Les États, qu’ils
soient démocratiques ou pas, n’hésitent pas à censurer certaines œuvres d’art.
Les artistes font alors les frais de ce contrôle de l’État. N’est-ce pas le
caractère libérateur des œuvres d’art que les artistes produisent qui
inquiètent ? Ne nous aident-ils donc pas ainsi à être libres ?
En tant qu’ils
produisent des œuvres inutiles qui nous détachent du réel, ou lorsqu’ils nous
proposent une critique sociale, que l’on pense à l’art engagé, les artistes
semblent favoriser notre liberté. Seulement, n’est-ce pas une illusion de
liberté, analogue au rêve, puisque le réel, y compris la société, ne semble pas
changé par les œuvres d’art qu’ils réalisent ? C’est donc seulement en ce
qu’elles nous “touchent” que les œuvres d’art peuvent nous aider à être libres.
On peut donc
se demander si, en produisant des œuvres, les artistes nous aident à être
libres et si oui, comment.
C’est en tant
que leurs œuvres libèrent du désir ou de tout intérêt que les artistes nous
aident à être libres, c’est surtout en tant qu’ils promettent ainsi une vie
tout autre, ou bien si ce n’est que de façon illusoire, que les artistes nous
aident à être libres.
Le contenu de
l’œuvre d’art nous touche sans que nous le comprenions. N’est-ce pas parce
qu’il nous parle autrement que par l’intelligence ? En effet, quoique certains
classiques aient prétendu assigner à l’art des règles, celles-ci, à supposer
qu’elles soient autre chose que des extrapolations faites après coup, n’ont
jamais déterminé la satisfaction prise à l’œuvre d’art. Aussi plaire a-t-il été
considéré comme la règle des règles (cf. Molière, Critique de l’École des femmes et Racine, préface à Bérénice). Cette satisfaction prise à l’œuvre
d’art se distingue essentiellement du plaisir pris à une démonstration qui
résulte, elle, de la compréhension. Ainsi, cet effet spécifique produit par
l’œuvre d’art sur nous, est-il susceptible de nous aider à être libre,
c’est-à-dire à réaliser nos désirs ? Cette satisfaction peut-elle être
ramenée à un désir ? Dans ce cas l’œuvre d’art serait la réalisation d’un
désir et l’artiste celui qui nous permet d’y accéder. Mais, quel désir serait
susceptible de n’être réalisé que par l’œuvre d’art ? Comment ne pas y
voir une illusion puisque la technique nous livre des objets plus
consistants ? En outre, la science satisfait notre besoin de connaissance.
C’est en histoire qu’il est possible d’apprendre quelque chose sur la bataille
de Waterloo, et non dans Les misérables
(1862) de Victor Hugo (1802-1885), ni dans La
chartreuse de Parme (1839) de Stendhal (1783-1842). C’est la physique qui
permet de comprendre comment aller sur la Lune et non Jules Verne.
L’œuvre d’art,
il est vrai ne peut satisfaire un désir comme un objet réel parce qu’elle est
une représentation, mais, en tant qu’elle est aussi une “réalité”, elle peut
représenter la satisfaction d’un désir comme réelle. Mais encore faut-il que ce
mode de satisfaction ait un sens. Or, tous les désirs ne peuvent être
satisfaits dans l’existence sociale des hommes. Si donc on admet avec Freud que
tout désir ou pulsion a pour but d’être satisfait quel que soit l’objet, on
peut penser que l’absence de satisfaction réelle peut être compensée par une
satisfaction imaginaire. C’est le cas notamment du rêve. Mais, si elle était
l’analogue du rêve, l’œuvre d’art ne pourrait participer d’un processus de
libération car, si le rêve exprime la satisfaction hallucinatoire d’un désir,
loin d’en délivrer, il ne fait qu’y ramener le sujet. Mais, l’œuvre d’art
enveloppe un aspect de réalisation, en tant qu’artefact, raison pour laquelle
elle est une satisfaction réelle du désir. Ainsi Freud, dans Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci
(1910, 1919, 1923) a pensé découvrir en un rêve de Léonard le sens de La Vierge, l’enfant Jésus et sainte Anne.
