Nos sens nous
livrent sur le monde et sur ce qui s’y trouve des données. C’est pourquoi
prétendre avoir vu ou avoir entendu, c’est donner une preuve de la vérité ou de
la réalité de ce qu’on avance. L’expression “témoignage des sens” dit bien le
rôle qu’on leur attribue généralement, celle du témoin qui tranche dans un
différend comme dans un tribunal. Sans eux, l’accès au monde serait impossible
et la vie serait un songe.
Toutefois la
crédibilité des sens est peut-être analogue à celle de tous les témoins. Pire,
on sait qu’ils ne sont pas toujours fiables. C’est ainsi que tous les hommes
ont l’impression donnée par leur sens que la Terre est immobile. Or, ne sait-on pas qu’elle se
meut à l’impressionnante vitesse de 30 km/s ? Il semble donc impossible de
faire naïvement confiance à ses sens.
Il est donc
nécessaire de se demander s’il y a des conditions qui me permettent de faire
confiance à mes sens.
La raison
permet-elle de redresser et de fonder le témoignage des sens ? Faut-il ne
faire confiance ni en la raison ni dans les sens ? Les sens ne sont-ils
pas capables de se corriger eux-mêmes ?
Outre les
sens, nous avons notre raison. Or, c’est bien elle qui joue un rôle dans notre
appréhension de la réalité. En effet, prenons par exemple un objet qui a la
forme du cube. Il est clair que nous ne voyons jamais la totalité de ses faces.
Pourtant, nous lui attribuons bien six faces. C’est donc que percevoir c’est
juger comme Descartes le soutient à juste titre dans la seconde de ses Méditations métaphysiques. Aussi ne
peut-il être question de faire confiance au seul témoignage des sens. En effet,
ils ne nous livrent que des apparences. D’un côté, ils produisent maintes
illusions comme celles qui consistent à voir un bâton droit brisé dans l’eau, à
voir le Soleil de la taille d’une pièce d’un euro ou à croire que le paysage
est en mouvement lorsque l’on est sur le pont d’un bateau. D’un autre côté,
l’analyse des données des sens montre qu’ils ne nous livrent pas ce que nous
percevons comme réel.
En effet, mes
sens ne me livrent que des impressions ou des données des sens – sense-data comme disent Russell (cf. Problèmes de philosophie) et les
philosophes anglo-saxons. Je regarde une table. Sa couleur, les reflets de la
lumière, le grain du bois sous mes doigts, les sons qu’elle rend, autant
d’éléments que j’attribue à la même table. Ce n’est donc pas mes sens qui me
donnent la réalité de cette table. C’est mon jugement qui lui attribue une
réalité et une extériorité par rapport aux pures données de mes sens.
C’est la
raison pour laquelle Platon, au début du livre VII de sa République, proposait déjà la thèse d’une perception par les sens
fondamentalement illusoire dans sa fameuse allégorie de la Caverne. En effet, il
représentait des hommes dans une caverne attachés et regardant le fond de cette
caverne. Dans leur dos des objets portés par d’autres hommes derrière un mur
étaient éclairés par un feu et projetaient des ombres que les prisonniers
prenaient pour la seule réalité. Notre perception, si elle résidait seulement
dans les données des sens, ne nous livrerait pas la réalité, mais l’apparence
de la réalité, apparence d’autant plus pernicieuse qu’elle se donnerait pour la
réalité. Les sens sont en quelque sorte les chaînes qui nous maintiennent
prisonniers et nous empêchent de découvrir le réel.
Pourtant, ne
faire confiance en nos sens que si la raison ordonne leur témoignage n’est
peut-être pas si évident qu’il n’en a l’air. En effet, lorsque j’affirme que
c’est le bateau qui est en mouvement et non le paysage ou que c’est la Terre qui tourne autour du
Soleil et non l’inverse, c’est bien sur des données des sens que je m’appuie.
Sans les sens faisaient remarquer Epicure (Lettre
à Hérodote) puis Lucrèce (De la
nature), aucune vérité ne serait possible. La raison tomberait dans une
régression infinie pour démontrer ce qui est réel. Seule, la raison ne peut
rien affirmer de réel. Aussi ne faut-il pas penser que notre sentiment de la
réalité est bien donnée par les sens et non par la raison ? Mais est-ce à
dire qu’il est fondé ?
