment allusion à la prise de Pylos (par exemple, v.77-81). On reproche au Paphlagonien, c’est-à-dire à Cléon, d’avoir usurpé la victoire, condition de sa gloire. La guerre se montre donc une condition du pouvoir d’un seul. Et dans le cas athénien, le fait que Démos délègue au Paphlagonien le soin de diriger la Cité-État, montre que le peuple qu’il représente, ne gouverne pas vraiment.

Néanmoins, si l’esprit d’égalité extrême produit le despotisme et avec lui la guerre, il n’en reste pas moins vrai que cet esprit d’égalité ne peut que s’opposer au despotisme qui implique une inégalité fondamentale entre celui qui gouverne et ceux qui sont gouvernés, une inégalité dans la guerre entre celui qui la commande et ceux qui la subissent. Dès lors, ne peut-on pas penser, au contraire, que l’esprit d’égalité extrême s’oppose au despotisme et n’implique aucune guerre ?


L’esprit d’égalité extrême, c’est-à-dire le refus de tout privilège, ne peut accepter le privilège absolu du pouvoir qu’est le despotisme, surtout s’il est celui d’un seul comme l’indique la citation de Gustave Le Bon. De sorte que, s’il vise la guerre, c’est une guerre plutôt défensive. En effet, la démocratie est capable de faire la guerre pour se défendre. L’opposition de l’antisémite proche d’Hitler, Lindbergh, et du démocrate Roosevelt, souvent nommé par son acronyme, FDR, n’est pas simplement celle du pacifisme et du bellicisme. Lindbergh joue sur le désir de paix d’une majorité d’Américains qu’il manipule dans la mesure où il est sous la coupe des nazis qui, eux, mènent la guerre en Europe et ont besoin de ne pas avoir l’Amérique comme ennemi. Le complot relaté par le narrateur, celui d’un Lindbergh sur qui s’exerce un chantage – même s’il échoue (p.457) – est l’expression justement de la domination nazi, qui, sous le masque démocratique, poursuit plus qu’un despotisme : un totalitarisme. Cet esprit d’égalité extrême qu’on trouve aussi dans la figure du démagogue Cléon que parodie Aristophane se montre en creux par sa volonté de faire des Cavaliers, c’est-à-dire d’une classe sociale élevée, les adversaires du Paphlagonien. Cléon est belliqueux mais contre Lacédémone, c’est-à-dire la cité oligarchique par excellence qui menace l’ordre démocratique à Athènes. On devine derrière l’attaque plutôt aristocratique d’Aristophane, un démocrate dont l’objectif est de placer l’égalité en principe, autant qu’il était possible dans l’Athènes antique. Ainsi, on le voit menacer de faire payer l’impôt à un adversaire, preuve que l’impôt sur les riches tendait à l’égalité sociale. Tocqueville lui-même note bien qu’il y a dans les tendances anarchiques des temps démocratiques un ferment de lutte contre le despotisme. Dès lors, il reconnaît malgré qu’il en ait, que l’égalité des conditions toujours plus poussée que vise la démocratie comme état social n’est pas compatible avec le despotisme.
La démocratie exige l’égalité. Et l’égalité ne peut pas ne pas être extrême, sinon, elle n’est pas. Il faut comprendre que la démocratie est habitée par l’idée qu’il ne doit y avoir aucune différence de traitements dans les relations entre les citoyens. Aristophane pousse, dans L’assemblée des femmes, le principe de l’égalité jusqu’au point où il devient absurde. Que ce soit les repas en commun où il faut prendre garde que tous arrivent finalement à manger, repas comparé avec l’institution des membres de l’héliée qui ne voulaient pas ne pas obtenir une place de juré pour pouvoir bénéficier du misthos (μισθός), soit quelques oboles pour vivre (allusion au v.885), ou que ce soit les plaisirs d’Aphrodite, l’exigence d’égalité s’oppose au despotisme d’un seul. Si Aristophane se moque de l’extrémisme, il ne le conduit pas en direction d’un pouvoir différent du pouvoir démocratique. Et ce n’est pas la guerre, mais la construction d’une sorte de pays de Cocagne pour user d’une expression anachronique où l’abondance règne. De même, c’est l’exigence d’égalité, d’abord des droits, que défend le père du narrateur dans Le complot contre l’Amérique. L’égalité extrême, que marque l’idéologie marxiste de Sandy (chapitre 2), en est le prolongement. Elle le conduit à faire le sacrifice de sa vie – qui sera le sacrifice d’une jambe – pour une cause qui la dépasse, et non au despotisme. Si guerre il y a, elle est uniquement défensive. Tocqueville quant à lui voit bien dans l’égalité des conditions le ferment d’un despotisme qui n’a pas vraiment de nom (chapitre VI). Mais ce n’est pas l’extrémisme, c’est uniquement la pente de l’égalité des conditions qui le produit. En elle-même, elle ne conduit pas à la guerre. Car l’individualisme aurait plutôt pour effet d’amener l’individu à négliger les affaires publiques, donc la guerre. Elle peut entraîner la guerre civile, « la guerre entre les différentes classes » (chapitre IV), mais cette guerre a pour fin non le despotisme, mais l’établissement d’une égalité qui soit telle qu’une classe ne puisse dominer les autres.

