mardi 26 novembre 2019

Pascal : sur l'affaire Galilée

D’où apprendrons-nous donc la vérité des faits ? Ce sera des yeux, mon Père, qui en sont les légitimes juges, comme la raison l’est des choses naturelles et intelligibles, et la foi des choses surnaturelles et révélées. Car, puisque vous m’y obligez, mon Père, je vous dirai que, selon les sentiments de deux des plus grands Docteurs de l’Église, saint Augustin [1] et saint Thomas [2], ces trois principes de nos connaissances, les sens, la raison et la foi, ont chacun leurs objets séparés, et leur certitude dans cette étendue. Et, comme Dieu a voulu se servir de l’entremise des sens pour donner entrée à la foi, fides ex auditu [3], tant s’en faut que la foi détruise la certitude des sens, que ce serait au contraire détruire la foi que de vouloir révoquer en doute le rapport fidèle des sens. (…)
Concluons donc de là que, quelque proposition qu’on nous présente à examiner, il en faut d’abord reconnaître la nature, pour voir auquel de ces trois principes nous devons nous en rapporter. S’il s’agit d’une chose surnaturelle, nous n’en jugerons ni par les sens, ni par la raison, mais par l’Écriture et par les décisions de l’Église. S’il s’agit d’une proposition non révélée et proportionnée à la raison naturelle, elle en sera le premier juge. Et s’il s’agit enfin d’un point de fait, nous en croirons les sens, auxquels il appartient naturellement d’en connaître.
(…)
Ce fut aussi en vain que vous obtîntes contre Galilée ce décret de Rome, qui condamnait son opinion touchant le mouvement de la Terre [4]. Ce ne sera pas cela qui prouvera qu’elle demeure en repos ; et si l’on avait des observations constantes qui prouvassent que c’est elle qui tourne, tous les hommes ensemble ne l’empêcheraient pas de tourner, et ne s’empêcheraient pas de tourner aussi avec elle. Ne vous imaginez pas de même que les lettres du pape Zacharie [5] pour l’excommunication de saint Virgile, sur ce qu’il tenait qu’il y avait des antipodes, aient anéanti ce nouveau monde ; et qu’encore qu’il eût déclaré que cette opinion était une erreur bien dangereuse, le roi d’Espagne ne se soit pas bien trouvé d’en avoir plutôt cru Christophe Colomb [6] qui en venait, que le jugement de ce Pape qui n’y avait pas été ; et que l’Église n’en ait pas reçu un grand avantage, puisque cela a procuré la connaissance de l’Evangile à tant de peuples qui fussent péris dans leur infidélité.
Blaise Pascal (1623-1662), Les Provinciales, Dix-huitième lettre au révérend père Annat, jésuite, 24 mars 1657.



[1] 354-430, Père de l’Église de langue latine.
[2] 1225-1274, philosophe et théologien.
[3] Cf. La Bible, Nouveau Testament, Saint Paul, Épitre aux Romains, X, 17 « Donc la foi (dépend) de la prédication et la prédication (se fait) par la parole du Christ. »
[4] La condamnation du système héliocentrique de Nicolas Copernic (1473-1543) eut lieu le 24 février 1616 à l’instigation du cardinal Bellarmin (1452-1521), jésuite. Galilée fut condamné le 22 juin 1633 pour avoir transgressé l’interdit dans son ouvrage publié en 1632 : Dialogue sur les deux grands systèmes du monde. Pour éviter le bucher, il abjura.
[5] Zacharie ( ?-741-752) aurait évoqué une condamnation de (saint) Virgile ( ?-784) pour avoir soutenu qu’il y avait des hommes aux antipodes, c’est-à-dire de l’autre côté de la Terre.
[6] 1451-1506. C’est l’Espagne du roi Ferdinand d’Aragon (1452-1516) et de la reine Isabelle de Castille (1451-1504) qui finança son voyage vers les Indes par l’Atlantique qui lui fit découvrir en 1492 les îles des actuelles grandes Antilles.

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