Sujet 3 :
Expliquer le texte suivant :
Quand je dis que nous avons le sentiment intérieur de notre liberté, je ne prétends pas soutenir que nous ayons le sentiment intérieur d’un pouvoir de nous déterminer à vouloir quelque chose sans aucun motif physique (1) ; pouvoir que quelques gens appellent indifférence pure. Un tel pouvoir me paraît renfermer une contradiction manifeste (...) ; car il est clair qu’il faut un motif, qu’il faut pour ainsi dire sentir, avant que de consentir. Il est vrai que souvent nous ne pensons pas au motif qui nous a fait agir ; mais c’est que nous n’y faisons pas réflexion, surtout dans les choses qui ne sont pas de conséquence. Certainement il se trouve toujours quelque motif secret et confus dans nos moindres actions ; et c’est même ce qui porte quelques personnes à soupçonner et quelquefois à soutenir qu’ils (2) ne sont pas libres ; parce qu’en s’examinant avec soin, ils découvrent les motifs cachés et confus qui les font vouloir. Il est vrai qu’ils ont été agis pour ainsi dire, qu’ils ont été mus ; mais ils ont aussi agi par l’acte de leur consentement, acte qu’ils avaient le pouvoir de ne pas donner dans le moment qu’ils l’ont donné ; pouvoir, dis-je, dont ils avaient le sentiment intérieur dans le moment qu’ils en ont usé, et qu’ils n’auraient osé nier si dans ce moment on les en eût interrogés.
Malebranche, De la Recherche de la vérité, 1674
(1) « motif physique » : motif qui agit sur la volonté.
(2) « ils », c’est-dire : ces personnes.
La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.
Corrigé.
Lorsque nous agissons, nous sentons en nous un pouvoir de choisir. C’est ce pouvoir qu’on nomme liberté au sens métaphysique du terme, puisqu’il fait de chacun l’auteur de ses actes et donc le responsable de son être, autrement dit, par la liberté, je suis un sujet, je suis le principe de mes actions, voire de mon être. Or, ce pouvoir de choisir, en quoi consiste-t-il exactement ?
C’est à cette question que répond Malebranche dans cet extrait de son ouvrage, De la recherche de la vérité [il s’agit d’un extrait du 1eréclaircissement]. Le philosophe veut montrer que nous avons un pouvoir d’agir librement qui a toujours un motif, quelque inconnu qu’il nous paraisse, motif qui ne nous détermine pas à agir, raison pour laquelle nous sommes libres. On peut donc se demander comment il est possible d’assigner à la liberté des motifs d’agir qui n’apparaissent pas au sujet tout en étant pas des causes. Y a-t-il une liberté d’indifférence, c’est-à-dire un pouvoir de choisir en l’absence de tout motif ? Comment une telle idée peut-elle apparaître ? Comment peut-on être libre s’il y a toujours un motif à nos actions ?
La thèse de Malebranche est que nous avons le sentiment intérieur de notre liberté. Un sentiment est ce que chacun est seul à même de découvrir en lui. Il est donc subjectif au sens plein du terme, c’est-à-dire qu’il ne peut être vécu qu’à la première personne. Dire qu’il est intérieur, c’est désigner incontestablement la conscience en tant qu’elle nous permet de rapporter à notre être ce que nous pensons ou voulons. Mais parler de sentiment, c’est aussi dire que la conscience n’est pas une connaissance. Bref, ce pouvoir qu’est la liberté nous ne le connaissons pas à proprement parler.
Malebranche rapporte la thèse dite de l’indifférence pure à certains auteurs qu’il ne nomme pas et qu’il annonce comme n’étant pas la sienne. Cette thèse consiste à soutenir que le pouvoir de choisir qui constitue notre conscience de la liberté est compréhensible sans aucun motif physique. Qu’entendre par cette dernière expression ? Un motif, c’est ce qui meut. Dire qu’il est physique doit se comprendre comme naturel plutôt que comme matériel. C’est dire que le motif est lui-même senti. Il peut donc venir de l’extérieur. La thèse de l’indifférence pure est celle selon laquelle le sujet peut agir sans avoir un motif, ce qui impliquerait qu’il pourrait choisir de faire quelque chose sans aucune raison. L’expression indifférence pure renvoie au fait qu’on nomme indifférent un objet ou un acte qui n’est ni bon ni mauvais comme le nombre pair ou impair de cheveux pour prendre un exemple des Stoïciens (cf. Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, livre VII). Elle est pure au sens où il n’y a rien qui fasse pencher la balance de la volonté d’un côté plutôt que d’un autre.
Malebranche objecte à cette thèse son caractère contradictoire, c’est-à-dire son impossibilité logique. En conséquence, l’indifférence pure n’est pas réelle. En effet, dit-il, il faut sentir pour consentir, autrement dit pour pouvoir accepter de faire quelque chose, il faut d’abord que la tâche soit présente. Autrement dit, le choix de l’indifférence consisterait à choisir sans avoir quoi que ce soit à choisir. Ce qui revient à choisir et à ne pas choisir : là est la contradiction.