Toutefois, si l’égalité extrême l’esprit d’égalité extrême ne supporte pas le despotisme et ne vise pas la guerre, toujours est-il qu’il engendre une opposition des citoyens qui est susceptible de favoriser l’instauration d’un despotisme. On peut donc se demander ce qui peut alors permettre à cette recherche de l’égalité extrême qui n’est rien d’autre que l’égalité de ne pas dégénérer en despotisme et en guerre d’agression ? N’est-ce pas aux citoyens de prendre en charge la vie politique pour cela ?


Pour que l’esprit d’égalité extrême ne dégénère pas en despotisme, ni en guerre d’agression, encore faut-il que les citoyens puissent participer, directement ou indirectement, à la vie politique. C’est en effet la condition pour qu’il ne laisse pas un despote les gouverner. L’information qu’Herman Roth voit comme un devoir civique et auquel il astreint ses enfants, en fait partie. La liberté de la presse apparaît ainsi à Tocqueville comme une exigence pour éviter le despotisme. Elle importe dans l’Amérique imaginée par Roth pour savoir ce qu’il en est du pouvoir de Lindbergh, donc pour éventuellement lui résister. C’est Winchell et son émission qui symbolisent cette information libre parce qu’opposée au pouvoir (chapitre 5). De même, c’est par la publicité de ce qu’il cache, les fameux oracles dans les Cavaliers, que les serviteurs de Démos arrivent à lutter contre le démagogue. Le secret, c’est bien ce qui s’oppose au public. Et le public, c’est la condition de la liberté. Or, il faut ainsi une égalité. Qu’elle soit extrême n’est pas gênant tant qu’elle se fraie à travers le débat public.
Mais l’engagement des citoyens est tout aussi essentiel. Car, s’ils demeurent repliés sur eux-mêmes, sur leur vie privée, sur le cercle de ses amis, alors le despotisme est inéluctable. En démissionnant de son emploi d’assureur (chapitre 7), Herman Roth, rompt ainsi avec l’aspect moutonnier des autres employés juifs qui sont dispersés. Il montre ainsi un engagement et une résistance vis-à-vis du pouvoir de Lindbergh. On remarque de même que l’engagement des cavaliers, le chœur éponyme de la pièce d’Aristophane, joue un rôle dans la mobilisation du charcutier nommé Agoracritos qui va, non seulement triompher de Cléon, mais qui va surtout permettre à Démos de rajeunir. C’est ainsi que le dispositif qui, pour Tocqueville, permet d’empêcher ce despotisme qu’il voit comme une possibilité de la démocratie comme état social, c’est l’association (chapitre 7). Il permet aux citoyens de se réunir autour d’un intérêt commun, politique, industrielle, voire scientifique ou littéraire. Et cette union leur donne un pouvoir collectif susceptible de rendre impossible l’abus de pouvoir.


Disons donc que le problème était de savoir si l’esprit d’égalité extrême est bien la source du despotisme et de la guerre d’agression comme le laisse entendre la citation de Gustave Le Bon. Il est vrai qu’en première analyse, cet esprit ouvre la voie au despotisme, de même qu’à la guerre qui le renforce, en conduisant chaque citoyen à confier au pouvoir central, donc à un despote unique potentiellement, les destinées de l’égalité. Mais cette égalité extrême est aussi contradictoire avec la possibilité même du despotisme de sorte que la guerre n’en est qu’une possibilité pour s’en défendre. Dès lors, la contradiction se résout si l’exigence d’égalité passe par les fourches caudines de l’engagement des citoyens qui doit être individuel, mais surtout collectif pour que l’égalité ne s’impose pas arbitrairement, mais qu’elle résulte d’une décision véritablement démocratique.

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