dimanche 24 novembre 2019

Corrigé d'une dissertation : L'État est-il au-dessus des lois ?

Il arrive qu’on apprenne qu’un État a procédé à des exécutions, c’est-à-dire des meurtres que pourtant il interdit sur son territoire. On en vient alors à se poser la question : l’État est-il au-dessus des lois ?
Il paraît assez évident que l’État, c’est-à-dire un pouvoir séparé de la société, possédant tout le pouvoir, ne peut pas ne pas être au-dessus des lois même si on pense qu’il ne doit pas l’être.
Cependant, un État qui traiterait ses citoyens comme des ennemis serait-il encore un État ? L’État ne doit-il pas respecter les lois sous peine de s’autodétruire ?
On se demandera donc si on peut penser que l’État est au-dessus des lois et si oui, lesquelles.
L’État est manifestement au-dessus des lois morales pour se conserver comme État, mais il ne peut pas ne pas respecter les lois qui sont les siennes sous peine de disparaître et ne peut qu’être en deçà des lois qu’il édicte qui sont l’expression d’un rapport de force qu’il instaure.


Il est clair que l’État, en tant qu’institution qui monopolise le pouvoir et régit une société, ne peut être au-dessus des lois physiques ou biologiques qui sont différentes des lois morales. En effet, il ne peut pas ne pas les suivre dans la mesure où elles s’imposent à lui comme à tous les êtres. Le despote le plus fantaisiste ne peut faire que la loi de la gravitation universelle soit fausse ou que les lois de la génétique ne soient pas valables. Malgré sa tentative de les nier sous l’influence du pseudo biologiste Lyssenko (1898-1976), l’ancienne U.R.S.S. n’a guère réussi autre chose que d’amplifier la ruine de son agriculture. Tout au plus, la connaissance des lois de la nature rend possible leur utilisation. Aussi faut-il s’y soumettre pour la dominer comme Bacon l’a soutenu en écrivant : « on ne vainc la nature qu’en lui obéissant » (Natura non nisi parendo vincitur) dans son Novum Organum (1620).
Si par lois, on entend les lois morales, qu’on les fonde sur la raison ou sur la religion, il est clair que l’État est au-dessus des lois. C’est qu’il doit assurer avant tout sa conservation. C’est ce que montre Machiavel en commentant l’histoire romaine dans son œuvre posthume Discours sur la première décade de Tite-Live (1531). Machiavel prend l’exemple du fondateur de Rome, Romulus. S’il a pu tuer son frère ou encore s’il a laissé tuer Titus Tatius, c’est en vue de la conservation de la Rome naissante. Il n’a pas respecté la loi morale ou religieuse qui interdit de tuer. Machiavel peut donc dire pour le fondateur de monarchie ou de république : « si le fait l’accuse, le résultat l’excuse ». En ne respectant pas les lois, l’État ne se détruit-il pas lui-même ?
Si les hommes étaient bons, non seulement l’État ne serait pas nécessaire, mais il n’y aurait aucune raison pour l’État de transgresser les lois morales. Or, les hommes ne sont pas bons, tout au moins ne se montrent-ils pas ainsi dans les faits. Il est donc nécessaire, parfois, d’employer des moyens peu moraux pour, dans certains cas, conserver l’État. Dans ce cas, l’État lui-même peut mettre en œuvre de tels moyens immoraux contre des hommes qui ne le sont aussi et qui risquent de le détruire. Ce qui le justifie, c’est le bien du peuple. Aussi Machiavel, en bon républicain, soutenait qu’il vaut mieux une fois l’État fondé, en confier le pouvoir au peuple plutôt qu’à un seul.

Cependant, si l’État paraît être au-dessus des lois morales, l’État peut-il transgresser les lois juridiques, celles sur lesquelles il repose puisqu’il les établit ? Et dès lors, dans la mesure où les lois morales sont aussi des lois juridiques, être au-dessus des lois au sens de les transgresser n’est-il pas impossible pour l’État ?


Un État est institué pour garantir les droits des individus. C’est pour cela qu’il légifère. Il a à fixer les droits de chacun en ce sens que la loi étant une obligation instituée, elle détermine un droit correspondant. S’il est interdit de tuer alors chacun a le droit de vivre. On peut avec Locke dans le Second traité du gouvernement civil (1690) considérer que si les hommes instituent des États, c’est pour garantir leurs droits naturels, la vie, la liberté et la propriété. Car, avant même l’institution de l’État, on peut considérer que chacun a droit à sa vie. Il a donc le droit aussi d’être libre puisque l’esclave n’a pas de droit sur sa vie. L’esclavage est donc immoral et l’esclave a le droit de tout faire pour sortir de sa condition. Et tout individu a droit à ce qu’il possède, notamment par son travail, sans quoi il ne pourrait ni vivre ni être libre. Tels sont donc les droits fondamentaux de tout individu, autrement dit, les droits de l’homme. Or, ne peut-on pas dire que puisque l’État fait les lois, il est au-dessus d’elles ?
Hobbes lui-même admet que c’est pour faire la volonté du peuple que l’État est institué. Par conséquent, l’État est bien un pouvoir séparé, mais qui représente la totalité des individus. En effet, il est l’instrument qui permet de se prémunir des agressions des étrangers mais aussi des maux que les hommes s’infligeraient les uns aux autres sans lui. C’est pour cela qu’il a repris le mot de la pièce La comédie des ânes (195 av. J.-C.) du dramaturge latin Plaute (245-184 av. J.-C.) dans son Du citoyen : « L’homme est un loup pour l’homme ». Il est donc incohérent de penser que l’État a le droit d’être au-dessus des lois ou plutôt que la personne ou l’assemblée qui le constitue en a la possibilité. C’est que dans cette hypothèse, l’État devient l’ennemi de l’individu ; il ne le représente plus et n’est donc plus l’État qu’il est censé être. Mais l’État ne doit-il pas se protéger ?
Justement, se protéger comme État, c’est précisément obéir à la loi suprême qui est d’assurer avant tout le salut du peuple. S’il s’agit de transgresser les droits des citoyens, alors, il n’y a plus d’État, mais une sorte de guerre entre le despote et le peuple : s’expliquent ainsi les révoltes ou les révolutions. Par contre, l’État n’est pas au-dessus des lois lorsqu’il se défend contre des ennemis du peuple. C’est la raison pour laquelle la loi peut prévoir qu’il y ait des services secrets ou des forces spéciales chargées de défendre l’intérêt du peuple. Et il n’est même pas évident de soutenir que l’État se place au-dessus des lois morales, car en quoi est-il moral de laisser un ennemi nous détruire ? La légitime défense qui existe pour l’individu existe d’autant plus pour l’État.

