vendredi 20 novembre 2015

Textes : L'expérience scientifique comme réponse à une question posée à la nature

Même je remarquais, touchant les expériences, qu’elles sont d’autant plus nécessaires qu’on est plus avancé en connaissance. Car, pour le commencement, il vaut mieux ne se servir que de celles qui se présentent d’elles-mêmes à nos sens, et que nous ne saurions ignorer, pourvu que nous y fassions tant soit peu de réflexion, que d’en chercher de plus rares et étudiées : dont la raison est que ces plus rares trompent souvent, lorsqu’on ne sait pas encore les causes des plus communes, et que les circonstances dont elles dépendent sont quasi toujours si particulières et si petites, qu’il est très malaisé de les remarquer. Mais l’ordre que j’ai tenu en ceci a été tel. Premièrement, j’ai tâché de trouver en général les principes, ou premières causes, de tout ce qui est, ou qui peut être, dans le monde, sans rien considérer, pour cet effet, que Dieu seul, qui l’a créé, ni les tirer d’ailleurs que de certaines semences de vérités qui sont naturellement en nos âmes. Après cela, j’ai examiné quels étaient les premiers et plus ordinaires effets qu’on pouvait déduire de ces causes : et il me semble que, par là, j’ai trouvé des cieux, des astres, une Terre, et même, sur la terre, de l’eau, de l’air, du feu, des minéraux, et quelques autres telles choses qui sont les plus communes de toutes et les plus simples, et par conséquent les plus aisées à connaître. Puis, lorsque j’ai voulu descendre à celles qui étaient plus particulières, il s’en est tant présenté à moi de diverses, que je n’ai pas cru qu’il fût possible à l’esprit humain de distinguer les formes ou espèces de corps qui sont sur la terre d’une infinité d’autres qui pourraient y être, si c’eût été le vouloir de Dieu de les y mettre, ni, par conséquent, de les rapporter à notre usage, si ce n’est qu’on vienne au-devant des causes par les effets, et qu’on se serve de plusieurs expériences particulières. En suite de quoi, repassant mon esprit sur tous les objets qui s’étaient jamais présentés à mes sens, j’ose bien dire que je n’y ai remarqué aucune chose que je ne pusse assez commodément expliquer par les principes que j’avais trouvés. Mais il faut aussi que j’avoue que la puissance de la Nature est si ample et si vaste, et que ces principes sont si simples et si généraux, que je ne remarque quasi plus aucun effet particulier, que d’abord je ne connaisse qu’il peut en être déduit en plusieurs diverses façons, et que ma plus grande difficulté est d’ordinaire de trouver en laquelle de ces façons il en dépend. Car à cela je ne sais point d’autre expédient, que de chercher derechef quelques expériences, qui soient telles, que leur événement ne soit pas le même, si c’est en l’une de ces façons qu’on doit l’expliquer, que si c’est en l’autre.
Descartes, Discours de la méthode, VI° partie (1637).




Quand GALILÉE fit rouler ses sphères sur un plan incliné avec un degré d’accélération dû à la pesanteur déterminé selon sa volonté, quand TORRICELLI fit supporter à l’air un poids qu’il savait lui-même d’avance être égal à celui d’une colonne d’eau à lui connue (…) ce fut une révélation lumineuse pour tous les physiciens. Ils comprirent que la raison ne voit que ce qu’elle produit elle-même d’après ses propres plans et qu’elle doit prendre les devants avec les principes qui déterminent ses jugements, suivant des lois immuables, qu’elle doit obliger la nature à répondre à ses questions et ne pas se laisser conduire pour ainsi dire en laisse par elle ; car autrement, faites au hasard et sans aucun plan tracé d’avance, nos observations ne se rattacheraient point à une loi nécessaire, chose que la raison demande et dont elle a besoin. Il faut donc que la raison se présente à la nature tenant, d’une main, ses principes qui seuls peuvent donner aux phénomènes concordant entre eux l’autorité de lois, et de l’autre, l’expérimentation qu’elle a imaginée d’après ces principes, pour être instruite par elle, il est vrai, mais non pas comme un écolier qui se laisse dire tout ce qu’il plaît au maître, mais, au contraire, comme un juge en fonctions qui force les témoins à répondre aux questions qu’il leur pose. La Physique est donc ainsi redevable de la révolution si profitable opérée dans sa méthode uniquement à cette idée qu’elle doit chercher dans la nature – et non pas faussement imaginer en elle – conformément à ce que la raison y transporte elle-même, ce qu’il faut qu’elle apprenne et dont elle ne pourrait rien connaître par elle-même. C’est par là seulement que la Physique a trouvé tout d’abord la sûre voie d’une science, alors que depuis tant de siècles elle en était restée à de simples tâtonnements.
Kant, Critique de la raison pure, Préface de la deuxième édition (1787).









