jeudi 31 octobre 2019

Corrigé d'une explication de texte de Hegel sur la pensée et le mot

Sujet.
Expliquer le texte suivant :
C’est dans les mots que nous pensons. Nous n’avons conscience de nos pensées déterminées et réelles que lorsque nous leur donnons la forme objective, que nous les différencions de notre intériorité et par suite nous les marquons d’une forme externe, mais d’une forme qui contient aussi le caractère de l’activité interne la plus haute. C’est le son articulé, le mot, qui seul nous offre une existence où l’externe et l’interne sont si intimement unis. Par conséquent, vouloir penser sans les mots, c’est une tentative insensée. Et il est également absurde de considérer comme un désavantage et comme un défaut de la pensée cette nécessité qui lie celle-ci au mot. On croit ordinairement, il est vrai, que ce qu’il y a de plus haut, c’est l’ineffable. Mais c’est là une opinion superficielle et sans fondement ; car, en réalité, l’ineffable, c’est la pensée obscure, la pensée à l’état de fermentation, et qui ne devient claire que lorsqu’elle trouve le mot. Ainsi le mot donne à la pensée son existence la plus haute et la plus vraie.
Hegel, Philosophie de l’esprit (1817).

La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.

Corrigé.

« Je ne trouve pas les mots » : c’est souvent l’expression pour le moins paradoxale de notre tentative pour trouver les mots adéquats à notre pensée. Nous croyons alors qu’il y a d’un côté notre pensée et de l’autre ces simples instruments que seraient les mots qu’il faudrait en quelque sorte capturer pour qu’ils expriment exactement notre pensée. Et si c’était le contraire. S’il fallait aller plus loin que Boileau (1636-1711) qui, dans le chant 1 de l’Art poétique (1674) soutenait que « Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement, / Et les mots pour le dire arrivent aisément. » ? Ne doit-on pas plutôt concevoir autrement le rapport de la pensée et des mots, c’est-à-dire penser ceux-ci comme l’expression même de la pensée ?
Tel est le problème que résout Hegel dans cet extrait de sa Philosophie de l’esprit parue en 1817. L’auteur soutient que les mots, et les mots seulement, donnent une réalité objective à notre pensée qui, sans eux, n’est qu’obscurité.
Il explique d’abord ce processus d’objectivation de la pensée. Puis, il expose défavorablement la thèse selon laquelle l’ineffable est la pensée la plus haute. Enfin, il considère la pensée sans les mots comme étant fondamentalement obscure.


L’extrait commence par l’expression d’une thèse forte : nous pensons dans les mots. Qu’entendre par là ? Hegel veut-il dire que c’est le langage en général qui nous permet de penser ? Or, les mots ne sont qu’une partie du langage. Il y a aussi les signes. Il y a aussi les gestes. Il y a aussi les rites. Et quant aux mots, il y a ceux de la parole et il y a ceux de l’écrit. Quels mots permettent vraiment de penser ? Pourquoi les seuls mots ?
Pour que nous soyons conscients de nos pensées réelles et déterminées, Hegel pose deux conditions. La première condition est que nous leur donnions une forme objective. En effet, la pensée est d’abord subjective, c’est-à-dire connue du seul sujet à la première personne. Or, cette subjectivité ne lui permet pas de savoir sa pensée. Il faut donc qu’elle soit objective pour lui. À cette condition, il sait que c’est bien sa pensée et quelle pensée c’est. C’est pourquoi Hegel précise qu’il faut que la dite pensée soit différenciée de notre intériorité. Si elle reste dans l’intériorité, elle reste subjective et donc elle n’est pas connue par le sujet lui-même comme étant sa pensée. Et si Hegel parle de pensée réelle et déterminée, c’est d’emblée pour distinguer le simple sentiment subjectif de la pensée qui, parce qu’il est subjectif, peut n’être qu’apparence d’une part et d’autre part ne pas permettre d’être conscient de la différence entre telle pensée et telle autre qui reste alors indéterminée. En résumé, en donnant une « forme externe » à la pensée qui n’est que subjective, on lui permet d’être objective pour le sujet. Or, un geste, un acte pourrait remplir cette fonction. Aussi la deuxième condition que Hegel présente sous la forme rhétorique de l’opposition pour marquer que, sans elle, l’extériorisation ne serait pas suffisante, est qu’elle manifeste dans l’extériorité elle-même l’intériorité de la pensée. Or, c’est cette deuxième condition qui permet de penser que ce sont les mots qui permettent de penser, c’est-à-dire d’être conscients de pensées réelles et déterminées puisque dans leur différence, les mots permettent justement de repérer le cheminement de la pensée.
C’est pour cela que Hegel précise ce qu’il entend par mot : il s’agit d’un « son articulé ». Ce qui le distingue du simple cri qui, par définition n’est pas articulé. Par ce dernier terme, il faut entendre qu’il se distingue d’autres sons selon certaines règles qui permettent de représenter la pensée. Aussi le mot est-il seul à pouvoir représenter la pensée, c’est-à-dire l’alliance de l’interne et de l’externe, du subjectif et de l’objectif. Le subjectif du mot, c’est la pensée qu’il exprime. L’objectif du mot c’est le son. Mais en tant que son articulé, le subjectif et l’objectif sont liés. Les signes sont-ils alors exclus ? Les sourds et muets ne peuvent-ils pas penser ? Descartes, dans la Lettre au marquis de Newcastle du 23 novembre 1646, les incluait dans les êtres pensants en considérant que les signes qu’ils faisaient équivalaient les mots. Parler selon Descartes, c’est exprimer une pensée. Ce qui se montre si les mots ou signes qu’on utilise se rapportent au sujet qui se présente, se fait sans passions, voire en faisant preuve d’invention. Mais Descartes considérait que les mots sont inutiles pour penser. Dans la mesure où les signes qu’utilisent les sourds et muets sont différenciés les uns des autres, ils leur permettent aussi de penser. Et c’est en ce sens que le mot écrit représente aussi la pensée même s’il est visuel et non sonore. Mais comme longtemps les sourds et muets n’ont pas eu de langue, ils ont été capables d’inventer des signes. On peut alors considérer que la pensée paraît indépendante des mots malgré ce que tente de montrer Hegel.

Reste qu’on peut s’interroger sur la possibilité de penser sans les mots. Sont-ils de simples instruments ou bien jouent-ils quand même un rôle essentiel dans l’objectivation de la pensée comme Hegel l’entend ?