En effet, l’entrelacement des deux femmes souriantes dont l’une est assise sur
les genoux de l’autre, peut être mis en relation avec le fait biographique d’un
Léonard qui eut deux mères, la biologique et sa mère adoptive. Mais surtout,
c’est le désir d’homosexualité, refoulé, qui s’exprime dans l’énigmatique
sourire propre aux hommes et aux femmes peints par l’artiste dans toute son
œuvre. En effet, le manteau de la
Vierge peut laisser voir un vautour, oiseau d’un rêve de
Léonard selon Freud, qui venait lui toucher la bouche, comme la queue de
l’oiseau sur la bouche de l’enfant Jésus qui serait la représentation de
Léonard. Ce contact sur la toile, le psychanalyste l’interprète comme la
représentation du contact entre un sexe masculin et une bouche. On comprend
alors que, comme le rêve, l’œuvre d’art déforme la réalisation substitutive du
désir. Sa signification touche le spectateur de façon aussi inconsciente
qu’elle est exprimée par l’artiste. C’est ce que montre encore mieux
l’interprétation de l’Hamlet de
Shakespeare par le psychanalyste Jones. L’indécision fameuse du héros à venger
son père s’explique par le désir inconscient d’être à la place de son oncle qui
a tué son frère, soit le père d’Hamlet, et épousé sa belle-sœur, soit la mère
d’Hamlet. Le plaisir pris à la représentation de la pièce s’explique par le
fait que ce désir, qui forme le noyau du complexe d’Œdipe, existe en chaque
spectateur.
Aussi, l’œuvre
d’art libère du désir, non pas en le supprimant, mais en le réconciliant avec
la réalité sociale. Ainsi, par ce moyen que, dans l’Introduction à la psychanalyse (chapitre 22 et surtout 23), Freud
nomme la sublimation, l’artiste se réconcilie avec la vie sociale, sans quoi
son désir l’asservirait. Ainsi, l’artiste par la production d’œuvres d’art,
nous aiderait à être libres, c’est-à-dire nous permettrait d’être disponibles
pour la vie en société en présentant, dans une œuvre réalisé, notre désir, ce
par quoi elle diffère du rêve.
Or, une telle
conception du rôle de l’artiste le réduit au statut de producteur de sédatifs
sociaux, puisque l’impossibilité de satisfaire le désir est mise sur le compte
du sujet et non sur celui de la société et de ses interdits. Cette conception
peut même rendre possible un art engagé, c’est-à-dire un art qui se soumet aux
impératifs d’une doctrine sociale, ou d’une propagande, ou bien un art qui n’est
plus que publicité. On comprend alors la prétention de la publicité à passer
pour de l’art et sa capacité à utiliser des œuvres d’art ou des recettes prises
aux grandes œuvres. Une publicité pour une moutarde mettait en scène un poète
romantique, vu à travers la reprise d’un tableau de Caspard-David Friedrich (1774-1840)
représentant un homme, vu de dos, sur une montagne qu’il contemple de haut. Ne
faut-il pas plutôt concevoir un tel art comme asservissant à la réalité
sociale ? On comprend comment la théorie de Freud a pu intéresser le poète
surréaliste, André Breton (1896-1966), comme élément d’une libération du désir
qu’il appelait de ses vœux et comment en retour Freud a pu considérer les
surréalistes comme des fous, leur préférant les œuvres “classiques” qui, en
tant qu’anciennes, ont perdu leur puissance directement critique. Bref, la
conception de Freud reste ambiguë. Le peintre, Dali, qui fut un temps
surréaliste et qui finit par faire de la publicité illustre à merveille cette
ambiguïté.
N’est-il pas
alors nécessaire de penser l’œuvre d’art comme libérant du désir, par quoi
l’art favoriserait la liberté au point de vue de la connaissance et de
l’action ? Car, être libre, c’est moins réaliser ses désirs que ne pas y
être asservi. Remarquons que l’interprétation de l’œuvre d’art par la
biographie de l’artiste, même revue par la psychanalyse se heurte à une limite
que Freud reconnaissait : elle n’explique pas la production de l’œuvre.
