vendredi 24 juillet 2015

La raison et le réel - corrigé d'une dissertation : Puis-je faire confiance à mes sens ?

Nos sens nous livrent sur le monde et sur ce qui s’y trouve des données. C’est pourquoi prétendre avoir vu ou avoir entendu, c’est donner une preuve de la vérité ou de la réalité de ce qu’on avance. L’expression “témoignage des sens” dit bien le rôle qu’on leur attribue généralement, celle du témoin qui tranche dans un différend comme dans un tribunal. Sans eux, l’accès au monde serait impossible et la vie serait un songe.
Toutefois la crédibilité des sens est peut-être analogue à celle de tous les témoins. Pire, on sait qu’ils ne sont pas toujours fiables. C’est ainsi que tous les hommes ont l’impression donnée par leur sens que la Terre est immobile. Or, ne sait-on pas qu’elle se meut à l’impressionnante vitesse de 30 km/s ? Il semble donc impossible de faire naïvement confiance à ses sens.
Il est donc nécessaire de se demander s’il y a des conditions qui me permettent de faire confiance à mes sens.
La raison permet-elle de redresser et de fonder le témoignage des sens ? Faut-il ne faire confiance ni en la raison ni dans les sens ? Les sens ne sont-ils pas capables de se corriger eux-mêmes ?

Outre les sens, nous avons notre raison. Or, c’est bien elle qui joue un rôle dans notre appréhension de la réalité. En effet, prenons par exemple un objet qui a la forme du cube. Il est clair que nous ne voyons jamais la totalité de ses faces. Pourtant, nous lui attribuons bien six faces. C’est donc que percevoir c’est juger comme Descartes le soutient à juste titre dans la seconde de ses Méditations métaphysiques. Aussi ne peut-il être question de faire confiance au seul témoignage des sens. En effet, ils ne nous livrent que des apparences. D’un côté, ils produisent maintes illusions comme celles qui consistent à voir un bâton droit brisé dans l’eau, à voir le Soleil de la taille d’une pièce d’un euro ou à croire que le paysage est en mouvement lorsque l’on est sur le pont d’un bateau. D’un autre côté, l’analyse des données des sens montre qu’ils ne nous livrent pas ce que nous percevons comme réel.
En effet, mes sens ne me livrent que des impressions ou des données des sens – sense-data comme disent Russell (cf. Problèmes de philosophie) et les philosophes anglo-saxons. Je regarde une table. Sa couleur, les reflets de la lumière, le grain du bois sous mes doigts, les sons qu’elle rend, autant d’éléments que j’attribue à la même table. Ce n’est donc pas mes sens qui me donnent la réalité de cette table. C’est mon jugement qui lui attribue une réalité et une extériorité par rapport aux pures données de mes sens.
C’est la raison pour laquelle Platon, au début du livre VII de sa République, proposait déjà la thèse d’une perception par les sens fondamentalement illusoire dans sa fameuse allégorie de la Caverne. En effet, il représentait des hommes dans une caverne attachés et regardant le fond de cette caverne. Dans leur dos des objets portés par d’autres hommes derrière un mur étaient éclairés par un feu et projetaient des ombres que les prisonniers prenaient pour la seule réalité. Notre perception, si elle résidait seulement dans les données des sens, ne nous livrerait pas la réalité, mais l’apparence de la réalité, apparence d’autant plus pernicieuse qu’elle se donnerait pour la réalité. Les sens sont en quelque sorte les chaînes qui nous maintiennent prisonniers et nous empêchent de découvrir le réel.
Pourtant, ne faire confiance en nos sens que si la raison ordonne leur témoignage n’est peut-être pas si évident qu’il n’en a l’air. En effet, lorsque j’affirme que c’est le bateau qui est en mouvement et non le paysage ou que c’est la Terre qui tourne autour du Soleil et non l’inverse, c’est bien sur des données des sens que je m’appuie. Sans les sens faisaient remarquer Epicure (Lettre à Hérodote) puis Lucrèce (De la nature), aucune vérité ne serait possible. La raison tomberait dans une régression infinie pour démontrer ce qui est réel. Seule, la raison ne peut rien affirmer de réel. Aussi ne faut-il pas penser que notre sentiment de la réalité est bien donnée par les sens et non par la raison ? Mais est-ce à dire qu’il est fondé ?

