Dans ses Mémoires d’outre-tombe (posthume
1849-1850), Chateaubriand (1768-1848), partisan de la monarchie, fait un
portrait à charge de Danton (1759-1794), qu’il qualifie de « Hun à taille de Goth », de « procureur lubrique et cruel »
(livre IX, chapitre 4)[1]
révolutionnaire, républicain, un des artisans de la chute et de la mort de
Louis XVI.
Aussi considère-t-on
habituellement qu’il faut être neutre pour être objectif et donc ne pas juger.
A fortiori, l’historien. Son domaine d’études est le passé de la vie humaine en
société. Il a selon le sens étymologique du nom de sa discipline à reconstituer
le passé en cherchant les preuves de ce qu’il avance. Aussi son point de vue
doit-il être éliminé pour se concentrer sur ce qu’il s’est passé comme cela
s’est passé.
Or, les faits
humains sont mêlés de jugements de valeur, moraux ou esthétiques, qu’il paraît
difficile, voire impossible de négliger pour relater les actions humaines.
Dès lors, on
peut s’interroger : le souci d’objectivité interdit-il à l’historien de
porter des jugements, moraux ou esthétiques, ou bien peut-il juger et à quelles
conditions ?
L’historien doit
rester neutre ou ne pas prendre parti, cela ne lui interdit pas de tenir compte
et de juger à l’intérieur de la culture qu’il étudie les faits imprégnés de
valeur, voire de porter des jugements lorsqu’il s’agit de faits à valeur
universelle.
L’historien
doit reconstituer le passé humain. Pour cela, il s’appuie sur des documents qui
sont fondamentalement des écrits, voire des monuments, outils, objets,
détritus, traces diverses. Comme le montre la préhistoire, l’absence d’écrits
rend la compréhension du passé humain assez difficile et dans certains cas
impossibles. Que comprendrions-nous des images religieuses dans les Églises
sans la Bible et les commentaires des
théologiens comme saint Augustin ? Autant qu’un voyageur sidéral qui s’en
ferait une idée sans pouvoir lire pour reprendre une expérience de pensée de
Leroi-Gourhan (1911-1986) dans Les
religions de la préhistoire (1964). Or, pour reconstituer les textes qui
donnent accès à la dimension historique de l’existence humaine, il est
nécessaire de ne pas y transporter ses propres préjugés. C’est en ce sens qu’il
ne faut pas juger pour être objectif. C’est pour cela que Rousseau a écrit dans
l’Émile (1762) que « Les pires historiens (…) sont ceux qui jugent. ». Mais,
comment ne pas juger puisqu’il faut bien choisir dans les documents ?
En effet,
comme l’historien allemand Léopold Von Ranke (1795-1886) l’a soutenu selon
l’analyse d’Hannah Arendt dans « Le concept d’histoire » de La Crise de la culture, l’historien doit
s’abstenir de jugement, autrement dit de faire l’éloge ou de blâmer les faits,
et se faire en quelque sorte oublier pour être objectif. Concernant le
jugement, il faut entendre le jugement moral, voire esthétique. Je puis décrire
une action sans dire si elle est bonne ou mauvaise. Par exemple, je peux
décrire l’esclavage antique sans juger qu’il est immoral. Il est plus difficile
par contre de s’abstenir de jugement quant aux faits. En effet, dans la masse
de données, l’historien doit choisir. Il doit donc intervenir dans la sélection
des documents. Comment évitera-t-il dans ses choix d’orienter et donc de
présenter sous un certain jour les faits ? C’est pourquoi Rousseau
dénonçait des historiens qui modifient la réalité des faits dans l’Émile. Dès lors, l’historien ne pouvant
pas choisir, l’objectivité totale apparaît impossible. Dès lors, il paraît
d’autant plus évident que le souci d’objectivité interdit à l’historien de
porter des jugements de quelque nature qu’ils soient.
Cependant, une
pure neutralité, à supposer qu’elle soit possible, impliquerait de mettre sur
le même plan les grandes actions ou les grandes œuvres des hommes et les
actions et les œuvres les plus basses ou les plus plates. Elle impliquerait un
relativisme conduisant finalement à un manque d’objectivité. Aussi, comment
juger le passé humain tout en étant objectif ? L’historien ne doit-il pas
s’interdire de porter des jugements même s’ils sont nécessaires faute de
critères universels ?
Dans la mesure
où il reconstruit le passé, l’historien peut corriger au fur et à mesure ses
hypothèses en les confrontant aux documents qu’il découvre. Plus précisément,
toute histoire dans la mesure où elle est enquête, repose sur des problèmes à
résoudre. Lorsqu’on n’enquête pas, c’est qu’on croit savoir. Et dès lors, on ne
recherche pas. Et comme l’historien doit retrouver un passé qui, même s’il est
le sien, est celui d’un monde culturel à lui inconnu – encore une fois car
sinon il n’y aurait pas de recherche – il peut, à l’instar du physicien,
chercher à falsifier ses hypothèses. C’est ainsi que les jugements qu’il ne
peut pas ne pas porter sur les actions des hommes sont porteurs de ses propres
valeurs ou plutôt des valeurs de sa culture. Il ne peut pas ne pas découvrir
les valeurs des autres cultures. Ne peut-il pas alors juger, non pas d’après
ses valeurs, mais d’après les valeurs des autres ?
