Expliquer le texte suivant :
Je vois cette
cerise, je la touche, je la goûte, je suis sûr que le néant ne peut être vu,
touché ou goûté : la cerise est donc réelle. Enlevez les sensations de
souplesse, d’humidité, de rougeur, d’acidité et vous enlevez la cerise,
puisqu’elle n’existe pas à part des sensations. Une cerise, dis-je, n’est rien
qu’un assemblage de qualités sensibles et d’idées perçues par divers
sens : ces idées sont unies en une seule chose (on leur donne un seul nom)
par l’intelligence parce que celle-ci remarque qu’elles s’accompagnent les unes
les autres. Ainsi quand le palais est affecté de telle saveur particulière, la
vue est affectée d’une couleur rouge et le toucher d’une rondeur et d’une
souplesse, etc. Aussi quand je vois, touche et goûte de ces diverses manières,
je suis sûr que la cerise existe, qu’elle est réelle : car, à mon avis, sa
réalité n’est rien si on l’abstrait de ces sensations. Mais si par le mot
cerise vous entendez une nature inconnue, distincte, quelque chose de distinct
de la perception qu’on en a, alors certes, je le déclare, ni vous, ni moi, ni
aucun homme, nous ne pouvons être sûrs de son existence.
Berkeley, Trois
dialogues entre Hylas et Philonous, Troisième dialogue.
La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut
et il suffit que l’explication rende compte, par la compréhension précise du
texte, du problème dont il est question.
[I see this cherry, I feel it, I taste it: and
I am sure nothing cannot be seen, or felt, or tasted: it is therefore red. Take
away the sensations of softness, moisture, redness, tartness, and you take away
the cherry, since it is not a being distinct from sensations. A cherry, I say,
is nothing but a congeries of sensible impressions, or ideas perceived by
various senses: which ideas are united into one thing (or have one name given
them) by the mind, because they are observed to attend each other. Thus, when
the palate is affected with such a particular taste, the sight is affected with
a red colour, the touch with roundness, softness, &c. Hence, when I see,
and feel, and taste, in such sundry certain manners, I am sure the cherry
exists, or is real; its reality being in my opinion nothing abstracted from
those sensations. But if by the word cherry you, mean an unknown nature,
distinct from all those sensible qualities, and by its existence something
distinct from its being perceived; then, indeed, I own, neither you nor I, nor
any one else, can be sure it exists.]
Corrigé
S’il est une
évidence pour le sens commun, c’est que les objets que nous percevons existent
indépendamment de nous. Et pourtant, dès l’origine de la réflexion
philosophique – qu’on pense à l’allégorie de la caverne de Platon qui ouvre le
livre VII de La République – cette
prétendue existence a été discutée. N’est-elle pas qu’ombre, bref
illusion ? La pensée moderne a fait un pas de plus. Les sensations a parte rei sont subjectives. Or, il
semble nécessaire de penser qu’il y a bien une réalité qui leur correspond, ce
qu’on nomme habituellement matière, faute de quoi c’est la notion de réalité
qui ne semble avoir aucun sens. Peut-on admettre et comment cette matière comme
étant réelle ou est-ce une notion dont on peut se passer ?
Tel est le
problème que Berkeley résout dans cet extrait de son ouvrage, Trois dialogues entre Hylas et Philonous.
À travers l’analyse de la perception d’une cerise, il veut montrer qu’on peut
penser la réalité de l’objet de la perception sans avoir besoin d’admettre une
réalité indépendante de la perception.
Il montre
d’abord sur l’exemple de la cerise en quoi l’objet de la perception se laisse
penser comme assemblage de sensations. Il explique ensuite d’où vient l’unité
de l’objet en tant qu’il est perçu par des sens différents. Enfin, il réfute la
possibilité d’une réalité indépendante de la perception, ce qu’on nomme
matière.
Reste à savoir
si l’analyse de la perception ne nous contraint pas à admettre l’existence
d’une matière indépendante des sensations.
Berkeley
expose un exemple et un seul. Il s’agit de la perception d’une cerise par un
sujet. Il est clair qu’il veut donc comme Descartes avec son exemple du morceau
de cire dans la seconde de ses Méditations
métaphysiques (1642), s’en tenir à la perception d’un objet singulier pour
être au plus près de la perception ordinaire. C’est qu’en effet, nous ne
percevons pas des objets en général, mais tel ou tel objet. Mais l’exposition
de cet exemple se fait à la première personne. S’agit-il de l’auteur ? Le
« Je » qui voit n’est pas seulement Berkeley ; il est un sujet
quelconque. Et c’est sur la base de l’existence de ce sujet qu’est possible la
perception de l’objet singulier. Nous avons à nous mettre dans la perspective
de la perception d’une cerise.