Hegel pour sa part déduit de son analyse qu’il est insensé de vouloir penser sans les mots. S’ils permettent d’objectiver la pensée, même si on admet la possibilité d’une pensée qui précède l’usage des mots et qui le rend possible, toujours est-il que l’objectivité que donne le langage articulé est ce qui permet au sujet de savoir véritablement ce qu’il pense. Sans les mots, en effet, la pensée reste obscure. Hegel a donc raison de dire que c’est « dans les mots » que nous pensons.
Il rejette alors la valorisation de l’ineffable. En effet, il rapporte l’idée selon laquelle c’est un inconvénient voire un défaut que la pensée soit nécessairement liée au mot. Une telle idée implique de reconnaître finalement la thèse que soutient Hegel selon laquelle on ne peut penser véritablement sans les mots. On en fait alors quelque chose de négatif. Ce qui suppose que les mots trahissent la pensée ou la déforment. C’est ce que soutiendra Bergson après Hegel dans l’Essai sur les données immédiates de la conscience (1889). Selon lui, le mot parce qu’il est général ne permet pas d’exprimer la singularité de notre pensée. Si donc la pensée est nécessairement liée au mot, c’est dire qu’il n’est pas possible qu’elle en soit indépendante. Comment sortir de cette contradiction ?
La thèse ordinaire consiste à valoriser l’ineffable. On entend par là ce qui ne peut être dit par des mots. Il s’agirait donc d’une pensée qui, non seulement échapperait au langage articulé, mais qui aurait un contenu supérieur à un tel langage. Or, ce que les mots rendent possibles, c’est essentiellement la pensée conceptuelle, c’est-à-dire la pensée qui permet de se représenter des classes d’objets. Ainsi, lorsque je comprends le triangle comme une figure de trois côtés, ce que je comprends est valable de tout triangle. Par contre, on dira que la pensée que j’ai d’un amour ne peut s’exprimer avec une expression aussi triviale que « je t’aime ». Mon amour passera donc pour ineffable. Si l’on ajoute à cela l’idée que le réel est fait de singularités qui, par définition, se distinguent les unes des autres, il est clair que le langage articulé paraît déficient : il y a moins de mots que de réalité.

Comment donc rejeter la supériorité de la pensée sans langage si d’une part elle paraît nécessaire pour comprendre l’usage même des mots ou des signes, notamment la possibilité d’inventer des signes lorsqu’on n’en dispose pas et cette supériorité s’il est vrai que la pensée saisit indépendamment de tout mot ce que le réel a de singulier ?


Hegel rejette explicitement la thèse selon laquelle l’ineffable est supérieur à la pensée exprimée par des mots. Il la qualifie d’abord d’opinion superficielle, c’est-à-dire une pensée acceptée à la légère, sans réflexion ou approfondissement et ensuite d’opinion « sans fondement », c’est-à-dire qui ne repose sur rien. Il faut donc comprendre qu’il n’y a pas véritablement d’ineffable au sens d’une pensée qui ne pourrait s’exprimer par les mots mais dans laquelle le sujet penserait plus et mieux qu’avec les mots. Que comprendre donc par « ineffable » ?
Hegel ramène l’ineffable à la pensée obscure. L’ineffable s’oppose donc à la pensée réelle et déterminée que rendent possible les mots. L’obscur, c’est à la fois le subjectif mais aussi l’indéterminé. Une pensée obscure, c’est une pensée que le sujet ne saisit pas véritablement comme telle pensée différente de toutes les autres. Il est conscient de penser mais ne sait pas vraiment ce qu’il pense. C’est pourquoi Hegel parle également d’une pensée en fermentation. La métaphore qui fait allusion à une des étapes de la fabrication de la bière (ou du vin) indique que la pensée sans les mots n’est pas encore achevée. Hegel ne nie pas que la pensée sans le langage puisse exister. Ce qu’il nie c’est qu’elle soit supérieure à la pensée exprimée par des mots. Il considère au contraire qu’elle est ce qu’il y a de plus bas dans la pensée.
Aussi précise-t-il que la pensée devient claire, c’est-à-dire que l’esprit peut la saisir comme telle pensée que si et seulement si elle trouve un mot. Si on reprend l’exemple de l’amour. Le fait de le dire avec des mots permet de le rendre claire. Et que les mots soient les mêmes n’enlèvent en rien le sens pour le sujet qui prend conscience que c’est lui et lui seul qui aime, ce qui est le sens du mot « je » qui désigne toujours celui qui l’utilise. Dans l’expression triviale « je t’aime », toute la pensée de l’amour s’exprime. Rien n’empêche d’ailleurs de la développer et de la préciser à l’infini. Rien n’interdit de dire autrement comme le « Va, je ne te hais point » qu’adresse Chimène à Rodrigue dans la scène IV de l’acte III duCid (1637) de Pierre Corneille (1606-1684) Le « je » n’est pas un concept comme le mot « table » qui désigne n’importe quelle table. Hegel peut donc conclure cet extrait en donnant la fonction du mot : c’est lui qui donne à la pensée sa réalité la plus haute par opposition à l’ineffable, et la plus vraie, non pas au sens où une pensée exprimée est vraie, mais au sens où seule une pensée exprimée est véritablement une pensée.


Disons donc pour finir que le problème était de savoir si la pensée était ou non indépendante de son expression. Dans cet extrait de la Philosophie de l’esprit de 1817, Hegel montre que c’est dans le mot entendu comme son articulé et seulement dans le mot que la pensée, par l’expression, peut acquérir l’objectivité nécessaire pour que le sujet puisse en prendre conscience. Il est vrai que l’image articulé ou le geste articulé le peuvent aussi.
Il resterait alors à se demander si cette nécessité de passer par les mots enferme ou non la pensée dans une langue, voire dans une culture déterminée.


mardi 29 octobre 2019

Corrigé d'une dissertation : Toute croyance est-elle contraire à la raison ?

Longtemps l’hystérie a été attribuée uniquement aux femmes sur la base de l’idée que l’utérus se déplaçait dans le corps de la malade. Il est ainsi courant de remarquer à quel point nombre de croyances ont été un obstacle pour la connaissance. Toute croyance est-elle donc contraire à la raison ?
Dans la mesure où une croyance, quelle qu’elle soit, consiste à tenir pour vraie une proposition ou un fait, sans s’appuyer sur une preuve, elle paraît contraire à la raison. En effet, la raison nous invite à ne pas tenir pour vrai ce pourquoi nous n’avons aucune raison de le considérer comme vrai, autrement dit qu’on ne peut ni prouver ni démontrer.
Toutefois, pour qu’elle puisse s’exercer, c’est-à-dire rechercher la vérité et chercher des preuves pour des hypothèses, il semble que la raison ait besoin de croyances qui lui servent de points de départ.
Dès lors, toute croyance est-elle contraire à la raison ou bien y a-t-il certaines croyances et lesquelles qui sont compatibles avec elle ?
Toute croyance est contraire à la raison, mais celle en la nécessité de la vérité est compatible avec la raison, et même de nombreuses croyances, celles qui ne concernent pas la recherche, sont nécessaires pour que la raison puisse s’exercer.