Il peut en
effet juger des actions des hommes du passé, non pas avec ses propres valeurs,
mais avec les leurs et en tenant compte de leur différence. On peut ainsi avec
Raymond Aron dans sa préface à l’ouvrage de Max Weber, Le savant et le politique, soutenir que l’objectivité exige de
distinguer entre ce qui est grand et ce qui est pâle imitation. Comment mettre
sur le même plan, La Vierge, l’enfant
Jésus et Sainte Anne (1503-1519) de Léonard (1452-1519) et la Vierge à l’Enfant avec sainte Anne, saint
Joseph et petit saint Jean-Baptiste (~1530) de Bernardino Luini
(~1485-1532), un de ses disciples, qui, manifestement, a copié le carton de
Londres tout en ajoutant son saint Joseph ? Par contre, il serait absurde
de vouloir comparer un temple indou avec une cathédrale gothique et de juger la
seconde supérieure au premier. C’est qu’un historien indien jugerait peut-être
inversement. Il peut et même doit par contre se rendre au jugement relatif à
Léonard et à Luini pour peu qu’il fasse sérieusement l’enquête. Dans ce cas,
c’est manquer à l’objectivité que de ne pas faire le bon jugement puisqu’il
exprime une dimension qui appartient au fait à qui appartient une certaine
valeur indépendamment du point de vue.
Néanmoins, si
on limite l’interdiction des jugements pour l’historien aux comparaisons entre
les cultures afin qu’il soit objectif, on peut réduire à l’infini la taille des
cultures. On réputera incomparable deux moments de l’histoire, voire deux
régions d’un même pays et ainsi de suite. On en revient donc à l’interdiction
de juger. Faut-il alors renoncer à toute possibilité de juger au risque de
rendre certaines descriptions et analyses strictement impossibles ou bien
faut-il et dans quelle mesure admettre que des jugements universels sont
possibles ?
Il faut donc
faire un pas de plus et considérer qu’un jugement de valeur universel est
possible qui ne nuit pas à l’objectivité de l’historien, au contraire s’il est
vrai que l’universalité est un critère de l’objectivité. Léo Strauss (1899-1873)
en donne un exemple frappant dans Droit
naturel et histoire (1953). Il mentionne une description d’un camp de
concentration prétendument objective au sens habituel de neutre moralement. Il
faudrait non seulement présenter les faits mais également les motifs des
différents acteurs sans jamais prononcer le mot de cruauté. Il fait remarquer à
juste titre que l’absence de termes exprimant la cruauté impliquerait que la
description du camp de concentration serait une satire féroce dont le sens
d’ailleurs resterait obscur. On peut ainsi s’interroger sur la proposition que
fait un médecin au personnage de Sophie dans le film, Le choix de Sophie. À son arrivée à Auschwitz, il la somme de
choisir lequel de ses deux enfants va être gazé. La peur de voir les deux mourir
la conduit à choisir sa fille. Si j’évite de parler de sadisme au sens
ordinaire, il est clair alors que j’approuve le médecin. De tels jugements ne
sont nullement propres à un camp mais ont une valeur universelle. Or, comment
l’établir ?
On peut avec
Kant dans la deuxième section du Conflit
des facultés (1798) faire remarquer qu’il y a des événements qui amènent à
des jugements d’approbation universels au moment même où ils se produisent. Il
faisait référence à la révolution française et à son effet sur les spectateurs
qui, par définition, étaient désintéressés. Aussi leur enthousiasme prouvait
qu’il voyait dans l’événement, sa grandeur, notamment sa valeur morale pour
l’humanité. De même, la chute du mur de Berlin en novembre 1989 a aussi
provoqué un enthousiasme ou à l’inverse, les attentats du 11 septembre contre
les tours jumelles de New York ont produit une certaine fascination horrifiée.
Si donc les spectateurs des événements ne peuvent pas ne pas les juger pour en
rendre compte, il est clair que l’historien doit juger en toute impartialité et
que c’est la condition de l’objectivité dans la mesure où les faits humains ne
sont pas séparables des valeurs qu’ils expriment. Ces valeurs, lorsqu’elles ont
une portée universelle, peuvent donner lieu à un jugement universel. Et ce
jugement peut s’entendre d’une autre culture. Les sacrifices humains si
fréquents dans la culture Aztèque ne peuvent pas ne pas être considérés comme
la manifestation d’un goût du sang particulier à cette culture.
En un mot, disons
que le problème était de savoir si pour être objectif l’historien doit
s’interdire de juger ou non et dans un tel cas dans quelles conditions. Si la
neutralité paraît bonne par rapport aux préjugés, elle n’est pas l’objectivité
pour l’historien. C’est que les faits historiques sont imprégnés de valeurs.
L’historien ne doit pas seulement les décrire. Il doit pour être objectif les
prendre en compte et juger de leur plus ou moins grande réussite. Mais il ne
doit pas s’en tenir à une sorte d’impartialité. Il doit juger selon des
principes universels des faits humains, sans quoi, loin d’être objectif, il se
montre partial à cause de sa neutralité même.
[1] Voici
le contexte :
Les scènes des Cordeliers,
dont je fus, trois ou quatre fois le témoin, étaient dominées et présidées par
Danton, Hun à taille de Goth, à nez camus, à narines au vent, à méplats
couturés, à face de gendarme mélangé de procureur lubrique et cruel. Dans la
coque de son église, comme dans la carcasse des siècles, Danton, avec ses trois
furies mâles, Camille Desmoulins, Marat, Fabre d’Eglantine, organisa les
assassinats de septembre. Billaud de Varennes proposa de mettre le feu aux
prisons et de brûler tout ce qui était dedans ; un autre Conventionnel
opina pour qu’on noyât tous les détenus ; Marat se déclara pour un
massacre général. On implorait Danton pour les victimes : “Je me f... des
prisonniers”, répondit-il. Auteur de la circulaire de la Commune, il invita les
hommes libres à répéter dans les départements l’énormité perpétrée aux Carmes
et à l’Abbaye.
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