dimanche 10 février 2019

Corrigé: explication de texte de Nietzsche critique du "je pense"

Sujet
Expliquez le texte suivant :
Pour ce qui est de la superstition des logiciens, je ne me lasserai jamais de souligner un petit fait que ces esprits superstitieux ne reconnaissent pas volontiers à savoir qu’une pensée se présente quand « elle » veut, et non pas quand « je » veux ; de sorte que c’est falsifier la réalité que de dire : le sujet « je » est la condition du prédicat « pense ». Quelque chose pense, mais que ce quelque chose soit justement l’antique et fameux « je », voilà, pour nous exprimer avec modération, une simple hypothèse, une assertion, et en tout cas pas une « certitude immédiate ». En définitive, ce « quelque chose pense » affirme déjà trop ; ce « quelque chose » contient déjà une interprétation du processus et n’appartient pas au processus lui-même. En cette matière, nous raisonnons d’après la routine grammaticale : « Penser est une action, toute action suppose un sujet qui l’accomplit, par conséquent... » C’est en se conformant à peu près au même schéma que l’atomisme ancien s’efforça de rattacher à l’« énergie » qui agit une particule de matière qu’elle tenait pour son siège et son origine, l’atome. Des esprits plus rigoureux nous ont enfin appris à nous passer de ce reliquat de matière, et peut-être un jour les logiciens s’habitueront-ils eux aussi à se passer de ce « quelque chose », auquel s’est réduit le respectable « je » du passé.
Nietzsche, Par-delà le bien et le mal (1886).

La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.


Corrigé
[Le texte est extrait de la première partie de Par-delà le bien et le mal qui s’intitule « Des préjugés des philosophes », c’est l’aphorisme 17 en entier.]

Quoi de plus évident, quoi de plus certain, quoi de plus vrai que « je pense » ou « cogito » ou encore « ego cogito » ? Le nier, n’est-ce pas une contradiction, d’autant plus impossible qu’il me faudrait penser que je ne pense pas, alors que c’est moi qui le penserais ? Et pourtant, on peut soupçonner certaines pensées de ne pas avoir le sujet pour origine, ce qui amènerait à douter de la certitude de l’« ego cogito ». Peut-on donc véritablement s’assurer de la vérité du « je pense » ?
Tel est le problème que résout Nietzsche dans cet extrait de Par-delà le bien et le malparu en 1886. L’auteur critique le premier principe affirmé le premier par Descartes dans le Discours de la méthode en 1637. Il veut montrer qu’il faudra à l’avenir concevoir la pensée comme un processus sans sujet.
Or, cela ne conduit-il pas à une déresponsabilisation radicale du sujet, à une sorte d’innocence s’il est vrai que l’affirmation « je pense » implique aussi et nécessairement un sens moral ?
Qu’est-ce donc qui permet de remettre en cause le primat du « je pense » ? Si le sujet « je » n’est pas le sujet du penser, ne faut-il pas un autre « sujet » quelconque ? Qu’est-ce qui permet de penser qu’il est possible de se passer de la notion de sujet si elle a toujours été jusque-là une condition de toute connaissance ?