La croyance, c’est l’acte et le résultat de l’esprit lorsqu’il tient pour vrai ou donne son assentiment au sens le plus large. Mais, plus précisément, c’est un assentiment de l’esprit donné sans preuves ou démonstrations. Si je puis à l’instar de Leibniz, démontrer que 2 + 2 = 4 (cf. Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain, posthume, 1765, Livre IV De la connaissance, chapitre VII Des propositions qu’on nomme maximes ou axiomes, § 10), alors j’use de ma raison et je ne crois pas à la vérité de la proposition. Autrement dit, la différence entre la croyance et la raison n’est pas dans le contenu des propositions, mais dans la façon dont on les accepte. La raison, ou faculté de discerner le vrai du faux, nous conseille de ne tenir pour vrai que ce qu’on a bien et suffisamment examiné pour estimer que les preuves ou démonstrations sont suffisantes. Dès lors, elle s’oppose à toute croyance au sens strict qui, soit affirme le vrai indépendamment de tout examen, soit le fait dans la claire conscience qu’il n’y a pas de preuve. Telle est la foi que le texte biblique présente dans l’épisode de la reconnaissance du Christ par Thomas l’apôtre. Ce dernier refusait de croire en la résurrection du Christ parce qu’il ne l’avait ni vu ni touché. Le Christ lui apparaît ainsi qu’aux autres apôtres dans une pièce fermée et lui déclare : « Parce que tu m’as vu tu crois. Heureux ceux qui croient sans avoir vu » (Évangile de Jean, 20 : 29). Il est clair que la croyance comme foi est contraire à la raison qui ne peut accepter les miracles ou de prétendus faits contraires aux régularités de l’expérience. Ce n’est pas pour rien que l’apôtre Paul, dans la Première Épître aux Corinthiens, a déclaré que Dieu a convaincu « de folie la sagesse du monde » (Οὐχὶ ἐμώρανεν ὁ θεὸς τὴν σοφίαν τοῦ κόσμου τούτου ; I : 20) et que « les Grecs cherchent la sagesse(sophia) » (Ἕλληνες σοφίαν ζητοῦσιν, I : 22). Or, comment la croyance peut-elle être contraire à la raison si l’une et l’autre vise la vérité ?
La croyance a pour caractère d’affirmer la vérité d’un fait ou d’une proposition alors qu’il n’y a aucune raison de le faire. Si je crois qu’il va faire beau alors que je n’ai même pas consulté la météorologie nationale, il est clair que mon assertion ne repose en rien sur la raison. Elle ne peut qu’avoir une dimension affective. C’est pour cela qu’Alain, dans un propos du 19 janvier 1924 repris dans les Propos sur les pouvoirs, soutient que croire c’est consentir à l’apparence là où « Penser, c’est dire non ». La croyance est l’obstacle fondamentale pour la raison qui doit justement s’opposer à elle pour pouvoir réussir d’abord à formuler des hypothèses. C’est qu’en effet, alors qu’une croyance est tenue pour vraie, une hypothèse n’est tenue ni pour vraie ni pour fausse. Formuler une hypothèse à proprement parler, c’est considérer que les preuves qu’on en donnera pourrons la confirmer ou l’infirmer. Dans les deux cas, l’hypothèse aura sa valeur. C’est ainsi que Claude Bernard, lorsqu’il cherchait le devenir du sucre dans l’alimentation animale avait accepté comme hypothèse la théorie régnant à son époque, à savoir que tout le sucre dans l’animal venait de son alimentation. Il donne donc à un chien une alimentation sucrée et n’est pas surpris d’en trouver dans les vaisseaux sus-hépatiques. Mais comme il s’agit d’une hypothèse, il fit une contre expérience sur un autre chien qui consista à lui donner une alimentation sans sucre. Et il fut surpris de découvrir qu’il y avait encore du sucre au même endroit. Dès lors, il abandonna la théorie régnante comme une hypothèse fausse (cf. Claude Bernard, Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, 1865, 3e partie : Applications de la méthode expérimentale à l’étude des phénomènes de la vie, Chapitre I Exemples d'investigation expérimentale physiologique, II Une recherche expérimentale a pour point de départ une hypothèse ou une théorie et Chapitre II Exemples de critique expérimentale physiologique, III Le principe du déterminisme exige que les faits soient comparativement déterminés). S’il avait cru en son hypothèse, il n’aurait pas cherché une contre expérience.

Cependant, s’il est vrai que la croyance est contraire à la raison parce que cette dernière doit s’opposer à elle pour être, comment la raison pourrait-elle s’exercer si elle doit constamment tout remettre en cause ? Ne faut-il pas qu’elle repose sur au moins une croyance ? Comment est-ce possible pour qu’elle puisse s’exercer ?


On peut avec Nietzsche, dans Le Gai Savoir (n°344) considérer que la science dont la discipline consiste à écarter toutes les croyances, entendues comme convictions, c’est-à-dire comme le fait de tenir pour vraies des propositions, voire des faits, ne peut pas elle-même commencer sans une croyance. C’est celle en la nécessité de la vérité. C’est la croyance que la vérité doit être préférer à toute autre chose. En effet, c’est cette croyance qui amène le savant à toujours rechercher des preuves et donc à ne jamais transformer ses hypothèses en convictions, c’est-à-dire en un prétendu savoir qui serait vrai de façon définitive. Le vrai savant ne distingue pas la croyance et le savoir comme l’absence de vérité et la vérité : il cherche la vérité donc rejette toute conviction. Claude Bernard, dans l’Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, écrivait qu’il faut « douter des théories » lors même que l’expérience les a confirmées car il se peut que d’autres expériences les infirment. C’est donc cette foi en la vérité qui guide le savant. Elle montre donc qu’il y a bien une croyance qui rend possible l’usage de la raison comme instrument à remettre en cause toutes les croyances. Mais comment ne conduit-elle pas à s’opposer à la raison ?
C’est que la croyance en la nécessité de la vérité peut se comprendre non seulement comme la croyance en l’existence de la vérité, mais comme la croyance en ce que la recherche de la vérité vaut pour elle-même. C’est elle qui peut conduire justement à rejeter toutes les autres croyances. Descartes le montre qui, dans son entreprise métaphysique, décide de considérer comme faux tout ce qui est simplement douteux, afin de découvrir s’il est possible de connaître la vérité. Ainsi, dans la mesure où il veut seulement « vaquer à la recherche de la vérité » (Discours de la méthode, IV° partie), remet-il en cause le témoignage des sens, les démonstrations de la raison et même la distinction du rêve et de la réalité. La raison peut aller jusqu’à se remettre en cause elle-même, c’est-à-dire à remettre en cause la croyance en elle, parce qu’elle croit en la possibilité de découvrir la vérité. C’est donc bien cette croyance en la nécessité de la vérité qui l’anime, jusque dans cette attitude où elle est contraire à elle-même.

Néanmoins, s’il faut croire en la nécessité de la vérité pour que la raison puisse s’exercer, elle ne peut pas à chaque instant tout remettre en cause. Dès lors, toute croyance ne serait pas contraire à la raison. Or, comment est-ce possible, s’il est vrai que la raison nous invite à ne pas croire lorsqu’on ne sait pas absolument ?


Il apparaît que ce ne sont pas toutes les croyances qui sont contraires à la raison parce qu’elle a besoin de nombre d’entre elles pour s’exercer. Ainsi, le savant qui fait une expérience, entre dans son laboratoire avec nombre de croyances. D’abord toutes celles de la vie ordinaire qui lui permettent d’agir. S’il ne les acceptait pas, comment ferait-il pour faire une expérience ? Il doit aussi admettre nombre de théories sans les examiner pour pouvoir les utiliser, voire croire au-delà de ce qu’il est possible d’affirmer théoriquement. Ainsi, lorsque Galilée (1564-1642) a fabriqué une lunette en utilisant ce qu’avait fait un artisan néerlandais en 1609, il ne pouvait pas théoriquement prouver que sa lunette permettait de grossir les objets du ciel plutôt que les déformer. C’est d’ailleurs cette thèse dont usèrent, voire abusèrent, nombre de religieux qui étaient troublés par ses découvertes, comme quatre satellites de Jupiter ou encore que la voie lactée est une multiplicité d’étoiles ou encore que la Lune a des vallées, des cratères et des montagnes comme la Terre, puis la découverte des taches du Soleil sans compter sa découverte des phases de Vénus qui implique qu’elle tourne autour du Soleil et non de la Terre. Or, comment de telles croyances ne bloqueraient-elles pas l’usage de la raison ?
Lorsque la raison examine une hypothèse, il y a nécessairement un ensemble de croyances qui sont présentes et qui ne concernent qu’indirectement l’hypothèse. Aussi, doit-elle tenter de remettre en cause, non pas toutes les croyances, ce qui n’est ni possible ni désirable comme Tocqueville dans le tome II de De la démocratie en Amérique (1840) le soutient. Ce n’est pas possible parce que la vie humaine est trop courte. Ce n’est pas désirable parce qu’alors on n’avance pas. La raison doit donc rejeter les croyances qui concernent directement le problème dont il est question. Ainsi Galilée, lorsqu’il découvre les satellites de Jupiter, a-t-il cherché à déterminer s’il s’agissait bien d’astres qui tournaient autour de la planète. S’il avait dû faire une théorie générale de l’optique pour savoir si sa lunette était bien valable, jamais il n’aurait fait cette découverte. Il est revenu à ses successeurs de perfectionner l’optique et également le matériel pour mieux voir les astres. Même si une croyance peut indirectement avoir un effet sur la recherche, la raison, si elle s’en tient à ne donner son assentiment que provisoirement, ne sera pas troubler. La croyance ne pourra lui être contraire.


En un mot, le problème était de savoir si toute croyance est contraire à la raison ou bien s’il y a certaines croyances et lesquelles qui sont compatibles avec elle. Il est vrai que la croyance, dans la mesure où elle implique de donner son assentiment sans preuve, est contraire à la raison qui ne peut que les rechercher. Mais, sans la croyance, la foi en la nécessité de la vérité, la raison ne rejetterait pas les autres croyances. Et même, elle ne peut rejeter que celles qui ne concernent pas directement sa recherche.

lundi 28 octobre 2019

Corrigé d'une explication de texte de Russell sur les partisans du libre arbitre

Sujet
Expliquer le texte suivant :
Les gens qui croient au libre arbitre croient toujours en même temps, dans un autre compartiment de leur esprit, que les actes de volonté ont des causes. Ils pensent par exemple que la vertu peut être inculquée par une bonne éducation, et que l’instruction religieuse est très utile à la morale. Ils pensent que les sermons font du bien, et que les exhortations morales peuvent être salutaires. Or il est évident que, si les actes de volonté vertueux n’ont pas de causes, nous ne pouvons absolument rien faire pour les encourager. Dans la mesure où un homme croit qu’il est en son pouvoir, ou au pouvoir de quiconque, d’encourager un comportement souhaitable chez les autres, il croit à la motivation psychologique et non au libre arbitre. En pratique, tous nos rapports mutuels reposent sur l’hypothèse que les actions humaines résultent de circonstances antérieures. La propagande politique, le code pénal, la publication de livres préconisant telle ou telle ligne d’action, perdraient leur raison d’être s’ils n’avaient aucun effet sur ce que les gens font. Les partisans de la doctrine du libre arbitre ne se rendent pas compte de ses conséquences. Nous disons : « Pourquoi l’avez-vous fait ? » et nous nous attendons à voir mentionner en réponse des croyances et des désirs qui ont causé l’action. Si un homme ne sait pas lui-même pourquoi il a agi comme il l’a fait, nous chercherons peut-être une cause dans son inconscient, mais il ne nous viendra jamais à l’idée qu’il puisse n’y avoir aucune cause.
RussellScience et religion, 1935.

La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.

Corrigé
Sommes-nous libres au sens où nous pouvons nous déterminer par nous-mêmes sans être déterminés par des causes internes ou externes ou bien sommes-nous soumis à un déterminisme, autrement dit, y a-t-il des motifs à nos actions qui en sont les causes ?
Tel est le problème général dont il est question dans cet extrait de Science et religion de Bertrand Russell paru en 1935.
Le philosophe veut montrer que ceux-là même qui croient au libre arbitre croient aussi à son absence et cette contradiction dévalue leur croyance.
Il expose d’abord la contradiction des partisans du libre arbitre. Puis il montre comment toute action sur les autres repose sur l’hypothèse de la motivation psychologique avant d’expliquer comment les partisans du libre arbitre sont inconséquents.


Russell commence par exposer la contradiction qui lui semble habiter les partisans du libre arbitre. En effet, ils affirment selon lui, outre le libre arbitre, que les actes de volonté ont des causes. En précisant par une image que les deux affirmations sont dans deux compartiments de l’esprit, Russell précise comment cette contradiction est possible. En effet, l’affirmation du libre arbitre est pour Russell celle d’une action volontaire sans cause, ce qui rend compte de l’opposition qu’il admet entre les deux. Dès lors, la contradiction devrait détruire l’une ou l’autre thèse de même que celui qui conçoit un carré ne peut en même temps le concevoir comme un cercle. L’image permet donc de comprendre que les mêmes personnes ont les deux idées contradictoires présentes en même temps et dans le même esprit mais de telle sorte que les deux thèses ne sont pas directement confrontées.
Il illustre la thèse opposée au libre arbitre par un exemple. Il est celui de la vertu ou pratique morale que les partisans du libre arbitre croient être un effet de l’éducation morale. Celle-ci est donc censée être la cause de celle-là. La deuxième partie de l’exemple indique le rôle de l’instruction religieuse dans l’acquisition de la morale. Celle-ci consiste dans le monde chrétien à invoquer un Dieu juste, tout puissant, omniscient, qui punit les fautes et récompense les bonnes actions. Cette idée aurait donc un effet sur notre conduite morale. Aussi Russell ajoute-t-il que les partisans du libre arbitre croient en l’efficacité des sermons, c’est-à-dire des discours religieux prononcés par le prêtre en vue d’inciter les fidèles à penser et agir selon la foi. Enfin, il généralise le rôle du discours en parlant des exhortations dont les partisans du libre arbitre pensent qu’ils peuvent être salutaires. Ce qu’il faut comprendre, c’est qu’ils ont des effets bénéfiques pour la conduite morale.
Russell interprète alors l’exemple qu’il a exposé. Ce que croient les partisans du libre arbitre, repose sur l’idée que la volonté a des causes. Russell l’exprime sous la forme d’une supposition négative, à savoir l’absence de causalité sur la volonté, impliquerait l’impossibilité d’encourager les conduites morales. En effet, comme le libre arbitre est une action sans cause, il serait impossible d’inciter quelqu’un d’autre à agir ou à le décourager d’agir selon ce qu’on désire qu’il fasse. Les partisans du libre arbitre, dans la mesure où ils cherchent à faire bien agir les autres, pensent que leur volonté à des causes, mais ils ne voient pas la contradiction.

Reste qu’on pourrait penser que l’encouragement concernerait non pas les causes de la volonté, mais les mobiles. De même qu’on juge responsable, donc doué de libre arbitre, celui qui commet un crime, ne doit-on pas distinguer entre mobiles et causes ou entre raisons et causes ?


Russell analyse alors la croyance de celui qui croit au pouvoir d’encourager un certain comportement qu’il juge souhaitable chez les autres comme reposant sur une autre croyance : celle en la motivation psychologique et exclut celle en le libre arbitre. Il réitère donc l’opposition entre la motivation psychologique et le libre arbitre. Il faut donc comprendre que la première implique qu’un motif produise un effet donné et non un autre alors que le libre arbitre implique qu’il soit possible de produire n’importe quel effet. La motivation psychologique fonde la croyance qu’on peut encourager un certain comportement en ce qu’elle vise à produire un effet sur le motif qui va entraîner le comportement. Dans l’hypothèse où on encouragerait en s’appuyant sur le libre arbitre, l’encouragement ne pourrait produire son effet, un autre serait possible et donc l’encouragement vain. Dès lors, il n’y a pas vraiment de différence entre cause et mobile. L’un et l’autre sont ce qui amène l’action comme son effet.
Russell généralise en considérant que c’est le cas de tous les rapports mutuels entre les hommes. Ceux-ci ont pour base une hypothèse contraire à celle du libre arbitre, c’est celle selon laquelle les actions humaines sont des effets de circonstances antérieures. Il faut comprendre que les circonstances antérieures aux actions humaines, qu’elles soient externes ou internes, en sont les causes. Pourquoi cette hypothèse fonde-t-elle les relations entre les humains ? C’est que lorsque nous essayons d’agir sur autrui pour qu’il se conduise d’une certaine façon, nous nous attendons à certaines réactions déterminées. Ainsi, si le sujet ne répond pas à notre attente, nous l’attribuerons à un autre motif. Donnons un exemple extérieur au texte. Si un jaloux s’abstient de brutaliser sa compagne, le motif pourra en être la crainte de la punition. Cette dernière est donc le mobile ou la cause de l’action. Dire qu’il a choisi son mobile reviendrait finalement à le nier.
Aussi Russell illustre-t-il son idée avec trois exemples qui reposent sur cette hypothèse. Le premier est la propagande politique. Elle consiste à promouvoir certaines idées en cherchant à produire des effets sur un ou plusieurs groupes sociaux. Pour cette promotion des idées, on s’appuie à la fois sur les opinions du groupe et sur ses sentiments. La combinaison des deux conduit alors à le faire adhérer à un parti ou mouvement politique afin de le faire voter ou agir dans la direction que vise ce parti ou ce mouvement. C’est bien l’hypothèse de la motivation psychologique qui explique qu’on cherche à agir sur les autres par la propagande politique, sans quoi on ne pourrait escompter sur les effets qu’on cherche à produire. Le deuxième exemple est le code pénal. Il comprend les peines prévues en cas de transgression des lois. Or, annoncer des peines, c’est chercher à dissuader les membres de la collectivité de transgresser les lois. Il faut donc admettre que l’annonce des peines produit un effet sur la motivation. Le code pénal repose lui aussi sur cette hypothèse. Il en va de même de la publication de livres en général dans la mesure où ils visent à persuader les lecteurs.

Si cette hypothèse de la motivation psychologique est bien impliquée dans nos relations avec les autres, en quoi n’est-elle pas qu’une hypothèse pour ceux qui soutiennent le libre arbitre ? Ceux-ci ne peuvent-ils pas considérer qu’un être qui agit selon des raisons plutôt que poussé par des causes est doué de libre arbitre ?


Russell revient aux partisans de la doctrine du libre arbitre qu’il décrit comme ne se rendant pas compte des conséquences qui découlent de la volonté d’éducation et des rapports entre les hommes de façon générale. Or, c’est parce qu’ils ne se rendent pas compte de ses conséquences qu’ils peuvent soutenir le libre arbitre tout en agissant en se reposant sur l’hypothèse de la motivation psychologique. Il explique donc ainsi comment la contradiction dans laquelle ils sont leur échappe. Il explique surtout ainsi la possibilité qu’il y ait des partisans du libre arbitre alors que tous les hommes admettent la motivation psychologique.
Aussi Russell indique-t-il ce qui se passe lorsque quelqu’un a agi. La question qu’on va lui poser de la forme « pourquoi » l’invite à donner donc des raisons. Or, une raison n’est pas une cause si on pense que la seconde produit son effet alors que la seconde consiste à justifier son acte. Prenons un exemple hors du texte. Si un lion mange un lionceau, la cause en est sa faim. Par contre, si un homme commet un meurtre sur un enfant, on cherchera à savoir quelle raison l’a poussé à agir. Or, selon Russell, nous sommes conduits à considérer que les causes de l’action sont ces croyances et ces désirs. Autrement dit, il ne voit pas de différence essentielle entre les raisons et les causes. C’est pourquoi il met sur le même plan les croyances et les désirs. Les seconds sont bien des motifs d’action qui, d’autant qu’ils ne sont pas voulus par eux-mêmes, semblent conduire à un certain comportement. Les premières non seulement représentent ce que le sujet tient pour vrai, mais également ce qui est souhaitable. En ce sens, elles se ramènent aux désirs. Si donc tout le monde s’attend à ce qu’une action provienne d’une croyance ou d’un désir, tout le monde considère que les hommes agissent bien parce que leur volonté a des causes.
L’extrait établit finalement l’hypothèse de la motivation psychologique en faisant remarquer que lorsque le sujet n’est pas capable d’expliquer son acte, personne ne l’attribue à son libre arbitre, mais on recherche la cause dans l’inconscient du sujet, soit dans ce qui, de son psychisme, échappe à la conscience et donc à la connaissance du sujet sur lui-même – même si la conscience de soi n’est pas nécessairement une connaissance de soi. Autrement dit, l’hypothèse de la motivation psychologique est que tout acte humain a une cause et ne peut s’expliquer par une décision sans cause. L’universalité de l’hypothèse de la motivation psychologique vient donc bien détruire l’hypothèse particulière du libre arbitre dans la mesure où elle ne peut se maintenir seule.


 En un mot, le problème dont il est question dans ce texte de Russell, extrait de Science et religion, daté de 1935, est celui de la possibilité de penser les actions humaines à partir de la thèse du libre arbitre. Russell montre dans son texte que les partisans du libre arbitre sont amenés, comme tous les hommes, à adopter le point de vue contradictoire à leur thèse, à savoir celui de la motivation psychologique. Il consiste à considérer que la volonté a des causes qui ne sont pas essentiellement différentes des mobiles ou des raisons. Ces causes expliquent les comportements humaines et donc la possibilité d’agir sur eux. Dès lors, la thèse du libre arbitre ne permet pas de penser les actions humaines puisqu’elle s’accompagne nécessairement d’une contradiction.


lundi 21 octobre 2019

Corrigé d'une dissertation : Le savoir exclut-il toute forme de croyance ?

On oppose souvent le savant qui, dans son laboratoire, cherche patiemment la vérité et constitue un savoir sûr, au religieux qui ne doute de rien et prétend détenir par révélation divine la vérité tout en se trompant systématiquement. Le savoir exclut-il toute forme de croyance ?
Le savoir, c’est-à-dire l’ensemble des propositions qui reposent sur des preuves ou des démonstrations accessibles à tous, semble exclure toute forme de croyance. C’est qu’en effet, la croyance dans certains faits ne repose sur aucune preuve. Quant à la foi, elle exige justement de croire sans avoir vu comme le Christ ressuscité le dit à un Saint Thomas incrédule (Évangile de Jean, 20).
Néanmoins, le savoir ne semble pas pouvoir ne reposer sur aucune base, voire sans aucune présupposition. Dès lors, le savoir semble avoir besoin de certaines formes de croyances.
Le savoir exclut-il toute forme de croyance où repose-t-il sur certaines d’entre elles et lesquelles ?
Le savoir exclut toute forme de croyance dans son projet, mais repose sur la foi en la nécessité de la vérité, et sur les croyances qui ne sont pas concernées par le thème de la recherche.


Le savoir repose sur des preuves. Tel est son projet. Et pour que ces dernières le soient, il faut exclure toute forme de croyance pour pouvoir examiner. En effet, celui qui croit quelque chose le tient pour vrai. Par conséquent, où il ne cherchera pas, où il sera prévenu en faveur de sa croyance. C’est pourquoi dans « Les ânes rouges », propos du 5 mai 1931, Alain soutient « qu’il ne faut jamais croire, et qu’il faut examiner toujours ». C’est qu’en effet, l’incompatibilité entre le savoir et la croyance va jusqu’au fait qu’une connaissance ne peut être simplement tenue pour vraie pour devenir une sorte de croyance en un sens général. Elle exige le doute ou l’examen sans lequel elle n’est plus une connaissance. Lorsqu’au moyen âge les religieux examinaient les preuves en faveur du mouvement de la Terre, leur croyance qui s’appuyait sur un passage de la Bible où Dieu arrête le Soleil pour aider Josué en empêchant l’armée ennemie de s’enfuir alors que la nuit va tomber (cf. Bible, Ancien testament, Josué 10 : 6-15 ; 12 : 7-24 ; 14 :1-5 ; Juges 2 : 8-13), les amenait à conclure à l’immobilité de la Terre. À l’inverse, c’est parce qu’il n’a pas cru que tout mouvement planétaire n’est pas circulaire que Kepler (1571-1630) a découvert qu’il était elliptique et que le Soleil n’est pas au centre du système solaire mais à un des foyers des ellipses. Et il a adopté le système “héliocentrique” malgré sa foi protestante. Mais le savant peut-il tout remettre en cause ?
Il est vrai que le savant explore un domaine à l’exclusion des autres. Souvent, il reprend les découvertes faites dans les autres domaines lorsqu’il en a besoin. Par exemple, le biologiste reprend les connaissances de la chimie. Mais, en le faisant, il ne peut ignorer l’appareil des preuves. Et il ne peut introduire une croyance sans altérer le savoir, voire le détruire. Le philosophe, quant à lui, peut tout remettre en cause et donc exclut toute forme de croyance lorsqu’il s’agit de rechercher la vérité. C’est Descartes qui l’a montré. Il propose en effet de rejeter tout ce qui est simplement douteux dans la quatrième partie du Discours de la méthode (1637) pour découvrir s’il y a une vérité. Un tel doute qui frappe le témoignage des sens, les démonstrations de la raison et même la distinction du rêve et de la réalité, est bien une totale remise en cause qui ne laisse place à aucune croyance.

Toutefois, s’il est vrai que le savoir exclut toute forme de croyance dans son projet, il n’en reste pas moins vrai que le savant comme le philosophe sont dans l’incapacité de tout remettre en cause sous peine de tomber dans un examen sans aucune fin. Dès lors, ne faut-il pas au moins que le savoir repose sur la foi en la vérité ?


Le savoir exige d’exclure toute forme de croyances, qu’il s’agisse de la foi, c’est-à-dire de la confiance que l’on place en une personne, réelle ou fictive ou de la simple croyance qui consiste à tenir pour vrai sans preuve une proposition ou un fait. Il exige même selon Nietzsche dans Le Gai Savoir (n°344), de rejeter toutes les convictions, c’est-à-dire toutes les pensées que nous tenons pour vraies, quels que soient les motifs. Mais ce refus de toutes les convictions qui caractérise la discipline de l’esprit scientifique exige, pour être possible la croyance en la nécessité de la vérité. C’est elle qui sert de principe pour justement rejeter toutes les autres croyances. Et cette croyance n’est pas simplement l’affirmation que la vérité est nécessaire, c’est une foi en cette nécessité puisqu’elle est mise au premier plan et que toutes les convictions doivent lui être sacrifiées. Mais ne peut-on pas ne pas avoir foi en la vérité hors de la science ?
Même le philosophe qui remet tout en cause présuppose que la vérité existe. Soit il le fait à la façon des sceptiques qui rejette la possibilité de connaître la vérité en prétendant qu’il faut finalement toujours douter. Dès lors, le sceptique invente des suppositions extravagantes comme Descartes le remarque. Qu’on pense à l’impossibilité de distinguer le rêve de la réalité. Mais le sceptique croit suffisamment que la recherche de la vérité est importante pour y consacrer ses réflexions. Soit, comme Descartes avec le doute méthodique, qui consiste à considérer comme faux tout ce qui est simplement douteux, on va chercher à savoir s’il est possible ou non de trouver la vérité. Il faut alors présupposer qu’elle existe alors que par définition, on ne la connaît pas. Et il faut aussi croire en son importance, au sens d’une confiance absolue, pour passer du temps à en rechercher la possibilité.

Cependant, s’il est vrai qu’il y a une forme de croyance que le savoir n’exclut pas, et même une croyance, à savoir celle en la nécessité de la vérité, il n’est peut-être pas évident que le savoir puisse exclure toutes les autres croyances dans la mesure où il apparaît impossible de douter de tout dans le détail sans sombrer dans une tâche impossible et indésirable. Est-il donc possible d’accepter des croyances dans le savoir sans le dénaturer ?


Il est impossible et il n’est pas désirable de chercher à tout prouver. Il est impossible de tout prouver puisqu’il faudrait toujours chercher des preuves à l’infini. Ce n’est pas non plus désirable comme le soutient à juste titre Tocqueville dans le tome II de De la démocratie en Amérique (1840) dans la mesure où on s’empêche ainsi d’examiner d’autres champs du savoir inexplorés. Cela reviendrait à toujours chercher à prouver les mêmes choses. On s’appuie donc sur certaines croyances pour connaître. C’est pour cela que le savoir n’exclut pas toutes les croyances, mais a nécessairement en lui des croyances. Par exemple, lorsque Galilée soutint la thèse héliocentrique, il crut dans l’instrument qu’il utilisait, la lunette, qui montrait notamment que Jupiter avait quatre satellites et donc qu’il n’était pas absurde que la Terre en eût un. Or, comment ces croyances ne pourraient-elles pas détruire le savoir ?
Les croyances nécessaires pour le savoir sont celles qui ne le concernent pas tout en étant nécessaires pour qu’il soit possible. En effet, le savoir implique de ne pas présupposer ce qui est en question. Il faut donc remettre en cause ce qu’on recherche. Mais, il ne faut pas remettre en cause toutes les croyances. Celles-ci sont toutes les propositions ou les faits qu’on accepte sur la base de la foi d’autrui. C’est qu’en effet, croire que tel fait s’est produit ou croire en quelqu’un, revient finalement au même. Toutes les formes de croyance reviennent finalement à la foi. Ainsi, l’historien doit faire confiance aux faits établis par ses confrères ou ses prédécesseurs pour ses propres recherches. S’il devait tout vérifier, il lui faudrait repasser par les mêmes chemins. 


Disons donc enfin que nous nous demandions si le savoir exclut toute forme de croyance où s’il repose sur certaines d’entre elles et lesquelles. Il est vrai que le savoir exclut toute forme de croyance dans son projet qui est de prouver tout ce qu’on avance. Mais, ce projet lui-même exige la foi en la nécessité de la vérité. C’est à cette condition qu’il peut tenter d’exclure toutes les autres croyances. Pourtant, le savoir ne peut se passer des croyances qui ne sont pas concernées par le thème de la recherche. Elles lui appartiennent. C’est pourquoi, le savoir n’exclut pas toute forme de croyance.


Claude Bernard: la découverte de la glycogénie animale (textes)

Texte 1
En 1843, dans un de mes premiers travaux, j’entrepris d’étudier ce que deviennent les différentes substances alimentaires dans la nutrition. Je commençai, ainsi que je l’ai déjà dit, par le sucre, qui est une substance définie et plus facile que toutes les autres à reconnaître et à poursuivre dans l’économie. J’injectai dans ce but des dissolutions de sucre de canne dans le sang des animaux et je constatai que ce sucre, même injecté dans le sang à faible dose, passait dans les urines. Je reconnus ensuite que le suc gastrique, en modifiant ou en transformant ce sucre de canne, le rendait assimilable, c’est-à-dire destructible dans le sang [1]
Alors je voulus savoir dans quel organe ce sucre alimentaire disparaissait, et j’admis par hypothèse que le sucre que l’alimentation introduit dans le sang pourrait être détruit dans le poumon ou dans les capillaires généraux. En effet, la théorie régnante à cette époque et qui devait être naturellement mon point de départ, admettait que le sucre qui existe chez les animaux provient exclusivement des aliments et que ce sucre se détruit dans l’organisme animal par des phénomènes de combustion, c’est-à-dire de respiration. C’est ce qui avait fait donner au sucre le nom d’aliment respiratoire. Mais je fus immédiatement conduit à voir que la théorie sur l’origine du sucre chez les animaux, qui me servait de point de départ, était fausse. En effet, par suite d’expériences que j’indiquerai plus loin, je fus amené non à trouver l’organe destructeur du sucre, mais au contraire je découvris un organe formateur de cette substance, et je trouvai que le sang de tous les animaux contient du sucre, même quand ils n’en mangent pas. Je constatai donc là un fait nouveau, imprévu par la théorie et que l’on n'avait pas remarqué, sans doute, parce que l’on était sous l’empire d’idées théoriques opposées auxquelles on avait accordé trop de confiance. Alors, j’abandonnai tout aussitôt toutes mes hypothèses sur la destruction du sucre, pour suivre ce résultat inattendu qui a été depuis l’origine féconde d’une voie nouvelle d’investigation et une mine de découvertes qui est loin d’être épuisée.

Texte 2
J’ai expliqué précédemment comment je fus autrefois conduit à étudier le rôle du sucre dans la nutrition, et à rechercher le mécanisme de la destruction de ce principe alimentaire dans l’organisme. Il fallait, pour résoudre la question, rechercher le sucre dans le sang et le poursuivre dans les vaisseaux intestinaux qui l’avaient absorbé, jusqu’à ce qu’on pût constater le lieu de sa disparition. Pour réaliser mon expérience, je donnai à un chien une soupe au lait sucrée ; puis je sacrifiai l’animal en digestion, et je trouvai que le sang des vaisseaux sus-hépatiques, qui représente le sang total des organes intestinaux et du foie, renfermait du sucre. Il était tout naturel et, comme on dit, logique, de penser que ce sucre trouvé dans les veines sus-hépatiques était celui que j’avais donné à l’animal dans sa soupe. Je suis certain même que plus d’un expérimentateur s’en serait tenu là et aurait considéré comme superflu, sinon comme ridicule, de faire une expérience comparative. Cependant, je fis l’expérience comparative, parce que j’étais convaincu par principe de sa nécessité absolue : ce qui veut dire que je suis convaincu qu’en physiologie il faut toujours douter, même dans les cas où le doute semble le moins permis. Cependant je dois ajouter qu’ici l’expérience comparative était encore commandée par cette autre circonstance que j’employais, pour déceler le sucre, la réduction des sels de cuivre dans la potasse. C’est en effet là un caractère empirique du sucre, qui pouvait être donné par des substances encore inconnues de l’économie. Mais, je le répète, même sans cela il eût fallu faire l’expérience comparative comme une consigne expérimentale ; car ce cas même prouve qu’on ne saurait jamais prévoir quelle peut en être l’importance.
Je pris donc par comparaison avec le chien à la soupe sucrée un autre chien auquel je donnai de la viande à manger, en ayant soin qu’il n’entrât d’ailleurs aucune matière sucrée ou amidonnée dans son alimentation, puis je sacrifiai cet animal pendant la digestion, et j’examinai comparativement le sang de ses veines sus-hépatiques. Mais mon étonnement fut grand quand je constatai que ce sang contenait également du sucre chez l’animal qui n’en avait pas mangé.
On voit donc qu’ici l’expérience comparative m’a conduit à la découverte de la présence constante du sucre dans le sang des veines sus-hépatiques des animaux, quelle que soit leur alimentation. On conçoit qu’alors j’abandonnai toutes mes hypothèses sur la destruction du sucre pour suivre ce fait nouveau et inattendu. Je mis d’abord son existence hors de doute par des expériences répétées, et je constatai que chez les animaux à jeun, le sucre existait aussi dans le sang. Tel fut le début de mes recherches sur la glycogénie animale. Elles eurent pour origine, ainsi qu’on le voit, une expérience comparative faite dans un cas où l’on aurait pu s’en croire dispensé.
Claude Bernard (1813-1878), Introduction à l’étude de la médecine expérimentale (1865).
Texte 1 : 3e partie : Applications de la méthode expérimentale à l’étude des phénomènes de la vie, Chapitre I Exemples d'investigation expérimentale physiologique, II Une recherche expérimentale a pour point de départ une hypothèse ou une théorie.
Texte 2 : 3e partie : Applications de la méthode expérimentale à l’étude des phénomènes de la vie, Chapitre II Exemples de critique expérimentale physiologique, III Le principe du déterminisme exige que les faits soient comparativement déterminés 



[1]Claude Bernard, thèse pour le doctorat en médecine. Paris, 1843. 

dimanche 20 octobre 2019

Corrigé d'une dissertation : En quoi mes opinions sont-elles miennes ?

“C’est mon opinion” entend-on souvent dire par un interlocuteur qui ne veut pas renoncer à ce qu’il affirme, quels que soient les arguments qu’on lui oppose. Or, en quoi mes opinions sont-elles miennes ?
C’est qu’en effet, les opinions que je dis miennes sont bien souvent les opinions de tout le monde. Dans la mesure où je les affirme sans preuves, ce ne sont pas des connaissances et il pourrait se faire que j’en ai d’autres que je vais soutenir ou défendre dans l’illusion d’une propriété non seulement usurpée, mais qui n’est rien d’autres que celle d’un corps étranger.
Toutefois, les opinions que je défends ou simplement que j’énonce sont différentes de celles des autres. Comment donc pourrai-je ne pas les considérer comme miennes ?
Le problème se pose donc de savoir si je peux définir ce qui me permet de m’approprier des opinions.
L’opinion est mienne parce que je lui donne mon adhésion, mais c’est en vertu d’une sorte d’illusion sinon, c’est parce que je l’affirme dans le cadre d’un débat auquel je participe.


Ce qui fait que mes opinions sont miennes ne réside pas dans la réflexion qui, au contraire, devrait me les faire abandonner. En effet, ce que je nomme mes opinions ne sont pas des propositions sur lesquelles j’ai réfléchi, mais des propositions que j’affirme simplement, immédiatement. Je les tiens simplement pour vraies. Et au mieux, j’ordonne toutes les autres idées qui me viennent autour d’elles. Jamais, je ne m’interroge sur la possibilité de leur invalidité. C’est que la réflexion est recul en soi-même comme le soutient Alain dans ses Définitions (posthume, 1953). Elles sont miennes en tant que j’y adhère. Elles peuvent l’être individuellement ou collectivement. Lorsqu’il propose de rejeter l’opinion au profit d’une réflexion philosophique, Épictète dans les Entretiens (II° siècle) distingue les deux cas. Dans le cas de l’opinion individuelle, elle est mienne parce que c’est moi qui l’affirme et non un autre. Ce qui se montre dans les conflits d’opinions. Par exemple, l’un affirme qu’il est bon de manger de la viande et l’autre non. Dans le cas de l’opinion commune, je l’affirme comme celle de ma culture ou de ma société différente de celle des autres. L’un trouvera valable qu’on ait plusieurs conjoints et l’autre soutiendra la monogamie. Or, cette affirmation ne fait-elle pas de mon opinion la simple répétition de ce que tout le monde dit ?
Même lorsqu’elles sont communes, c’est-à-dire qu’elles sont partagées par de nombreux individus, c’est bien moi qui soutiens une opinion. Comment, sinon en refusant justement de réfléchir. Car l’absence de réflexion ne signifie nullement que mon opinion n’est pas mienne. Lorsque Marc-Aurèle écrit : « Songe que tout n’est qu’opinion, et que l’opinion elle-même dépend de toi. Supprime donc ton opinion ; et, comme un vaisseau qui a doublé le cap, tu trouveras mer apaisée, calme complet, golfe sans vagues. » (Pensées, XII, 22), il montre ainsi que l’opinion est bien sous la responsabilité du sujet, puisque justement, il pourrait la supprimer en refusant d’adhérer à ce qu’il ne peut en aucune façon justifier. L’adhésion est bien le fait du sujet et de lui seul. C’est elle qui constitue l’appropriation, c’est-à-dire le fait que l’opinion soit la sienne. L’absence donc de réflexion ne peut déresponsabiliser le sujet car c’est lui qui est responsable de cette absence.

Cependant, même si c’est le sujet qui adhère à l’opinion qu’il soutient, il n’en reste pas moins vrai que l’absence de réflexion fait que cette adhésion se fait en quelque sorte malgré lui. Autrement dit, le sujet paraît déposséder en quelque sorte de lui-même. Dès lors, n’est-ce pas de façon illusoire que le sujet croit que ses opinions sont siennes ?


Cette illusion de la propriété de l’opinion tient au fait que je crois être l’auteur d’une idée qui provient de tout le monde et de personne en particulier. Ce qui caractérise l’opinion, c’est la banalité. Le vrai sujet de l’opinion, ce n’est pas moi, c’est le « on ». L’opinion, c’est toujours ce qu’« on dit ». Et dans la mesure où je me laisse aller à suivre le « on » qui « dit », je me dessaisis de ma capacité d’affirmer. C’est en ce sens que mes opinions ne sont en rien les miennes. Qui estime que les coutumes de son pays ou les habitudes qu’il a contractées sont bonnes, sans y avoir réfléchi, a des opinions qui ne sont pas les siennes, mais qui résultent d’autre chose que de lui. Mais ne suis-je pas à défaut d’être leur auteur, responsable de les soutenir ?
En réalité, ce que j’appelle mes opinions, ne sont rien d’autres que les idées que j’ai acquis souvent sans m’en rendre compte dans mes relations sociales, que ce soit dans la famille ou à l’extérieur. Si elles semblent m’appartenir, c’est parce qu’elles viennent de ce moi social dont Bergson parle dans son Essai sur les données immédiates de la conscience (1889). C’est un moi qui masque, voire étouffe souvent le moi véritable. Ce sont les opinions dans les différentes cultures qui montrent le caractère éminemment social de l’opinion qui ne se distingue ainsi en rien du préjugé, c’est-à-dire de ce qu’on juge avant de l’avoir examiné. À l’intérieur de la société, les opinions sont celles des groupes sociaux. Loin de les faire miennes, mes opinions font de moi la chose d’un groupe social. L’adhésion aux opinions n’est rien d’autre que ce qui résulte du fait que la société exige que les individus aient des croyances communes comme le montre Tocqueville dans De la démocratie en Amérique (tome II, 1840). Elles sont nécessaires pour que les hommes puissent agir ensemble, ce qui fait la société. Les opinions sont donc ce qui nous insèrent dans notre groupe social. C’est pour cela qu’elles ne peuvent jamais être les nôtres.

Néanmoins, s’il y a bien des opinions communes, force est de constater qu’il y a aussi dans la société des opinions qui ne le sont pas vraiment, voire des conflits d’opinions. La société ne suffit pas à rendre compte de la diversité des opinions et des conflits d’opinions. Dès lors, ne faut-il pas penser qu’il est possible d’avoir des opinions qui soient miennes ? Dans quel domaine et comme serait-ce possible ?


Il n’est pas toujours possible de connaître. Dans ce cas, on doit faire comme le savant et s’en tenir à des hypothèses. Mais il arrive qu’il soit nécessaire de se décider parce qu’on ne peut pas attendre avant d’agir. Encore lorsqu’on est seul, on peut agir tout en restant dans le doute à l’instar du soldat qui ne sait pas ce qu’il adviendra de lui. Mais, il en va autrement dans la vie politique. Là, il faut se décider en prenant un parti. Cette décision qu’on prend est une opinion dans la mesure où elle n’est pas une connaissance qui s’appuie sur des preuves. Elle est réfléchie, mais justement la réflexion ne conduit pas à la connaissance. Et elle ne peut y conduire dans la mesure où il ne s’agit pas de connaître, mais d’exprimer une représentation du monde qu’il s’agit de faire avec les autres. Mais elle est bien une proposition qu’on tient pour vraie dans la mesure où on s’engage pour elle. Dès lors, on peut se forger une opinion, notamment en la confrontant avec celle des autres dans un débat. Réflexion et opinion ne s’opposent finalement pas dans le domaine politique. Mais la décision exige-t-elle toujours le débat ?
C’est surtout en démocratie, c’est-à-dire là où le peuple décide, qu’il est nécessaire de se forger une opinion. Dans les autres régimes politiques, surtout ceux où le pouvoir est limité à un petit nombre, comme l’oligarchie ou aristocratie, voire à un seul comme la monarchie, voire la tyrannie, qu’il est possible pour la grande masse de ne pas avoir d’opinion. On voit sur certains sujets que l’opinion publique change à travers certain débat. Par exemple, la société française, longtemps homophobe, a accepté le mariage pour tous. Cela suppose que les nombreux débats ont conduit à ce que la majorité se forge une autre opinion. Être en accord avec l’opinion publique ne signifie nullement qu’on a reçu sans discuter l’opinion qu’on soutient. C’est à l’inverse l’opinion publique qui est le résultat dans une société où il y a un débat des opinions qui se sont forgées par la confrontation. Autrement dit, l’échange d’arguments qui vise à persuader l’autre permet à chacun de s’approprier les opinions : c’est en cela qu’il les fait siennes. On peut finalement distinguer l’opinion du préjugé. Ce dernier repose sur le refus du débat alors que la première en est le résultat.


Pour finir, le problème était de savoir s’il est possible de définir en quoi mes opinions sont miennes. S’il est apparu que le sujet paraissait responsable de ses opinions en tant qu’ils se décident à les affirmer comme vraies sans les examiner, c’est qu’en réalité, en tant que préjugés, elles sont bien plutôt la façon dont les groupes sociaux s’approprient des individus. Aussi, pour que mes opinions soient véritablement miennes, il faut que je puisse ne pas connaître tout en réfléchissant avec les autres à ce que nous devons décider pour tous. L’opinion est donc fondamentalement politique. Elle est éminemment démocratique, car c’est dans ce régime politique que les citoyens peuvent le plus faire leurs, leurs opinions.