Dans une règle, ou plus exactement dans un chevron de bois, long d’environ douze coudées, large d’une demi-coudée et épais de 3 doigts, nous creusions un petit canal d’une largeur à peine supérieure à un doigt, et parfaitement rectiligne ; après avoir garni d’une feuille de parchemin bien lustrée pour le rendre aussi glissant que possible, nous y laissions rouler une boule de bronze très dure, parfaitement arrondie et polie. Plaçant alors l’appareil dans une position inclinée, en élevant l’une de ses extrémités, d’une coudée ou deux au-dessus de l’horizon, nous laissions, comme je l’ai dit, rouler la boule en notant (…) le temps nécessaire à une descente complète ; l’expérience était recommencée plusieurs fois afin de déterminer exactement la durée du temps, mais sans que nous découvrissions jamais de différence supérieure au dixième d’un battement de pouls. La mise en place de cette première mesure étant accomplie, nous faisions descendre la boule sur le quart du canal seulement : le temps mesuré était toujours rigoureusement égal à la moitié du temps présent. Nous faisions ensuite varier l’expérience en comparant le temps requis pour parcourir sa moitié ou les deux-tiers, ou les trois-quarts, ou toute autre fraction ; dans ces expériences répétées une bonne centaine de fois, nous avons toujours trouvé que les espaces parcourus étaient entre eux comme les carrés des temps, et cela, quelle que soit l’inclinaison du plan, c’est-à-dire du canal dans lequel on laissait descendre la boule. Pour mesurer le temps, nous prenions un grand seau d’eau que nous attachions assez haut ; par un orifice étroit pratiqué dans son fond s’échappait un mince filet d’eau que l’on recueillait dans un petit récipient, tout le temps que la boule descendait dans le canal. Les quantités d’eau ainsi recueillies étaient à chaque fois pesées à l’aide d’une balance très sensible, et les différences et proportions entre les poids nous donnaient les différences et proportions entre les temps ; la précision était telle que, comme je l’ai dit, aucune discordance significative n’apparut jamais entre ces opérations, maintes et maintes fois répétées.
Galilée, Discours concernant deux sciences nouvelles (1638).



J’ai expliqué précédemment comment je fus autrefois conduit à étudier le rôle du sucre dans la nutrition, et à rechercher le mécanisme de la destruction de ce principe alimentaire dans l’organisme. Il fallait, pour résoudre la question, rechercher le sucre dans le sang et le poursuivre dans les vaisseaux intestinaux qui l’avaient absorbé, jusqu’à ce qu’on pût constater le lieu de sa disparition. Pour réaliser mon expérience, je donnai à un chien une soupe au lait sucrée ; puis je sacrifiai l’animal en digestion, et je trouvai que le sang des vaisseaux sus-hépatiques, qui représente le sang total des organes intestinaux et du foie, renfermait du sucre. Il était tout naturel et, comme on dit, logique, de penser que ce sucre trouvé dans les veines sus-hépatiques était celui que j’avais donné à l’animal dans sa soupe. Je suis certain même que plus d’un expérimentateur s’en serait tenu là et aurait considéré comme superflu, sinon comme ridicule, de faire une expérience comparative. Cependant, je fis l’expérience comparative, parce que j’étais convaincu par principe de sa nécessité absolue : ce qui veut dire que je suis convaincu qu’en physiologie il faut toujours douter, même dans les cas où le doute semble le moins permis. Cependant je dois ajouter qu’ici l’expérience comparative était encore commandée par cette autre circonstance que j’employais, pour déceler le sucre, la réduction des sels de cuivre dans la potasse. C’est en effet là un caractère empirique du sucre, qui pouvait être donné par des substances encore inconnues de l’économie. Mais, je le répète, même sans cela il eût fallu faire l’expérience comparative comme une consigne expérimentale ; car ce cas même prouve qu’on ne saurait jamais prévoir quelle peut en être l’importance.
Je pris donc par comparaison avec le chien à la soupe sucrée un autre chien auquel je donnai de la viande à manger, en ayant soin qu’il n’entrât d’ailleurs aucune matière sucrée ou amidonnée dans son alimentation, puis je sacrifiai cet animal pendant la digestion, et j’examinai comparativement le sang de ses veines sus-hépatiques. Mais mon étonnement fut grand quand je constatai que ce sang contenait également du sucre chez l’animal qui n’en avait pas mangé.
On voit donc qu’ici l’expérience comparative m’a conduit à la découverte de la présence constante du sucre dans le sang des veines sus-hépatiques des animaux, quelle que soit leur alimentation. On conçoit qu’alors j’abandonnai toutes mes hypothèses sur la destruction du sucre pour suivre ce fait nouveau et inattendu. Je mis d’abord son existence hors de doute par des expériences répétées, et je constatai que chez les animaux à jeun, le sucre existait aussi dans le sang. Tel fut le début de mes recherches sur la glycogénie animale. Elles eurent pour origine, ainsi qu’on le voit, une expérience comparative faite dans un cas où l’on aurait pu s’en croire dispensé.
Claude Bernard (1813-1878), Introduction à l’étude de la médecine expérimentale (1865).

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