C’est une
injonction qu’on entend souvent. Nous devons travailler. Tout se passe comme si
l’absence de travail était une perte. On plaint le chômeur coupé de la vie
sociale. Est-ce à dire que l’homme doit travailler pour être humain ?
Force est de
constater que dans nombre de cultures le travail n’est pas valorisé, voire que
l’idéal est de ne pas travailler. Même dans notre société, on ne plaint guère
le riche oisif. On l’envie. Au pire, on l’accuse d’être injuste. L’humanité
semble possible hors du travail.
Pourtant, non
seulement cela n’est possible qu’en s’appuyant sur le travail des autres,
c’est-à-dire en étant inhumain au sens moral, mais l’oisiveté totale semble une
sorte d’absence de vie ou de vie de larve et non une vie humaine.
Dès lors,
est-ce un devoir, une obligation ou une nécessité pour l’homme de travailler
pour être humain ou bien l’homme peut-il réaliser son humanité en dehors du
travail ?
Dans toutes
les sociétés, les hommes travaillent. Mais ils parlent ou ils prient aussi. Dès
lors, en quoi le travail est-il spécifique ? Qu’a-t-il de spécifiquement
humain ? On peut dire avec Marx dans le livre I du Capital (1867) que le travail est humain à partir du moment où
l’individu se représente ce qu’il va faire. C’est la différence entre l’abeille
et l’architecte. Lui construit d’abord dans sa tête son bâtiment là où elle
agit instinctivement. Mais ce n’est pas alors le travail qui fait l’humanité de
l’homme au sens de ce qu’il y a de propre à l’homme, c’est la conscience de ce
qu’il fait.
Il faut donc
préciser que le travail joue un rôle spécifique, à savoir qu’il rend possible
l’apparition des autres facultés. C’est ce que montre Marx dans le livre I du Capital. En effet, travailler implique
une concentration sur le but qu’on s’est fixé qui est comme une loi à laquelle
la volonté se subordonne. Dès lors, grâce au travail, l’homme non seulement
développe ses facultés, mais il apprend à se connaître : il se fait
lui-même. C’est pour cela que le travail entendu comme effort pour réaliser
quelque chose d’utile à la vie sociale est nécessaire pour développer
l’humanité de l’homme. C’est une nécessité pour l’homme de travailler pour
faire son humanité.
Aussi, même si
dans certaines cultures on nomme travail certaines activités et autrement les
autres, l’effort, lui, est toujours nécessaire pour réaliser quelque chose. Et
c’est l’effort qui constitue l’essence du travail. Et c’est par l’effort que
l’homme se fait lui-même. La plupart des Anciens considéraient le travail comme
une activité réservée aux esclaves. Mais ils louaient les efforts pour
apprendre à faire la guerre. On trouve de longues descriptions de travaux dans
les Commentaires sur la guerre des Gaules
de Jules César (100-44 av. J.-C.), notamment sur le pont amovible que ses
hommes ont réalisé pour traverser le Rhin. Bref, un homme qui ne travaillerait
pas, c’est-à-dire qui n’aurait aucune activité constante et suivie pour
réaliser quelque chose, n’apprendrait rien. Il ne serait pas capable notamment
de réaliser certains “choix” qu’exige la vie sociale. Car l’homme doit
apprendre à être humain dans la mesure où il n’a pas comme les insectes sociaux
tels les abeilles et les fourmis d’instinct qui lui indique où et comment il
doit agir.
Cependant, il
ne suffit pas de penser que par le travail entendu ainsi est nécessaire pour
que l’humain se développe pour en faire un devoir car certains travaux sont
réservés à des hommes dont on nie l’humanité. Dès lors, est-ce légitime ?
Ne faut-il pas que tous les hommes aient pour devoir de travailler ?
Tout effort
n’est pas un travail. L’étymologie du mot qui le fait dériver du bas latin tripalium, qui en fait un joug où on
attachait les esclaves pour les torturer, l’associe à l’effort pénible, qui
fait souffrir parce qu’il est imposé. C’est pour cela que le travail est
réservé dans de nombreuses sociétés aux dominés. Dans les sociétés primitives,
il est réduit à la portion congrue. Une fois qu’il a réalisé les tâches
nécessaires à sa survie, l’homme primitif bavarde, danse, fait la guerre ou se
livre à des activités religieuses. Pierre Clastres dans La société contre l’État (1974) ou Marshall Sahlins (né en 1930)
dans Âge de pierre, âge d’abondance
(1972, traduction française 1976), ont montré que l’homme primitif ne travaille
guère plus de trois heures par jour si on peut faire une telle moyenne. Au
travail, on peut lui opposer l’activité humaine par excellence, celle qui est
choisie. Faire la guerre exige un effort. Mais ce n’est pas un travail sauf
pour le mercenaire dans la mesure où c’est un choix. Et c’est même le choix de
la manifestation de son humanité à l’autre selon Hegel.