Comment donc est-il possible qu’on ait pu penser cette indifférence pure ? Telle est la question à laquelle l’extrait du texte de Malebranche répond ensuite.
Malebranche donne d’abord comme explication sous forme de concession que nous ne faisons pas toujours réflexion au motif de notre action. On comprend donc que le sentiment intérieur de la liberté n’est pas la réflexion sur les motifs de notre action comme le soutiendrait pour son propre compte Alain dans ses Définitions(posthume 1953). Dès lors, ce sentiment est une conscience immédiate d’action qui ne sépare pas le motif en tant que tel comme le fait la réflexion. Il précise que les actions à propos desquels nous ne réfléchissons pas au motif sont surtout celles qui ne nous paraissent pas importantes. Qu’elles soient les plus fréquentes ne signifiant pas qu’elles sont les seules. Ainsi l’absence de réflexion sur le motif est déjà une raison pour qu’il soit possible de penser que nous agissons sans motif.
À cela, Malebranche ajoute une autre concession, à savoir qu’il arrive que nous ignorions les motifs de nos actions parce qu’ils sont secrets et confus. Un motif secret, c’est un motif qui n’apparaît pas au sujet. Il faut comprendre que ce qui met en mouvement notre liberté n’est pas découvert par le sujet. Or, puisque nous ne réfléchissons pas à certains de nos motifs, on peut comprendre qu’il soit secret pour nous. Dès lors, que le motif soit secret ne signifie pas qu’il est inconscient. Quant au second caractère du motif, à savoir d’être confus, si on prend en compte que confus s’oppose à distinct, c’est-à-dire à ce qui apparaît dans l’évidence de sa séparation avec les autres choses selon la conception de Descartes dans les Principes de la philosophie (première partie, articles 45 et 46), il faut donc comprendre que le motif ne se distingue pas en tant que tel. Une conscience donc d’agir peut mêler des motifs différents et ne pas séparer et considérer à part le motif de l’action. On comprend alors qu’on puisse croire qu’on agit par indifférence pure, c’est-à-dire sans motif.
Mais si le motif est inconnu sans être inconscient, ne peut-on pas soutenir que finalement nous ne sommes pas libres de choisir des motifs mais déterminés par des causes ?
Cette négation de la liberté qui découle de l’ignorance des motifs, Malebranche la déduit et l’attribue à d’autres auteurs. Leur raisonnement selon lui est que puisqu’ils découvrent après coup les motifs cachés et confus, c’est qu’ils n’ont pas choisis d’agir comme ils l’ont fait. Autrement dit, leur action était nécessaire ou encore elle était l’effet de cause.
Dans un premier temps, Malebranche leur concède qu’ils ont été agis ou mus, bref, qu’ils ont été passifs. Il semble accréditer la thèse de la négation de la liberté au sens du libre arbitre. À quoi il oppose immédiatement que si le motif est subi, il ne l’est pas entièrement : il ne l’est que dans son contenu de motif. Il est dès lors absurde de le concevoir comme déterminant la liberté. Si c’était le cas, il n’y aurait pas de liberté. En réalité, le motif, pour passif qu’il soit, est accepté, c’est-à-dire choisi. Malebranche précise alors comment il est possible de concevoir ce qui semble une apparente contradiction.
D’une part, le choix repose sur l’idée que le sujet peut, au moment du choix, refuser le motif même s’il est caché ou confus. L’action n’est donc pas nécessaire. La conscience de la liberté est donc toujours présente et c’est elle qui fait du motif un motif et qui donc fait qu’il n’est pas une cause qui détermine nécessairement son effet. D’autre part, le pouvoir de choisir n’était pas hors de la conscience du sujet. Autrement dit, le motif peut être inconnu du sujet, il n’en reste pas moins vrai qu’il peut toutefois être refusé. Il faut comprendre alors que la conscience de la liberté a affaire à un motif qui lui apparaît donc de façon confuse mais qui lui apparaît quand même. Enfin, puisque cette conscience de la liberté n’est pas réflexion, Malebranche avance que le sujet aurait aperçu en lui son pouvoir d’accepter si au moment où il l’a mis en œuvre, on l’avait interrogé. Bref, il était bien conscient de choisir même si le motif du choix ne lui apparaissait pas dans l’évidence.
En un mot, le problème était de savoir comment Malebranche arrive, dans cet extrait de son ouvrage, De la recherche de la vérité, à penser que nous soyons libres quoique nous ayons toujours des motifs d’agir. Après avoir montré que l’indifférence pure, c’est-à-dire une liberté sans motif est contradictoire, il montre que le sujet choisit toujours même s’il ne réfléchit pas souvent à son choix. La conscience de la liberté n’est donc qu’un sentiment et non une évidente connaissance de soi.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire