dimanche 10 février 2019

L'amour - corrigé d'une dissertation : Simone Weil "L'amour est signe de notre misère"

Sujet.
« L’amour est signe de notre misère. Dieu ne peut aimer que soi. Nous ne pouvons aimer qu’autre chose. »
Simone Weil, La pesanteur et la grâce (1947 posthume)
Vous commenterez cet aphorisme de Simone Weil en prenant appui sur votre lecture des œuvres au programme

1) Analyse du sujet.
L’auteur veut montrer que l’amour humain indique le caractère misérable de notre existence, c’est-à-dire ce par quoi elle se montre d’une extrême indigence sur le plan de l’être. Son argument consiste à le comparer à l’amour de Dieu au sens du génitif objectif. Dieu ne peut aimer que lui-même. L’apparente restriction montre au contraire que Dieu n’a pas besoin d’autre chose que de lui-même. C’est ce qui fait sa grandeur, sa perfection ontologique. Par contre l’homme ne peut aimer qu’autre chose – y compris Dieu, l’absence de détermination de l’objet de l’amour de l’homme insiste sur ce qui serait le manque humain.

2) Problématisation.
On ne peut nier que l’homme aime autre chose que lui-même. Est-ce à dire qu’il ne peut s’aimer ? Tel est le premier postulat discutable. Car, dans l’amour de l’autre, on peut penser qu’il y a toujours une certaine forme d’amour de soi. Dès lors, l’amour ne serait pas signe de notre misère. Et est-ce que ne pouvoir que s’aimer, c’est-à-dire ne pouvoir s’ouvrir à un autre est véritablement une perfection comme l’auteure l’admet pour Dieu ? Les Dieux antiques étaient capables d’aimer d’autres Dieux, voire des mortel(le)s. Le Dieu amour n’est-il pas justement celui qui fait le lien ? Dieu lui-même n’exige-t-il pas d’aimer autre chose que lui-même ? N’est-ce pas ce qui rend possible la création.
L’amour est-il nécessairement un manque ? N’est-il pas possiblement une manifestation de la puissance de l’homme ?

3) Axes.
A. L’amour est bien signe de la misère de l’homme en tant qu’il est manque d’un autre.
B. L’amour n’est pas le signe de la misère de l’homme mais une puissance.
C. L’amour est le remède à la misère de l’homme, donc le signe de sa grandeur, dans la mesure où il permet de suppléer à la finitude humaine en visant la production d’autre chose.

4) Plan.
I. L’amour est bien signe de la misère de l’homme en tant qu’il est manque d’un autre.
1. Homme et femme se retrouvent misérables par le manque des autres.
2. L’amour est désir donc manque.
II. L’amour est le remède à la misère de l’homme, donc le signe aussi de sa grandeur dans la mesure où il permet de suppléer à la finitude humaine en visant la production d’autre chose.
1. L’amour permet de se perfectionner.
2. L’amour permet de trouver des ressources pour augmenter notre être. 
III. L’amour n’est pas le signe de la misère de l’homme mais une puissance.
1. L’amour est moins manque que puissance.
2. Heureux ou malheureux, l’amour se révèle positif.

Dissertation rédigée.
Les histoires d’amour finissent souvent mal à tel point que l’amour, qui se présente souvent comme un désir ou un sentiment qu’on veut connaître pourrait plutôt être la manifestation d’une condition humaine déplorable.
Ainsi, Simone Weil a écrit dans La pesanteur et la grâce : « L’amour est signe de notre misère. Dieu ne peut aimer que soi. Nous ne pouvons aimer qu’autre chose. »
La philosophe veut montrer que l’amour humain indique le caractère misérable de notre existence, c’est-à-dire ce par quoi elle se montre imparfaite sur le plan de l’être. Elle argumente en comparant l’amour de Dieu au sens du génitif objectif et l’amour humain. Dieu ne peut aimer que lui-même. L’apparente restriction montre au contraire que Dieu n’a pas besoin d’autre chose que de lui-même. C’est ce qui fait sa grandeur, sa perfection ontologique. Par contre l’homme ne peut aimer qu’autre chose – y compris Dieu, l’absence de détermination de l’objet de l’amour de l’homme insiste sur ce qui serait le manque humain.
S’il est vrai que l’homme aime autre chose que lui-même, il est discutable qu’il ne puisse s’aimer : n’est-ce pas ce qu’implique tout amour ? Quant au pouvoir de Dieu de s’aimer, n’implique-t-il pas une sorte d’impossibilité de s’ouvrir aux autres ? Où est la perfection ? Les Dieux antiques étaient capables d’aimer d’autres Dieux. Le Dieu amour n’est-il pas justement celui qui fait le lien ? Le Dieu unique ne se félicite-t-il pas de sa création ?
L’amour est-il nécessairement un manque, signe de sa misère ? N’est-il pas plutôt une manifestation de la puissance de l’homme ?
En nous appuyant notamment sur Le Banquet, un dialogue philosophique de Platon, Le songe d’une nuit d’été, une comédie de Shakespeare et La Chartreuse de Parme, un roman de Stendhal, nous verrons en quoi l’amour est bien signe de la misère de l’homme en tant qu’il est manque d’un autre, puis en quoi l’amour est tout aussi bien le remède à la misère de l’homme, donc le signe aussi de sa grandeur dans la mesure où il permet de suppléer à la finitude humaine en visant la production d’autre chose et enfin que l’amour n’est pas le signe de la misère de l’homme mais la manifestation de sa puissance.