C’est que les fameuses illusions des sens demandent à être réexaminées. Loin d’être certaines, elles ne seraient pas aperçues si une certaine familiarité de nos sens ne nous les faisait remarquer. D’une part, les données des sens se confirment mutuellement. C’est parce que je puis par le toucher saisir le caractère droit du bâton et que je l’ai vu droit hors de l’eau que j’attribue à l’eau la déformation de son apparence visuelle. Et encore pourrait-on dire avec Epicure et Lucrèce que le bâton est bien brisé dans l’eau et qu’il n’y a aucune raison d’en douter.
Reste qu’il n’est pas possible de dire que le témoignage des sens soit toujours vrai car sinon il faudrait admettre deux objets où il n’y en a qu’un comme dans le cas du bâton brisé. Il est préférable de considérer comme Kant dans l’Anthropologie d’un point de vue pragmatique que les sens ne jugent pas. C’est la raison pour laquelle on peut leur faire confiance. En effet, sans les sens il ne serait pas possible d’affirmer quoi que ce soit sur ce qui est extérieur. Par eux, nous sommes ouverts au monde. Or, si on distingue l’apparaître de l’apparence, on peut dire que les sens font apparaître les choses et que l’apparence vient de l’entendement qui juge. Par exemple, que la Terre soit immobile ne va pas de soi. Sachant comme dans l’expérience du paysage qui semble défiler que l’apparaître de l’immobilité est relatif, il était possible d’émettre l’hypothèse du mouvement de la Terre, ce que les Grecs firent dès le V° siècle avant Jésus-Christ, notamment dans le modèle du pythagoricien Philolaos. Au III° siècle av. J.-C. déjà, l’astronome Aristarque de Samos proposait un modèle héliocentrique.
C’est pourquoi seule la confiance dans les sens rend possible l’usage de la raison et non l’inverse. Toutefois, la difficulté est de comprendre comment les sens peuvent donner le sentiment de la réalité. En effet, la confirmation qu’ils se donnent mutuellement n’est que le résultat de l’habitude. Pour reprendre un exemple souvent utilisé par Hume, notamment dans l’Enquête sur l’entendement humain, que le Soleil se lèvera demain, ne peut être inféré qu’en s’appuyant sur l’expérience passée. Aussi celle-ci ne garantit-elle nullement du réel, entendu comme ce qui existerait hors de nous, qui serait stable et indépendant de nous. Tout se passe comme si nous considérions comme réelle l’apparence qui se montre le plus souvent.
Ainsi ne faudrait-il faire confiance ni aux sens ni à la raison, c’est-à-dire qu’il n’y aurait aucune condition qui ferait que nous puissions faire confiance à nos sens. Pourtant une telle défiance est contredite par l’expérience courante qui nous montre confiant. Ce que Hume admet dans la section XII de l’Enquête sur l’entendement humain. Lorsque nous agissons, nous croyons bien à une réalité extérieure. Mais surtout ne conduit-elle pas à faire d’un concept du réel que rien ne garantit la source d’une critique de la perception par les sens qui est seule à même de fonder notre rapport à ce qui nous est extérieur ?