C’est que les
fameuses illusions des sens demandent à être réexaminées. Loin d’être
certaines, elles ne seraient pas aperçues si une certaine familiarité de nos
sens ne nous les faisait remarquer. D’une part, les données des sens se
confirment mutuellement. C’est parce que je puis par le toucher saisir le
caractère droit du bâton et que je l’ai vu droit hors de l’eau que j’attribue à
l’eau la déformation de son apparence visuelle. Et encore pourrait-on dire avec
Epicure et Lucrèce que le bâton est bien brisé dans l’eau et qu’il n’y a aucune
raison d’en douter.
Reste qu’il
n’est pas possible de dire que le témoignage des sens soit toujours vrai car
sinon il faudrait admettre deux objets où il n’y en a qu’un comme dans le cas
du bâton brisé. Il est préférable de considérer comme Kant dans l’Anthropologie d’un point de vue pragmatique
que les sens ne jugent pas. C’est la raison pour laquelle on peut leur faire
confiance. En effet, sans les sens il ne serait pas possible d’affirmer quoi
que ce soit sur ce qui est extérieur. Par eux, nous sommes ouverts au monde.
Or, si on distingue l’apparaître de l’apparence, on peut dire que les sens font
apparaître les choses et que l’apparence vient de l’entendement qui juge. Par
exemple, que la Terre
soit immobile ne va pas de soi. Sachant comme dans l’expérience du paysage qui
semble défiler que l’apparaître de l’immobilité est relatif, il était possible
d’émettre l’hypothèse du mouvement de la Terre , ce que les Grecs firent dès le V° siècle
avant Jésus-Christ, notamment dans le modèle du pythagoricien Philolaos. Au
III° siècle av. J.-C. déjà, l’astronome Aristarque de Samos proposait un modèle
héliocentrique.
C’est pourquoi
seule la confiance dans les sens rend possible l’usage de la raison et non
l’inverse. Toutefois, la difficulté est de comprendre comment les sens peuvent
donner le sentiment de la réalité. En effet, la confirmation qu’ils se donnent
mutuellement n’est que le résultat de l’habitude. Pour reprendre un exemple
souvent utilisé par Hume, notamment dans l’Enquête
sur l’entendement humain, que le Soleil se lèvera demain, ne peut être
inféré qu’en s’appuyant sur l’expérience passée. Aussi celle-ci ne
garantit-elle nullement du réel, entendu comme ce qui existerait hors de nous,
qui serait stable et indépendant de nous. Tout se passe comme si nous
considérions comme réelle l’apparence qui se montre le plus souvent.
Ainsi ne
faudrait-il faire confiance ni aux sens ni à la raison, c’est-à-dire qu’il n’y
aurait aucune condition qui ferait que nous puissions faire confiance à nos
sens. Pourtant une telle défiance est contredite par l’expérience courante qui
nous montre confiant. Ce que Hume admet dans la section XII de l’Enquête sur l’entendement humain. Lorsque
nous agissons, nous croyons bien à une réalité extérieure. Mais surtout ne
conduit-elle pas à faire d’un concept du réel que rien ne garantit la source
d’une critique de la perception par les sens qui est seule à même de fonder
notre rapport à ce qui nous est extérieur ?
En effet, que le
réel soit toujours le même, stable, indépendamment de la perception que nous en
avons, est une construction de l’esprit. Nul doute qu’elle ne soit utile pour
la connaissance scientifique du réel, car elle permet d’affiner toujours plus
les expériences. Elle permet, en outre, de proposer des modèles de nos
sensations. C’est ainsi que les expériences d’optique permettent de concevoir
la couleur comme des longueurs d’onde ou des corpuscules qui viennent frapper
nos yeux. Il n’en reste pas moins que le savant comme tout autre homme use tout
autrement de sa perception. D’abord, lorsqu’il fait une expérience, il ne peut
pas ne pas admettre que ce qu’il perçoit est où il le perçoit, c’est-à-dire
hors de lui. Dans l’hypothèse inverse, ses thèses sur le réel seraient de pures
illusions. Descartes ayant un moment proposé cette thèse pour fonder son doute,
est-il vraiment possible de penser que la vie n’est qu’un songe ?
Or, une
illusion ne peut être saisie que sur fond de perception. En effet, admettons un
doute à la façon de Descartes qui porte sur la réalité de nos perceptions.
L’argument dans la quatrième partie du Discours
de la méthode est que nous avons les mêmes pensées lorsque nous dormons que
lorsque nous sommes éveillés. Par conséquent, les représentations que nous
avons, éveillés peuvent être des illusions de même nature que nos songes. Comme
Merleau-Ponty en a fait la remarque dans la Phénoménologie de la perception (1945), un tel doute
présuppose ce qui est en question. Car, si je n’avais pas la croyance
fondamentale de la distinction entre l’état de veille et le rêve, je ne
pourrais douter de mes perceptions. De même, c’est bien parce que je distingue
les supposés erreurs des sens des perceptions vraies que je puis douter, en
apparence, de vraies perceptions. C’est que je ne puis, comme Descartes l’a
fait, séparé ma conscience de ce dont elle est conscience. Plus précisément, la
certitude de ma conscience apparaît dans la certitude de la perception.
Mais comment
est-il possible de savoir qu’une perception est vraie ? Remarquons d’abord
que la perception est globale et que ce n’est que par abstraction ou dans des
conditions anormales que l’on distingue les cinq sens comme Merleau-Ponty l’indique
dans « Le cinéma et la nouvelle psychologie » (1945 in Sens et non-sens, 1948). La chose perçue
l’est par plusieurs sens. Par exemple un met est perçu aussi bien par la vue
que par le goût comme le savent les cuisiniers. Ne parle-t-on pas d’une couleur
chaude ou froide ? Aussi la perception de l’aveugle est-elle une
perception diminuée. Les autres sens compensant le sens manquant. Par exemple
l’aveugle se déplace grâce au toucher et à l’ouïe en même temps. Les sons qu’il
entend lui permettent de se représenter les couleurs.
À quoi s’ajoute que la perception occupe du temps et découvre progressivement
son objet. Le fameux cube qui passe pour impossible à percevoir ne l’est que
dans cette expérience abstraite qui consiste à le regarder dans l’instant. Or,
non seulement le toucher peut donner les faces non vues, mais la vue elle-même
peut parcourir le cube. Il n’est rien d’autre que la série des perceptions que
l’on prend de lui : ni un objet jugé, ni une mystérieuse réalité qui se
cacherait derrière la perception. À l’inverse, c’est à même la perception que
l’illusion apparaît. Par exemple, si je crois entendre quelqu’un frapper à la
porte. Je l’ouvre, il n’y a personne. Je sais qu’il s’agit d’une illusion parce
que ma perception n’est pas pleine. Il en va de même pour les fameuses
illusions que l’astronomie a mis des millénaires à corriger. Là encore,
l’illusion est apparue sur fond d’une perception bloquée. Lorsque Galilée (1564-1642)
a découvert que la planète Vénus avait des phases comme la Lune , ce que l’hypothèse
héliocentrique de Copernic (1473-1543) prévoyait, et non l’hypothèse géocentrique
de Ptolémée[1] (90-168) la perception
d’une Terre immobile est apparue à même la perception comme une illusion.
En fin de compte, il est tout à fait possible de faire confiance à nos
sens pour nous dévoiler le monde et les choses du monde. Pour cela, il est
nécessaire de ne pas confondre la perception et le jugement. Celui-ci ne peut
jamais se prononcer directement sur la réalité. Aussi le doute relatif aux sens
qui s’appuie sur le jugement et sur l’idée d’une réalité stable et toujours
identique à elle-même n’est-il pas fondé. De même n’est pas fondé le doute qui
s’appuie sur une analyse de la perception en termes de sensations disjointes et
opposées. Pensée comme une saisie toujours globale et progressive du monde, la
perception nous permet de faire confiance en nos sens, jusques et y compris
pour lever les illusions, c’est-à-dire les perceptions inachevées.
[1] Cet
astronome (et astrologue aussi), le dernier grand de l’antiquité non
chrétienne, était, pendant le Moyen Âge, aussi bien dans le monde chrétien que
dans le monde musulman qui l’a fait connaître au premier, la référence en
matière de représentation de l’univers. Simplifiée, cette représentation est
celle d’une Terre ronde autour de laquelle tournent en cercles les sept
planètes (dans l’ordre la Lune ,
Mercure, Vénus, Soleil, Mars, Jupiter, Saturne) puis les étoiles.
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