Nietzsche nomme logiciens ceux qui affirment la vérité du « cogito ». On peut comprendra par-là, non pas ceux qui sont spécialisés dans la logique, mais, à l’instar des sceptiques antiques, ceux qui soutiennent que la raison (grec : logos), peut, par le raisonnement, accéder à la vérité. Et leur thèse, il la qualifie de superstition. C’est assez paradoxal s’il est vrai que logicien ne peut désigner que celui qui fait un usage rigoureux de la raison. En quoi d’ailleurs faut-il considérer comme logique l’affirmation de l’« ego cogito » ? Car, n’est-ce pas plutôt une vérité d’expérience et non de la seule pensée ? Et d’une expérience que tout sujet ne peut pas ne pas faire pour peu qu’il y soit attentif ? C’est que Nietzsche oppose aux logiciens ce qu’il nomme « un petit fait ». « Petit » parce qu’il ne se fait pas facilement remarquer. « Fait » en tant qu’il s’atteste à la pensée par l’expérience. Or ce « petit fait » est qu’une pensée, c’est-à-dire telle représentation avec tel contenu déterminé, apparaît indépendamment de la volonté du sujet. Dire qu’elle « se présente quand « elle » veut » est une façon de s’exprimer qui met en lumière que le sujet n’est pas responsable de son apparition. Cette expérience, chacun peut la faire.
Nietzsche en déduit qu’il n’est donc pas possible de dire que c’est le sujet « je » qui est la condition du prédicat « pense ». Il critique donc la conception logique de la proposition « je pense » et la promotion du sujet « je ». La proposition « je pense » conçue comme vérité première à l’instar de Descartes lui apparaît donc comme une falsification de la réalité, comprenons une conception fausse plutôt que mensongère. C’est ce qui justifie le terme de « superstition » qui désigne une croyance en un lien entre deux réalités hétérogènes et sans lien. Tel est le cas pour le « je » et le « pense » de la part des logiciens. On voit donc la conséquence sur le plan moral. Ce que je veux s’il est vrai comme Descartes dans les Principes de la philosophie (première partie, art. 9) le soulignait que vouloir est aussi penser, n’est qu’une apparence. Il y a bien plutôt du vouloir en moi qui se manifeste sans moi. Me tenir pour responsable ou pour coupable n’est pas non plus un fait. Si ce n’est pas « je » qui « pense », qu’est-ce donc ?
Dans un premier temps, Nietzsche remplace le « je » par « quelque chose ». C’est donc dire que ce qui pense est quelque chose d’inconnu. Ce n’est pas un sujet au sens de la première personne capable de se connaître en tant que tel et que Descartes a pris pour le fondement ou le premier principe de la connaissance, c’est-à-dire pour une des racines de la métaphysique qui nourrit l’arbre de la philosophie selon son image de la Lettre préface aux Principes de la philosophie (1647) ? En remplaçant le « je » par quelque chose, Nietzsche ne remplace pas un principe par un autre. Il indique bien qu’il s’agit d’une simple hypothèse. Il faut comprendre par là qu’il s’agit d’une proposition qu’on ne tient ni pour vraie ni pour fausse à la différence d’un principe. C’est pourquoi ce qu’il nie, c’est l’idée que le « je pense » est une certitude immédiate, autrement dit une représentation indubitable qui donc se montrerait vraie par elle-même.

On peut donc se demander s’il faut admettre un sujet inconnu de la pensée qui pourrait être d’ailleurs le corps, voire le cerveau ou bien s’il faut rejeter cette hypothèse et par quoi la remplacer.


En effet, Nietzsche remet en cause l’idée qu’il y ait un sujet entendu comme une réalité sous-jacente, une substance, dont l’activité ou l’action serait de penser. Pour lui, il y a là déjà une hypothèse. Il remet en cause ainsi l’idée traditionnelle de sujet qui provient au moins d’Aristote qui en faisait une catégorie, c’est-à-dire un des concepts fondamentaux grâce auxquels nous pensons ce qui est (cf. Aristote, Catégories, chapitre II). La première critique que fait Nietzsche de l’idée qu’il y a un sujet quelconque, un « quelque chose » qui pense, c’est qu’on interprète ainsi le processus de la pensée tout en prétendant se donner le processus lui-même ou l’appréhender comme une certitude immédiate. Cette critique ne signifie pas qu’il ne faudrait pas interpréter. Par contre, elle implique que c’est une erreur que de présenter comme un processus brut ce qui justement est l’objet d’une interprétation. Il en va de même de l’attribution d’un acte à un « quelque chose » qui serait dans le sujet et qui le remplacerait. L’idée de responsabilité se trouve ainsi radicalement dissoute. En conséquence, dire « quelque chose pense » non moins que « je pense », ce n’est nullement une intuition, c’est-à-dire une connaissance directe de quelque chose. C’est bien plutôt le résultat d’une inférence. Laquelle ?
Nietzsche explique qu’en réalité, nous nous appuyons sur la routine grammaticale. Il exhibe le raisonnement sous-jacent à l’affirmation « quelque chose pense » qui est bien évidemment et a fortiori présent dans le « je pense ». D’après la grammaire, « penser est une action ». Tel est la fonction du verbe. En outre, la grammaire considère qu’il faut à toute action, un sujet. Autrement dit, la séparation du sujet et du prédicat (c’est-à-dire du verbe, voire du verbe avec son ou ses compléments) provient de la grammaire. C’est elle qu’on applique au processus de la pensée. Or, n’est-ce pas légitime ? Pourquoi refuser que la grammaire indique la façon de penser ? L’imputation à un sujet de la pensée a-t-elle bien cette unique source ?
Remarquons que Nietzsche parle bien de routine. On entend par là un type d’expérience irréfléchie qui se contente de remarquer certaines liaisons sans les analyser, voire sans les interroger. La routine, c’est cette pseudo sagesse qui règne dans la caverne où se trouvent les hommes selon Platon dans le livre VII de La République. Voyant des ombres d’objets qu’on remue derrière eux et qu’éclaire un feu qu’ils ne voient pas, ils se montrent plus ou moins habiles à deviner à force d’observations quelles sont les ombres qui passent les unes après les autres et les unes en même temps que les autres. Ainsi, l’affirmation d’un sujet, quel qu’il soit, n’est rien d’autre que la conséquence d’une habitude de raisonnement qui échappe à celui qui pense ou plutôt, au processus de pensée. Et c’est cette habitude qui amènerait dans un second temps à imputer à un sujet la responsabilité de ces actes, soit directement, soit comme les Anciens, en montrant un Dieu dévoilant le destin inéluctable d’un homme comme celui d’Œdipe par exemple.