Et encore
Berkeley commence plutôt par énoncer trois sensations différentes de la cerise,
voir, toucher et goûter. Ajoutant comme seconde prémisse de son raisonnement
que le néant ne peut être senti par aucun des sens nommés, il en déduit que la
cerise est réelle. Jusque là, il n’y a rien d’original. C’est bien ce que tout
le monde pense. L’affirmation de la réalité est donc d’emblée liée aux sensations
singulières du sujet. La question se pose de savoir alors si l’objet n’existe
pas avant, après, bref indépendamment des sensations qui permettent de le
connaître, voire si ces sensations appartiennent bien à sa réalité, entendue au
sens de ce qui constitue l’essence même de la chose.
C’est bien
l’objet de la démonstration de Berkeley. Il propose à son lecteur une
expérience de pensée, une variation imaginative. S’il écarte les sensations qui
sont associées à la cerise, à savoir qu’elle est souple et humide pour le
toucher, rouge pour la vue et acide pour le goût, il n’y aurait plus de cerise
pour lui. Autrement dit, contrairement à l’analyse cartésienne du morceau de
cire, Berkeley nie qu’on puisse éliminer les sensations de la réalité de l’objet
singulier. Descartes quant à lui imaginait que le morceau de cire étant
approché du feu, il perd toutes ses qualités sensibles. Aussi en concluait-il
que la réalité du morceau de cire était dans ses qualités physiques, à savoir
l’extension et le mouvement. En ce sens, Locke dans son Essai philosophique concernant l’entendement humain (livre II, 1690),
nommera qualités premières les qualités qu’étudie la physique et qualités
secondes celles qui sont données par les sensations. Il pensera donc les
premières comme appartenant à la matière et les secondes comme appartenant au
sujet. Berkeley, on le comprend, refuse une telle distinction puisqu’il insiste
sur le fait que l’élimination des sensations fait disparaître la réalité de
l’objet. Or, comme peut-il y avoir variation des sensations ? Et surtout,
la diversité des sensations implique de déterminer comment penser l’unité de
l’objet ?
Elle réside
selon Berkeley dans l’assemblage et des qualités sensibles et des idées perçues
par les sens. Comment entendre cette différence entre qualités sensibles et
idées perçues ? Qu’entendre par idées perçues ? On peut émettre
l’hypothèse qu’il y a, associées aux sensations, des idées ou représentations
qui n’appartiennent pas à un sens en particulier. Telles seraient les qualités
qu’on nomme premières s’il est vrai que le mouvement ou l’extension sont des
représentations que nous percevons également avec nos sensations même si
Berkeley n’explique pas ici comment ces représentations peuvent être perçues.
Toujours
est-il qu’il reste à déterminer quelle est l’identité de l’objet étant donné un
tel divers. Bref, qu’est-ce qui rend possible la synthèse qui se trouve dans la
perception puisqu’on peut faire remarquer que ce n’est jamais du rouge de
l’humide etc. qu’on perçoit mais d’emblée une cerise ?
En effet,
Berkeley explique l’identité de la chose perçue comme synthèse de sensations et
d’idées perçues qu’il lie à l’unité du nom par une activité si l’on peut dire
de l’intelligence. Ce qui renforce notre interprétation selon laquelle la
perception est liée au sujet. Toutefois, l’activité de l’intelligence ne
consiste pas à juger de ce qu’est la réalité de la chose comme Descartes le
faisait dans son analyse du morceau de cire. Autrement dit, Berkeley ne propose
pas une conception intellectualiste de la perception. L’intelligence selon lui
a pour rôle de remarquer que les sensations s’accompagnent les unes les autres,
autrement dit, qu’elles se suivent. Comment le comprendre ?
Berkeley
l’illustre en reprenant l’exemple des sensations dont la liaison constitue la
cerise. Il commence par la sensation de goût puis par celle de la vue et enfin
celle du toucher. Cet ordre est étrange car une fois mangée, on ne voit pas du
tout comment on pourrait voir la cerise. Il faut donc comprendre par l’action
d’accompagner, non pas que les sensations se suivent temporellement dans un
certain ordre, mais qu’elles sont susceptibles de se suivre dans n’importe quel
ordre. Ce n’est donc pas l’ordre temporel que Berkeley exprime mais l’ordre
imaginé hors de toute présence réelle de la cerise. Ce qui importe c’est que
les sensations qui se suivent constituent l’existence ou la réalité de l’objet
singulier. Il y a là une manière d’association des idées.