Si l’amour apparaît bien comme le signe de la misère de l’homme, c’est parce qu’il manifeste ce par quoi l’homme est en recherche d’un autre soi-même. Tel n’est pas le cas des Dieux qui peuvent avoir des aventures mais non un amour à proprement parler. Dans le mythe qu’il présente, Aristophane montre des hommes originellement heureux lorsqu’ils sont de trois genres : mâles, femelles et androgynes. C’est parce que leur hubris (ὕβρις) les a conduits à s’attaquer aux Dieux qu’ils ont été séparés. Dès lors, chacun recherche sa moitié. Et cette séparation est justement la marque d’une diminution ontologique qui distingue l’homme de la divinité. On voit cette souffrance tout au long de la pièce de Shakespeare dans le personnage d’Héléna. Amoureuse de Démétrius, il l’a quittée pour Hermia. Elle le suit, jalouse Héléna et pleure constamment sur son sort. De même, on voit dans le roman de Stendhal que le comte Mosca est jaloux de l’amour de la duchesse pour son neveu, quoique cet amour reste purement sentimental et n’est pas réciproque (cf. chapitre VII). Cette souffrance manifeste le manque de l’autre qu’on voudrait à soi tout entier dans la mesure où notre propre être ne sous suffit pas. Qu’est-ce qui fait donc cette souffrance qui manifeste une perte de l’être ?
On peut dire que ce qui fait de l’amour essentiellement un désir, c’est qu’il est manque. Ce manque est premier. Amour est désir donc manque du beau et du bon soutient Socrate contre Agathon qui l’avait paré de toutes les qualités (Le Banquet, 199c-201c). Ce manque qui apparaît dans l’amour explique que, même comblé, il va trouver un autre objet. Ainsi, malgré son amour satisfait pour Clélia, Fabrice vit comme un manque l’absence de son fils. Aussi va-t-il tout faire pour le retrouver (chapitre XXVIII). Démétrius qui aimait Héléna a changé pour Hermia, preuve que l’autre ne nous comble pas. Il changera à nouveau pour la première à cause de la « pensée d’amour », cette fleur dont le suc rend amoureux du premier venu (acte II, scène 1, p.97). Ces changements d’objet d’amour montrent que ce désir de l’autre reste une sorte de manque béant que rien ne vient vraiment combler.

Toutefois, si l’amour n’était que manque, et donc signe de la misère de l’existence humaine, comment pourrait-il avoir ce poids qu’on ne peut manquer de lui reconnaître dans l’existence humaine ? Comment comprendre qu’on le recherche même lorsqu’on ne l’a pas ? N’est-ce pas qu’il est bien plutôt le remède à l’imperfection de notre condition ?


L’amour peut permettre de se perfectionner. Pour ce faire, il est nécessaire que l’autre soit pour nous un appui. C’est ce que les discours de Phèdre et de Pausanias dans Le Banquet de Platon montrent. Le premier voit à juste titre dans l’amour la possibilité d’une vie éthique. L’allusion au bataillon sacré (Banquet, 178e-179b), c’est-à-dire à une armée composée d’amants et d’aimés le montre. Le second valorise l’Éros qui suit l’Aphrodite céleste qui amène l’amant à se soucier de vertu. La divinité chez les anciens fait la perfection de l’amour. En montrant que même dans sa prison, Fabrice est heureux, parce qu’enfin il aime, lui qui pensait ne jamais pouvoir aimer, (chapitre XVIII) Stendhal montre que le fait même de l’amour de l’autre suffit à rendre heureux. Dans leur malheur, alors qu’ils rencontrent l’obstacle d’un père qui a choisi un autre prétendant, Lysandre et Hermia peuvent se projeter dans un avenir meilleur. Leur projet de fuite et de mariage hors d’Athènes manifeste la capacité de l’amour à faire agir pour se réaliser (cf. Acte I, scène 1).
Fils de Poros, Dieu des solutions (203b), Éros trouve en lui le moyen de surmonter la faiblesse humaine : l’enfantement comme recherche de l’immortalité (206b, 206e). Platon ne se contente pas donc de voir dans l’amour un manque. Il y voit aussi une puissance. En le désignant comme sorcier, magicien, sophiste, il indique qu’il trouve les moyens de se satisfaire. Dans son illusion, l’amoureux est heureux pour peu qu’il y ait un autre : la leçon de la fleur d’amour. Titania se trouve heureuse d’aimer un âne qu’elle voit autrement (acte III, scène 2, p.197 et sq.). Il y a bien une intention parodique dans ce que présente Shakespeare. Mais il y a aussi malgré qu’il en ait la présentation d’un bonheur d’aimer qui va au-delà de l’objet. Malgré la barrière de l’inceste, la duchesse Sanseverina est heureuse tant qu’elle peut aimer Fabrice même sans manifester complètement son amour. Elle y puise une énergie d’action tout à fait remarquable.

