Il est d’usage
de distinguer entre les questions techniques qui portent sur les moyens et les
questions morales qui portent sur les fins. Dès lors, quelle que soit la
technique qu’on examine, quelle que soit son évolution, la morale ne peut que
rester la même.
Cependant, un
changement technique permet de nouvelles actions et donc implique un examen du
point de vue moral qui est susceptible de modifier, voire de transformer la
morale dans la mesure où le sujet dispose de possibilités qu’il n’avait pas
jusque là en bien comme en mal.
On peut donc
se demander si la technique peut transformer la morale.
La technique
désigne à proprement parler le domaine du savoir-faire qui use d’outils,
c’est-à-dire de moyens fabriqués en vue de certaines fins. Comme le souligne Kant
dans la Critique de
la faculté de juger (1790), il ne suffit pas de connaître les chaussures
pour être cordonnier. Il faut savoir les fabriquer, ce qui ne s’apprend que par
la pratique. La technique apparaît alors comme indépendante de la morale qui
elle a pour domaine le bien et le mal et partant les fins à poursuivre et
celles à éviter. Si la morale a à examiner la technique, c’est en tant qu’elle
permet de réaliser certaines fins. Par contre, la technique ne peut rien dire
des fins de la morale. Socrate selon Platon dans l’Apologie de Socrate, critiquait les artisans qui, au nom de leur
savoir spécifique, se croyaient capables de parler des choses les plus
importantes, c’est-à-dire les valeurs.
En effet, une
question technique relève de ce que Kant nomme un impératif hypothétique. La
fin étant posée, je cherche quel moyen peut me permettre de la réaliser au
mieux. Mais que je doive poursuivre cette fin, aucune technique ne me le dit
quant au fond. En effet, lorsque la question de la réalisation de la fin est
une question technique c’est qu’elle le moyen d’une autre fin. En dernière
instance, les fins ultimes, c’est-à-dire les fins qui ne sont jamais les moyens
d’autre chose ne ressortissent pas à la technique mais à la morale. Les fins
morales relève de l’impératif catégorique qui me prescrit ce que je dois faire
sans condition.
Que de
nouvelles techniques ne puissent transformer la morale se montrent par le fait
que c’est au contraire la morale, bien ou mal comprise d’ailleurs, qui les
justifie. Ainsi les problèmes liés à la procréation assistée ont pour source le
souci moral de permettre à toutes les femmes de porter des enfants. La morale
peut donc donner une impulsion à la recherche technique. Et les possibilités
que la technique offre ne légitiment aucune fin. Que le clonage permette de
cultiver des cellules ne justifie pas que l’on veuille cloner des humains pour
s’en servir comme de doubles pour prélever leurs organes au fur et à mesure des
besoins. En effet, la morale interdit d’utiliser une personne simplement comme
un moyen.
Toutefois, la
morale n’est peut-être rien d’autre que l’expression de la vie sociale. Or,
celle-ci dépend de la technique. Dès lors, la réflexion morale n’est-elle pas
transformée par la technique dans son développement ?
On peut en
effet penser avec Marx que la morale ressortit à la sphère de l’idéologie. Pour
le comprendre, il faut partir de l’idée que les hommes produisent leur
existence avec des outils qu’ils ont eux-mêmes fabriqués de sorte que la
séparation entre les fins et les moyens est une abstraction. En effet, l’usage
de l’outil vise une fin qui est à chaque fois bonne ou mauvaise du point de vue
moral. Chacun ayant une place déterminée dans la société se voit assigné à tel
usage par rapport à la totalité du dispositif technique de la société. Un
chasseur Guayaki tel que Pierre Clastres (1934-1977) le décrit dans La société contre l’État (1974) qui
chasse mal met en péril sa tribu. Un chasseur dans notre société qui rate sa
cible satisfait au moins les ligues de protection des animaux. La chasse n’est
pas la même technique dans l’un et l’autre cas en ce sens qu’elle n’a pas le
même rôle social.