Ainsi dans sa Propédeutique philosophique, Hegel
montre que c’est celui qui dans la lutte pour la reconnaissance a choisi la vie
plutôt que la liberté qui est le serviteur. Lui travaille. Et il le fait par
crainte de son maître. Au contraire, le maître ne travaille pas. En travaillant
toutefois, le serviteur apprend à réaliser dans les choses sa propre volonté,
il se forme à l’humanité. Il lui faudra se révolter pour la reconquérir. Aussi
si l’homme doit travailler pour être humain, ce n’est pas parce que c’est là
son essence. C’est d’abord parce que c’est un moment dans la réalisation de son
humanité. Mais c’est aussi parce que c’est un devoir moral. Le maître en ne
travaillant pas ou tout autre exploiteur en niant l’humanité de l’autre bloque
le processus de reconnaissance par lequel chaque homme peut être reconnu et
ainsi être humain au sens moral. Et c’est l’humanité au sens moral qui fait
l’humanité.
Néanmoins, une
chose est de ne pas profiter des autres, une autre de faire du travail une
valeur obligatoire pour être humain. Car nombre de travaux n’ont aucun intérêt.
Dès lors, ne faut-il pas penser que le travail n’est pas essentiel pour que
l’homme soit humain ?
Si l’effort
est nécessaire, il ne suffit pas à définir le travail. Certes, il y a une sorte
de nécessité du travail dans nombre d’activités. Un musicien doit travailler
son instrument et un homme politique sa communication – ce à quoi servaient les
écoles de rhétorique de l’antiquité. Mais qu’il y ait une part de travail ne
signifie pas que l’activité soit en elle-même un travail.
D’abord parce
que le travail c’est essentiellement l’activité nécessaire pour la vie humaine.
Cette sphère de la nécessité doit être distinguée de celle de la liberté. C’est
pour elle que les Anciens utilisaient les esclaves. Pour immorale qu’elle soit,
cette solution montre que la libre activité est bien distincte du travail et
que l’effort qu’elle nécessite est tout fait différent de l’effort qui est
commandé par les nécessités de la vie.
Ensuite parce
que le travail a pour objet ce qu’on consomme ou d’entretenir ce dont on use.
Aussi, si la vie exige la consommation, si la vie humaine implique qu’on use
d’objets fabriqués, elle ne peut s’y réduire. C’est précisément ce qu’a de
déshumanisant la société de consommation qui est la nôtre et qui fait du
travail une valeur d’humanité. Mais comme Nietzsche dans Aurore (livre III, n°173) l’indique, le travail tel qu’il existait
au xix° siècle, voire encore
maintenant, c’est-à-dire l’activité mesquine, fixée sur la réalisation d’une
tâche parcellaire, n’a d’autre résultat que d’empêcher toute pensée
individuelle et donc toute liberté envers l’environnement social. C’est pour
cela que les produits de consommation recherchés sont les mêmes pour tous.
S’ils changent c’est parce que leur valeur étant nulle, la variation donne
l’apparence de la nouveauté, puisqu’à la différence des grandes œuvres qu’on
s’étonne de toujours redécouvrir, les consommer, c’est les détruire comme le
pain.
En un mot, le
problème était de savoir si le travail était un devoir pour être humain.
Entendu au sens le plus large, le travail comme effort centré sur la
réalisation d’un but permet à l’homme de développer ses facultés proprement
humaines qu’elles soient manuelles ou intellectuelles. Mais dans la mesure où
il faut plutôt l’entendre comme l’effort qui vise à réaliser l’utile à la vie,
voire le nécessaire, l’homme ne doit travailler pour être humain qu’au sens
moral, car c’est la condition pour qu’il reconnaisse l’autre comme humain et
qu’il fasse preuve d’humanité. Abstraction faite de ce sens moral, au sens
ontologique, le travail est une nécessité pour l’homme en tant que vivant et
une société qui sacralise le travail participe à la déshumanisation de l’homme
qu’elle réduit au statut de simple consommateur, c’est-à-dire une sorte
d’appareil à digérer.
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