Néanmoins, si l’amour n’était qu’un remède, d’où viendrait son importance dans la vie humaine ? Ne faut-il pas voir en lui plutôt une puissance qui certes, lie à un être extérieur, mais qui est susceptible de perfectionner l’être qui aime ?


L’amour est moins manque que puissance. C’est que le manque en fait n’explique pas pourquoi on cherche quelque chose. Il faut bien admettre qu’il y a quelque chose qu’on estime bon et qu’on a connu. Si donc on veut se passer de ce mythe, il faut considérer que c’est le désir en tant qu’effort pour persévérer dans son être qui détermine que son objet est bon comme Spinoza l’a soutenu dans son Éthique. L’amour apparaît alors comme la joie qu’accompagne une cause extérieure. On peut ainsi séparer les deux aspects de la théorie de Platon et voir dans l’amour essentiellement le fils de Poros. C’est cette puissance de l’amour qui fait agir et donne l’énergie à Fabrice, à la duchesse, au comte Mosca, etc. Le premier va trouver en lui les ressources pour obtenir l’amour de Clélia. La seconde va trouver dans son amour pour Fabrice les ressources pour se sacrifier en cédant au chantage de Ranuce-Ernest V et se donner à lui. Quant au troisième, c’est son amour pour la duchesse qui lui permet de rompre avec le prince. C’est cette puissance qui rend Hermia capable d’affronter père et duc. Elle-même s’en étonne (acte I, scène 1, p.53).
Même malheureux, l’amour se révèle positif. En effet, si le sujet est affecté, l’amour augmente plutôt sa puissance d’agir. Il rend possible le sacrifice, c’est-à-dire le don de soi. Or, il est pour l’homme un acte méritoire étant donné non la misère, mais les limites de l’action humaine. À la limite, Dieu qui a toute la puissance peut faire un don de soi qui ne lui coute rien – à moins que le don divin ait été conçu sur le modèle du don humain. On retrouve le sacrifice dans le discours de Phèdre comme dans celui de Diotime. Phèdre relate le sacrifice d’Alceste pour son époux (179d) alors que ses parents encore vivants ne l’ont pas fait. Quant à Diotime, pour montrer cette puissance de l’amour, elle mentionne chez les animaux les sacrifices pour la progéniture, preuve donc de ce dépassement qu’implique l’amour (Le Banquet, 207a-b). Loin d’être le signe de la misère, il est bien plutôt l’expression de la puissance, certes limitée, de l’homme. Clélia est ainsi capable de sacrifier sa foi à l’amour de Fabrice. On doit ainsi comprendre l’interprétation qu’elle fait du vœu qu’elle avait fait à la Vierge. Elle ne devait plus revoir Fabrice : elle ne le voit que dans le noir. On peut y voir de la mauvaise foi. On peut y voir la puissance de l’amour qui transfigure les obstacles et les tourne à son profit. Quant à la réalisation, cet amour n’est pas vraiment heureux. Mais il trouve bien un moyen de satisfaction.


Disons donc pour finir que le problème était de savoir si l’amour est nécessairement un manque, signe de la misère de l’homme ou bien s’il n’est pas plutôt une manifestation de la puissance de l’homme. S’il apparaît comme un signe de la misère de l’homme, c’est parce qu’on le conçoit d’abord comme manque, et donc comme la marque d’une déficience ontologique. Mais, on ne peut pas ne pas non plus le concevoir comme le remède à cette déficience. Aussi est-il apparu qu’il fallait y voir bien plutôt la manifestation du désir comme puissance d’agir. Il n’est donc nullement, même malheureux, la marque d’une supposée misère de l’homme.
Resterait à voir comment l’homme peut s’estimer misérable.

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