Or, on peut dès lors contester que le contenu se réduise à la biographie,
quoique celle-ci puisse être un des matériaux de son élaboration. Aussi, l’idée
selon laquelle l’œuvre d’art répond au désir, est en ce sens, obscure. Au
contraire, l’expérience esthétique, y compris face aux produits naturels,
montre que la satisfaction est indépendante du désir puisque, face à la nature,
le désir appelle à la consommation de l’objet et non à la contemplation. De
même, une œuvre d’art ne se manipule pas comme un objet technique. C’est la
raison pour laquelle on peut dire avec Kant que le beau est l’objet d’une
satisfaction désintéressée (cf. Critique
de la faculté de juger, §5). Qu’est-ce qui appartient spécifiquement à la
production de l’œuvre d’art ? À la différence de l’objet technique qui
satisfait un désir et dont la production peut se ramener à des règles, l’œuvre
d’art réside en une libre invention qui porte sur les règles elles-mêmes, ce
pour quoi le génie est requis pour penser la production de l’œuvre selon Kant.
Dire que les beaux-arts sont les arts du génie (Critique de la faculté de juger, §46), c’est indiquer que l’œuvre
d’art n’est pas la réalisation de principes antérieurs, mais que les règles de
sa production ne peuvent être extraites d’elles qu’après coup. Le génie est
exemplaire (ibid., §47), il n’imite
ni la “nature”, ni les autres génies, même si l’art comporte une part de
technique qui s’acquiert, et même si le génie sans la discipline du travail ne
peut qu’être stérile.
Aussi, l’œuvre
d’art implique une liberté de penser par rapport aux règles. La satisfaction
est liée à l’absence de concept, c’est-à-dire que l’appréhension de l’œuvre
laisse l’entendement et l’imagination s’accorder librement. L’une produit selon
des règles qui ne sont par des concepts, l’autre n’apporte que la forme de
l’universalité. Lorsque Baudelaire écrivait dans le poème, La beauté, « Je suis belle, ô mortels ! comme un rêve de
pierre », il invente une image qui ne se laisse pas réduire au concept de
comparaison, ni à celui d’oxymore. Ainsi, le rêve qui évoque l’irréel et la
pierre la solidité sont associés comme une comparaison qu’exprime la beauté à
propos d’elle-même. Le vers donne son sens à chacun des termes en déformant et
en transformant le sens courant des mots.
Or, si le génie, c’est la nature donnant ses règles à l’art selon Kant
dans le § 46 de la Critique de la faculté
de juger, n’est-ce pas que, contrairement aux libres beautés naturelles, il
est soumis à des règles ? La contemplation des beautés naturelles serait
alors plus susceptible de nous libérer du désir et des règles de l’entendement
pour appréhender, comme ils se présentent, les objets qui nous sont donnés dans
l’expérience. Contempler la mer, sans intention de l’utiliser, ni de la
connaître, me dispose à faire un libre usage de mes facultés intellectuelles,
alors qu’un poème comme « Marine » de Rimbaud[1] exige
de moi que je cherche l’intention de l’artiste.
Toutefois, don
inné ou acquis comme le soutient Nietzsche dans Humain, trop humain I, peu importe pour notre propos, le génie
invente des règles. Ainsi, du point de vue de la connaissance, l’art libère de
l’application stricte de règles qui contraignent l’esprit, y compris en ce qui
concerne la perception. C’est l’œuvre d’art qui dispose à contempler de façon
esthétique la nature. La beauté naturelle présuppose la beauté artistique et en
dérive. C’est ainsi que Caspar-David Friedrich réduit la perspective
géométrique dans Le Moine au bord de la
mer, commençant ainsi à briser une règle inventée à la Renaissance. Parce
qu’elle dispose l’esprit à percevoir autrement, l’œuvre d’art donne à penser,
elle libère pour la pensée. D’un autre côté, elle dispose à la liberté morale.
En effet, celle-ci peut se définir comme obéissance à la raison, c’est-à-dire à
l’universalité. Aussi, il apparaît nécessaire que le sujet soit libre par
rapport à tout intérêt, y compris l’intérêt moral, pour que le respect de la
morale ne soit pas déterminé par un intérêt. C’est en ce sens que le beau est
le symbole de la moralité selon Kant (Critique
de la faculté de juger, §59) et donc, que l’art y conduit, même s’il ne
doit pas se conformer à des principes moraux comme l’exigeait Platon (cf. La république, l. III et l. X ; Les Lois, l. VII).
Toutefois,
l’analyse de Kant sépare l’art de la vie. Dès lors, la double libération que
constitue l’art est aussi une double aliénation puisqu’elle laisse intact la
connaissance et la morale. Ainsi, l’art libère du désir, mais le désir ne
reste-t-il pas alors soumis à la contrainte sociale ? Qu’est-ce qu’une
libération qui ne modifie pas son objet ? Ainsi, en quoi les artistes nous
aident-ils à être libres si ce qu’ils produisent n’a aucun effet sur la vie ou
plutôt ne doit en produire aucun selon le concept kantien de l’œuvre d’art ?