Aussi, selon
la technique dont ils disposent les hommes ne se posent-ils pas les mêmes
questions morales. Ainsi à l’économie essentiellement agricole et à la
civilisation urbaine de l’antiquité correspond une interrogation sur le bon
usage de l’esclave. Et Aristote a pu soutenir dans le livre I de La
Politique que certains hommes sont naturellement
esclaves. Par contre, le capitalisme a amené la disparition de l’esclavage et
son remplacement par le prolétariat, autrement dit par des travailleurs qui ne
possèdent que leur force de travail qu’ils sont contraints de vendre sur le
marché du travail. La morale a enregistré ce changement avec l’idée que tous
les hommes sont libres, qu’ils sont tous des personnes, des fins en soi et non
simplement des moyens. Par contre qu’il y ait toujours un groupe de chômeurs,
soit une « armée de réserve industrielle » selon l’expression
de Marx dans le livre I du Capital (VII° section : Accumulation du
capital, chapitre 25 : Loi générale de l’accumulation capitaliste, III. –
Production croissante d’une surpopulation relative ou d’une armée industrielle
de réserve), qui permet aux salaires de ne pas être trop élevés, ne pose aucun
souci moral. Mieux. Le travail étant pensé dans notre culture comme une
obligation, le chômeur doit se sentir coupable de ne pas travailler tout en
étant un produit social. Si son sort est vraisemblablement plus satisfaisant
que celui de l’esclave de l’antiquité, la morale moderne est bien conforme à la
technique moderne.
Dès lors, les grands
changements technologiques bouleversent la morale qui n’est rien d’autre que
l’expression en terme de bien et de mal des conditions sociales d’existence des
hommes. Déjà Montaigne dans ses Essais
faisait dériver la conscience morale des mœurs. Il faut faire un pas de plus et
dire que la technique en tant que force productive détermine les changements
dans les rapports de production des hommes et donc leur morale comme le reste
de l’idéologie, c’est-à-dire de l’expression consciente que les hommes ont de
leur existence.
Pourtant, il
paraît difficile de réduire la morale à l’expression de la technique puisqu’à
la même technique dans une société peut correspondre des réflexions morales
différentes comme le montre la richesse de la réflexion morale chez les
philosophes de l’Antiquité. La morale paraît donc autonome. Dès lors, la
technique ne transforme-t-elle pas la morale en ce sens qu’elle l’amène à
prendre en compte de nouvelles interrogations et donc de nouvelles
réponses ?
C’est que la
morale, ce n’est pas seulement l’interrogation abstraite sur le bien, c’est
surtout l’ensemble des jugements sur ce qu’il est bien ou mal de faire dans
chaque cas. C’est pour cela que la morale est l’expression des mœurs. Et
celles-ci dépendent de la technique. Prenons l’exemple des mères porteuses.
Certes, il ne faut pas faire usage de l’autre comme d’un moyen. Est-ce le cas
de la mère porteuse ? N’est-ce pas elle qui se donne pour aider un couple
en détresse ? Ou bien le couple en mal d’enfants n’a-t-il pas simplement une
volonté narcissique de faire un enfant biologiquement identique ? Le
problème se pose à partir du moment où la technique est présente. De même, il
est mal de tuer. Mais les bombes atomiques posent un tout autre problème que
celui de l’usage des lances ou des arcs : il y va de la survie de
l’humanité. Ainsi, la morale qui étymologiquement provient de “moralis” terme
latin inventé par Cicéron dans le Traité
du destin pour traduire le grec “éthikos” qui désigne la réflexion sur la
meilleure vie possible. Mais cela ne change pas les principes essentiels de la
morale dira-t-on ?
Nullement car
ceux-ci n’existent pas. L’interdiction du meurtre peut rester la même mais la
question de la responsabilité n’a pas le même sens pour le chasseur cueilleur
de la préhistoire et pour un État possesseur de bombes atomiques. Dans ce
dernier cas, il ne suffit pas de s’interroger sur les fins, il faut aussi se
poser la question des conséquences à très long terme. Un chasseur qui en tue un
autre porte atteinte à la loi de la tribu. Par contre, un État qui en attaque
un autre avec des bombes atomiques met en danger l’humanité tout entière.
Aussi la
technique transforme-t-elle radicalement la morale. La réflexion sur le bien et
le mal ne peut plus se contenter de le définir abstraitement et une fois pour
toute. Elle doit prendre en compte les effets négatifs possibles de la
technique sur le long terme et sur la survie de l’humanité. En effet, la
technique moderne qui est l’application de la science a pour but selon
l’expression de Descartes dans la sixième partie du Discours de la méthode de « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature ». Dès
lors, elle apparaît comme une fin et à ce titre elle implique une nouvelle
réflexion sur le bien et le mal.
Bref, le
problème était de savoir si la technique peut transformer la morale. Si on
pense que la technique est du domaine des moyens et la morale du domaine de s
fins, il est évident que la technique ne peut transformer la morale. Or, il est
apparu qu’une telle conception est abstraite. Certes, la technique peut
apparaître comme la condition de la morale la transformation de l’une faire
celle de l’autre. Toutefois, c’est plutôt dans son développement et dans les
problèmes nouveaux qu’elle pose que la technique transforme la morale.
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