Néanmoins, l’habitude de la distinction grammaticale du sujet et de l’objet n’est-elle pas définitive ? Peut-on s’abstenir de penser qu’il y a toujours un sujet du processus « penser » ? N’est-ce pas finalement la relation pratique à soi et aux autres qui implique qu’on admette au moins comme hypothèse un sujet ?


Pour montrer que l’habitude de concevoir un sujet du penser n’est pas définitive, Nietzsche s’appuie sur l’analogie avec l’école atomiste antique. Selon lui, elle procédait comme pour les thuriféraires du sujet. Elle rattachait l’énergie à une particule de matière l’atome. Celui-ci était donc le sujet. Et l’énergie était l’équivalent de la pensée. Il faut comprendre que le processus de penser comme l’énergie sont les processus réels et que l’atome comme l’« ego » ou l’atome, sont inférés à partir de la routine grammaticale. Il est clair que dans le second cas, il n’y a nul motif moral pour admettre un sujet. On voit ainsi que Nietzsche se garde de remplacer le sujet par un « quelque chose » matériel comme le font les matérialistes qui critiquent certes le sujet comme âme ou esprit toujours identique à soi-même pour le remplacer par un siège de la pensée : le cerveau. Dans cette mesure, il conserve toute latitude d’attribuer à ce siège de la pensée la responsabilité de la pensée et donc des actes, même si cette responsabilité est conçue comme maladie, déviance, perversion, etc.
Deuxième point de l’analogie. Selon Nietzsche, il a été possible en physique de se débarrasser de l’atome entendu à la façon des Anciens comme particule de matière. Ce qui signifie que l’énergie est pensée pour elle-même, comme pur processus, abstraction faite d’un objet d’où elle proviendrait. C’est dire que l’énergie se pense abstraction faite de tout morceau de matière. On voit donc que si en physique on peut se passer de la matière entendue comme sujet, ce n’est nullement pour la réintroduire comme siège de l’esprit. Dès lors, ce qui est ainsi éliminé, c’est l’assignation à quelque chose d’une action et donc absolument toute responsabilité. On ne peut pas dire que c’est tel morceau de matière qui produit tel effet. C’est la notion de cause elle-même qui semble disparaître.
Aussi dernier point, Nietzsche invoque un avenir où on parviendra de même à se passer du sujet pour penser l’acte même de penser. Or, si éliminer l’atome au sens ancien ne pose aucun problème, éliminer le sujet pose un problème moral et politique. D’une part, c’est ôter toute responsabilité puisqu’à ce moment la pensée et les actes qui semblent s’ensuivre ne peuvent être attribués à quelqu’un qui resterait identique à lui-même quoiqu’il fasse ou pense, voire dont l’identité serait le résultat de ses propres actions. D’autre part, c’est dissoudre l’individu, sujet de la loi. Car comment appliquer la loi à un pur processus, voire à une série de processus ? Il y a là un obstacle supplémentaire qui rend plus improbable l’espoir de Nietzsche qui est loin de s’être réalisé pour l’instant.


Disons donc pour finir que Nietzsche montre que l’« ego cogito » de la philosophie moderne qui, selon elle, est le premier principe de la philosophie et le terrain de ses investigations, n’est rien d’autre qu’une illusion due à une confusion entre l’ordre grammatical et l’ordre des choses. Nietzsche dissout radicalement le sujet, non pas en en faisant un pauvre moi que domine un inconscient plus ou moins multiple, mais en tentant d’éliminer toute notion de sujet, qu’il s’agisse de l’« ego » conscient, des instances de l’inconscient, voire du cerveau du matérialisme. Bref, c’est le sujet comme concept de la métaphysique ancienne entendu comme ce qui reste sous-jacent et identique quels que soient les actes comme le sujet de la métaphysique moderne comme première personne consciente de soi que Nietzsche critique dans un même mouvement.
Reste que le texte ne permet pas d’aborder pleinement la dimension morale et politique de la notion de sujet qui est peut-être la plus fondamentale.

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