Ainsi, penser
comme réalisation de désirs refoulés par les exigences sociales, l’art apparaît
aliéné, c’est-à-dire qu’il est réduit à une sorte d’orthopédie sociale ou de
cure psychologique sauvage. Toutefois, penser comme libérant du désir, l’art
n’apparaît que comme une vaine activité qui laisse le désir à son aliénation.
Même s’il s’agit comme dans le surréalisme de libérer le désir de chacun par la
production d’œuvres qui l’expriment en dehors de toute contrainte sociale et
même esthétique, notamment par la pratique de l’écriture ou du dessin
automatique, cela ne change en rien les conditions sociales. Cet argument que
les communistes adressèrent aux surréalistes amena notamment certains d’entre
eux, comme Louis Aragon ou Paul Eluard, à abandonner la poésie pure, pour
produire des œuvres engagés. On peut même avec Sartre faire remarquer que si la
peinture ou la musique peuvent être pures, parce qu’elles sont compositions de
couleurs et de formes, de sons et de rythmes, la littérature est nécessairement
engagée, parce qu’il n’y a pas de description ou de récit neutres (cf. Qu’est-ce que la littérature ?).
Mais, un artiste engagé n’aide que son parti dont on peut se poser la question
de savoir s’il favorise la liberté. En quoi le poème qu’Eluard écrivit pour et
sur Staline a-t-il aidé quelqu’un à être libre ? En quoi l’engagement de
l’écrivain Pierre Drieu La
Rochelle , en faveur du nazisme, a-t-il aidé qui que ce soit à
être libre ? A supposer même que l’engagement de l’artiste soit en faveur
de la liberté, ce n’est pas en tant qu’artiste, mais en tant que porteur de
certaines idées, philosophiques ou politiques. Ce serait alors à la philosophie
ou à la politique que reviendrait l’honneur de nous aider à nous rendre libres.
Or, ne faut-il
pas voir dans l’art, à la fois une réalisation du désir aliéné et une
libération de ce désir ? C’est-à-dire, n’est-ce pas que l’œuvre d’art est,
selon le mot de Stendhal à propos du Beau, « une promesse de
bonheur » (cité par Nietzsche dans
La généalogie de la morale, III, 6) ? La séparation de l’art et de la
vie a été contestée par l’art moderne. Lorsque Marcel Duchamp présente un urinoir
renversé, signé “R. Mutt 1917”, qu’il nomme « Fontaine », il récuse
l’opposition traditionnelle de l’art et de la technique en transformant un
objet industriel en œuvre à exposer. Il nie également les exigences classiques du
génie et du métier, qui isolent l’artiste des autres hommes et les rendent
impropres à l’art, puisque le moment technique de l’art est réduit à presque
rien. Enfin, il présente à la contemplation un objet qui renvoie à la vie dans
ses aspects les moins “élevés”. Certes, on pourrait nier qu’il y ait là une
œuvre d’art. Pourtant, ce serait figer l’art dans un classicisme qui se réfute
lui-même, puisqu’il consiste à poser que quelques œuvres originales sont des
règles éternelles, alors que leur originalité fut invention en leur temps. Or,
Duchamp propose une “œuvre” qui interroge l’idée même d’œuvre d’art,
conformément au concept de l’art qui est d’inventer des objets singuliers qui
touchent la sensibilité et la pensée. De même, l’extinction progressive de la figuration
en peinture (cf. Le carré blanc sur fond
blanc de Malevitch, exposé en 1918) ou l’absence de cohérence dans la
figuration (cf. René Magritte, «les vacances de Hegel », de 1958 où l’on
voit sur un fond orange un verre d’eau sur un parapluie, le tout ne reposant
sur rien, ce qui est une présentation de l’absence de fondement du réel, le
titre indiquant l’opposition à une philosophie qui a tenté de tout fonder, y
compris l’art) ou une figuration de la sensation (cf. l’œuvre de Francis Bacon où
les visages déformés libèrent des sensations tristes et fortifiantes à la fois)
montrent que du point de vue de la forme, l’art s’est progressivement libéré de
certains canons, de certains interdits, et notamment de l’exigence d’un art
pur, éthéré, planant au-delà de la vie.