Pourtant,
alors que pour Hume, dans l’Enquête sur
l’entendement humain, l’association des idées constitue l’expérience d’un
objet, entendu comme la contiguïté dans l’espace et le temps des sensations, de
leur ressemblance à d’autres séries et surtout de leur causalité, Berkeley
présente l’existence réelle de l’objet comme une remarque immédiate par
l’esprit de cette liaison de sensations. Disons donc qu’il présuppose sans
l’énoncer l’expérience de la cerise, condition pour que j’en reconnaisse une et
donc que j’ai toujours eu les mêmes sensations ou plutôt des sensations
semblables. D’ailleurs le mot « cerise » (ou « cherry »)
s’applique à toutes les cerises. Ce n’est pas le problème de l’identité de
l’objet qui préoccupe ici Berkeley mais celui de son existence.
Or, justement,
l’affirmation de l’existence de l’objet singulier qui repose selon lui sur les
seules sensations liées en un tout par un esprit qui remarque cette liaison, ne
provient-elle pas plutôt d’une tout autre source ?
Berkeley dans
un troisième temps de cet extrait expose et critique une conception opposée à
la sienne relative à la réalité ou à l’existence de l’objet singulier. Il donne
comme premier élément de définition de la cerise « une nature
inconnue ». Il paraît alors facile d’affirmer qu’elle n’existe pas au nom
du principe selon lequel il ne peut y avoir d’objet que pour un sujet. Mais
d’un autre côté, affirmer d’un objet existant qu’il a une nature inconnue est
tout autre chose. C’est dire que les données que l’on a le concernant sont
insuffisantes pour affirmer ou dire ce qu’il est. C’est en ce sens qu’on peut
dire d’un objet qu’il existe mais que sa nature ou réalité nous est inconnue.
Le deuxième
élément de définition que donne Berkeley est que l’objet singulier cerise
existerait de façon distincte de la perception qu’on en a. Il nie qu’on puisse
l’affirmer avec certitude. Autrement dit, si on fait abstraction de la
perception l’affirmation de l’existence de l’objet ne serait pas sûre.
Toutefois, s’il est vrai que seul ce qui est perçue existe, cela ne veut pas
dire que la réalité de l’objet ne réside que dans les sensations du sujet. Car
la cerise pour reprendre l’exemple de Berkeley ne peut se réduire aux
sensations qui nous la découvrent pour la bonne et simple raison qu’elles ne
peuvent être séparées arbitrairement de toutes les sensations qui les
accompagnent et que nous attribuons à d’autres objets.
Disons donc
que l’identité de l’objet perçu ne tient pas aux seules sensations. Allons
jusqu’à dire avec Bergson dans Matière et
mémoire que cette identité se réfère à notre action sur les choses. C’est
le fait de la manger qui constitue paradoxalement l’identité évanescente de la
cerise qui fond dans ma bouche. Dès lors que j’agis sur des choses et que ma
perception y découpe des objets en fonction de leur utilité, il n’est pas
absurde, il est absolument nécessaire d’admettre l’existence de la matière hors
de moi et de déclarer cette matière inconnue pour ma perception, ce qui ne
signifie pas qu’elle soit inconnaissable. Ce que la perception révèle, c’est l’existence
de la matière, non son essence.
Disons donc
pour finir qu’au problème de l’existence ou de la réalité des choses hors de
nous, c’est-à-dire de la réalité de la matière comme source hors de nous de nos
sensations, Berkeley propose une solution qu’il est convenu de nommer
idéaliste. En effet, selon lui l’analyse de la perception des objets singuliers
montre qu’ils sont constitués d’une liaison de sensations diverses et d’idées
perçues. Bref, c’est le sujet, avec ses représentations ou idées, qui fait la
réalité de l’objet. Seules donc les sensations existent et rien en dehors
d’elles.
Or, nous avons
vu qu’une telle conception ne peut rendre compte de la perception de l’objet
singulier qui forme une totalité relative à nos besoins pratiques. C’est la
raison pour laquelle il est possible d’affirmer la réalité de la matière hors
de nous et de nos sensations sans absurdité même si Berkeley a raison de
soutenir que nos sensations sont les seules sentinelles pour affirmer la
réalité.
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