En effet, que le réel soit toujours le même, stable, indépendamment de la perception que nous en avons, est une construction de l’esprit. Nul doute qu’elle ne soit utile pour la connaissance scientifique du réel, car elle permet d’affiner toujours plus les expériences. Elle permet, en outre, de proposer des modèles de nos sensations. C’est ainsi que les expériences d’optique permettent de concevoir la couleur comme des longueurs d’onde ou des corpuscules qui viennent frapper nos yeux. Il n’en reste pas moins que le savant comme tout autre homme use tout autrement de sa perception. D’abord, lorsqu’il fait une expérience, il ne peut pas ne pas admettre que ce qu’il perçoit est où il le perçoit, c’est-à-dire hors de lui. Dans l’hypothèse inverse, ses thèses sur le réel seraient de pures illusions. Descartes ayant un moment proposé cette thèse pour fonder son doute, est-il vraiment possible de penser que la vie n’est qu’un songe ?
Or, une illusion ne peut être saisie que sur fond de perception. En effet, admettons un doute à la façon de Descartes qui porte sur la réalité de nos perceptions. L’argument dans la quatrième partie du Discours de la méthode est que nous avons les mêmes pensées lorsque nous dormons que lorsque nous sommes éveillés. Par conséquent, les représentations que nous avons, éveillés peuvent être des illusions de même nature que nos songes. Comme Merleau-Ponty en a fait la remarque dans la Phénoménologie de la perception (1945), un tel doute présuppose ce qui est en question. Car, si je n’avais pas la croyance fondamentale de la distinction entre l’état de veille et le rêve, je ne pourrais douter de mes perceptions. De même, c’est bien parce que je distingue les supposés erreurs des sens des perceptions vraies que je puis douter, en apparence, de vraies perceptions. C’est que je ne puis, comme Descartes l’a fait, séparé ma conscience de ce dont elle est conscience. Plus précisément, la certitude de ma conscience apparaît dans la certitude de la perception.
Mais comment est-il possible de savoir qu’une perception est vraie ? Remarquons d’abord que la perception est globale et que ce n’est que par abstraction ou dans des conditions anormales que l’on distingue les cinq sens comme Merleau-Ponty l’indique dans « Le cinéma et la nouvelle psychologie » (1945 in Sens et non-sens, 1948). La chose perçue l’est par plusieurs sens. Par exemple un met est perçu aussi bien par la vue que par le goût comme le savent les cuisiniers. Ne parle-t-on pas d’une couleur chaude ou froide ? Aussi la perception de l’aveugle est-elle une perception diminuée. Les autres sens compensant le sens manquant. Par exemple l’aveugle se déplace grâce au toucher et à l’ouïe en même temps. Les sons qu’il entend lui permettent de se représenter les couleurs.
À quoi s’ajoute que la perception occupe du temps et découvre progressivement son objet. Le fameux cube qui passe pour impossible à percevoir ne l’est que dans cette expérience abstraite qui consiste à le regarder dans l’instant. Or, non seulement le toucher peut donner les faces non vues, mais la vue elle-même peut parcourir le cube. Il n’est rien d’autre que la série des perceptions que l’on prend de lui : ni un objet jugé, ni une mystérieuse réalité qui se cacherait derrière la perception. À l’inverse, c’est à même la perception que l’illusion apparaît. Par exemple, si je crois entendre quelqu’un frapper à la porte. Je l’ouvre, il n’y a personne. Je sais qu’il s’agit d’une illusion parce que ma perception n’est pas pleine. Il en va de même pour les fameuses illusions que l’astronomie a mis des millénaires à corriger. Là encore, l’illusion est apparue sur fond d’une perception bloquée. Lorsque Galilée (1564-1642) a découvert que la planète Vénus avait des phases comme la Lune, ce que l’hypothèse héliocentrique de Copernic (1473-1543) prévoyait, et non l’hypothèse géocentrique de Ptolémée[1] (90-168) la perception d’une Terre immobile est apparue à même la perception comme une illusion.

En fin de compte, il est tout à fait possible de faire confiance à nos sens pour nous dévoiler le monde et les choses du monde. Pour cela, il est nécessaire de ne pas confondre la perception et le jugement. Celui-ci ne peut jamais se prononcer directement sur la réalité. Aussi le doute relatif aux sens qui s’appuie sur le jugement et sur l’idée d’une réalité stable et toujours identique à elle-même n’est-il pas fondé. De même n’est pas fondé le doute qui s’appuie sur une analyse de la perception en termes de sensations disjointes et opposées. Pensée comme une saisie toujours globale et progressive du monde, la perception nous permet de faire confiance en nos sens, jusques et y compris pour lever les illusions, c’est-à-dire les perceptions inachevées.


[1] Cet astronome (et astrologue aussi), le dernier grand de l’antiquité non chrétienne, était, pendant le Moyen Âge, aussi bien dans le monde chrétien que dans le monde musulman qui l’a fait connaître au premier, la référence en matière de représentation de l’univers. Simplifiée, cette représentation est celle d’une Terre ronde autour de laquelle tournent en cercles les sept planètes (dans l’ordre la Lune, Mercure, Vénus, Soleil, Mars, Jupiter, Saturne) puis les étoiles.

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