Ainsi l’art
moderne exprime le paradoxe de la double libération que vise l’art. Du point de
vue du désir, l’art vise à réaliser les désirs refoulés ou plutôt anticipe,
c’est là un aspect de la promesse, la réalisation du désir. C’est la raison
pour laquelle, quant à leur contenu, les œuvres, notamment littéraires et
plastiques, présentent les désirs les plus immoraux. En un mot, c’est de la
morale sociale que l’art libère. Il peut donc, comme Georges Bataille
(1897-1962) l’avait vu, dans Lascaux ou
la naissance de l’art (1955), être interprété comme une transgression, et
ceci dès la peinture pariétale, où sont peints, énigmatiquement, les animaux
peu ou pas consommés, c’est-à-dire, une vie non socialisée. Mais, en tant que
le désir est socialisé, c’est de lui que l’art libère. Ainsi, les analyses de
Freud et de Kant présentent deux moments solidaires. Du point de vue de la
connaissance, l’art invente de nouveaux affects et percepts, ce pour quoi il
donne à penser et invite la connaissance à se faire invention. En effet, si de
nouvelles façons de voir et de sentir sont possibles, loin d’avoir à découvrir
une réalité déjà faite qui n’est que le résultat de la réification due aux
exigences sociales, la pensée a pour tâche d’inventer de nouveaux concepts.
C’est en ce sens que l’art est libérateur pour la pensée, notamment
philosophique, selon Bergson (cf. La
pensée et le mouvant). Ainsi, Turner a libéré la couleur pure et l’a donnée
à voir. Proust a libéré l’idée d’un amour dont l’objet, loin d’être la
recherche de quelque unité perdue ou d’une hypothétique beauté absolue,
présente sous les traits d’Albertine, une pure multiplicité (cf. A la recherche du temps perdu. La
multiplicité des visages d’Albertine que voit le narrateur à la fin de A l’ombre des jeunes filles en fleurs
lors de leur première rencontre, leur amour sera la douloureuse découverte par
le narrateur des différentes Albertine). Enfin, les artistes empêchent la
réflexion morale de s’endormir en proposant des œuvres qui se situent sur son
terrain privilégié : celui du cas. Même immorales en apparence, les
œuvres, notamment littéraires, parce qu’elles présentent des situations
singulières, donnent à penser. Ainsi Laclos dans Les liaisons dangereuses présente, en la figure de la libertine
Marquise de Merteuil, la triste condition faite aux femmes par les hommes et
une tentative de s’en libérer, qui, pour immorale qu’elle soit, n’en préfigure
pas moins l’espoir d’une libération.
Ainsi, les artistes ne nous aident pas à être
libres au sens où leurs œuvres nous permettraient la libre disposition de
nous-mêmes vis-à-vis de nos désirs auxquels elles donneraient un substitut de
satisfaction, ce qui ne serait qu’une illusion de liberté. Ce n’est pas en
s’engageant, c’est-à-dire en se mettant aux services d’idées toutes faites que
les artistes nous permettraient d’être libres, puisque s’engager, c’est
transformer l’œuvre d’art en propagande ou en publicité, ce qui ne peut être
efficace qu’à la condition de répéter des formes esthétiques usées. Ce n’est
pas non plus en tant qu’elles rendraient possibles l’action et la pensée libre
de désir que les œuvres d’art nous aideraient à être libre, puisqu’elles nous
laisseraient asservis à la réalité sociale et aux désirs qu’elle fait naître en
nous. Mais en tant qu’elles présentent, en des choses faites, la promesse d’une
vie, qui, dans tous ses aspects, est libre, les œuvres que créent les artistes
authentiques, ceux qui inventent et qui nous surprennent d’abord, nous
disposent à un tout autre rapport au monde, y compris social, que celui de la
fourmi travailleuse que les exigences de la vie sociale imposent aux hommes, à
savoir un libre rapport au triple point de vue de la sensibilité, de la
connaissance et de l’action.
[1] Voici
le poème : Les chars d’argent et de cuivre – / Les proues d’acier et
d’argent – / Battent l’écume, - / Soulèvent les souches des ronces – / Les
courants de la lande, / Et les ornières immenses du reflux, / Filent
circulairement vers l’est, / Vers les piliers de la forêt, - / Vers les fûts de
la jetée, / Dont l’angle est heurté par des / tourbillons de lumière.
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