Néanmoins, il semble manifeste que l’État transgresse les lois qu’il établit lui-même, voire qu’il ne considère pas que les lois établies ou les lois morales le concernent. Est-il donc au-dessus des lois ou bien est-ce en quelque sorte la loi de l’État qu’il use de tous les moyens en sa possession ? Pour quelle fin alors ?


Il est clair que l’État se distingue des individus en tant qu’il est le seul à pouvoir user de la violence. Aussi Max Weber (1864-1920) avait-il raison dans Le métier et la vocation d’homme politique (1919) de définir l’État comme l’institution qui détient, sur un territoire donné, le monopole de la violence légitime. Dès lors, l’État paraît bien au-dessus des lois notamment juridiques et morales puisqu’il peut user comme il l’entend de la violence. Mieux. Les États qui passent pour totalitaires paraissent par essence au-dessus des lois puisqu’ils les violent systématiquement. Ils violent non seulement les lois morales, mais ils violent même les lois qu’ils édictent en fonction de l’intérêt du parti au pouvoir. Mais ce n’est là qu’une apparence.
D’une part, les États totalitaires mettent en œuvre les lois qu’ils estiment seules légitimes. Pour le nazisme, la loi de la nature qui oppose les races les unes aux autres, pour le stalinisme, la loi de l’histoire qui oppose les classes les unes aux autres. Dans les deux cas, la violence extrême que manifeste le camp de concentration, voire pour le nazisme, le camp d’extermination, n’est rien d’autre que l’application d’une loi. La législation est alors un des éléments de ce combat ou plutôt de cette guerre qu’une race ou une classe supposée fait aux autres races ou classes. Les lois racistes de Nuremberg en seraient un exemple. L’État totalitaire n’est pas au-dessus des lois : il agit pour celles qu’il tient pour seules vraies. Même dans un despotisme où le despote agit pour son propre intérêt, il y a comme une loi que le despote ne peut transgresser, à savoir celle d’exercer son pouvoir pour ne pas le perdre.
D’autre part, on peut considérer avec Michel Foucault dans son cours intitulé Il faut défendre la société (1976), que l’État n’est pas le moment de la pacification comme les théoriciens du contrat social comme Hobbes ou Locke l’ont conçu. Au contraire, non seulement il se fonde par la guerre réelle, celle qui oppose des groupes constitués, mais il vit de la guerre. Les lois sont des éléments de sa tactique. Dans les États même qu’on nomme démocratiques, les groupes sociaux se combattent et les lois ne sont que les compromis toujours révisables de leurs rapports de force. Dès lors, l’usage de la violence physique, voire de la violence verbale, n’est pas le signe d’un État au-dessus des lois mais bien plutôt en deçà des lois, qui en fait une ligne de partage toujours modifiable. Les lois que fait l’État n’ont pas vocation à être transgressées, mais à être changées lorsqu’elles ne servent plus. Et les lois sont organisées de telle sorte que le groupe vainqueur maintienne son pouvoir. L’État est alors l’institution du pouvoir d’un groupe qui prétend représenter l’intérêt général pour maintenir son pouvoir. Les lois sont les instruments pour dominer les ennemis intérieurs ou lorsque ces derniers ont provisoirement gagné une bataille, les compromis de l’armistice.


On peut donc dire en guise de conclusion que le problème était de savoir si l’État est au-dessus des lois et lesquelles. Il apparaît que l’État est au-dessus des lois lorsqu’il transgresse les lois morales pour se maintenir comme État. Toutefois, il est bien plutôt toujours dans le respect des lois si on prend en compte qu’il est moral de se défendre pour l’État si on le conçoit comme l’institution qui garantit les droits humains et qu’il ne peut être au-dessus des lois sans se détruire. Reste que l’État n’est pas seulement un État de droit. Dans tous les cas, l’État ne peut être au-dessus des lois qui le constituent, c’est-à-dire qu’ils se donnent, voire qu’il est même en deçà des lois qui sont des instruments de lutte entre les groupes sociaux et des compromis pour l’État comme représentant le groupe social dominant.



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire