Sujet.
Expliquer le texte suivant :
C’est dans les mots que nous pensons. Nous n’avons conscience de nos pensées déterminées et réelles que lorsque nous leur donnons la forme objective, que nous les différencions de notre intériorité et par suite nous les marquons d’une forme externe, mais d’une forme qui contient aussi le caractère de l’activité interne la plus haute. C’est le son articulé, le mot, qui seul nous offre une existence où l’externe et l’interne sont si intimement unis. Par conséquent, vouloir penser sans les mots, c’est une tentative insensée. Et il est également absurde de considérer comme un désavantage et comme un défaut de la pensée cette nécessité qui lie celle-ci au mot. On croit ordinairement, il est vrai, que ce qu’il y a de plus haut, c’est l’ineffable. Mais c’est là une opinion superficielle et sans fondement ; car, en réalité, l’ineffable, c’est la pensée obscure, la pensée à l’état de fermentation, et qui ne devient claire que lorsqu’elle trouve le mot. Ainsi le mot donne à la pensée son existence la plus haute et la plus vraie.
Hegel, Philosophie de l’esprit (1817).
La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.
Corrigé.
« Je ne trouve pas les mots » : c’est souvent l’expression pour le moins paradoxale de notre tentative pour trouver les mots adéquats à notre pensée. Nous croyons alors qu’il y a d’un côté notre pensée et de l’autre ces simples instruments que seraient les mots qu’il faudrait en quelque sorte capturer pour qu’ils expriment exactement notre pensée. Et si c’était le contraire. S’il fallait aller plus loin que Boileau (1636-1711) qui, dans le chant 1 de l’Art poétique (1674) soutenait que « Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement, / Et les mots pour le dire arrivent aisément. » ? Ne doit-on pas plutôt concevoir autrement le rapport de la pensée et des mots, c’est-à-dire penser ceux-ci comme l’expression même de la pensée ?
Tel est le problème que résout Hegel dans cet extrait de sa Philosophie de l’esprit parue en 1817. L’auteur soutient que les mots, et les mots seulement, donnent une réalité objective à notre pensée qui, sans eux, n’est qu’obscurité.
Il explique d’abord ce processus d’objectivation de la pensée. Puis, il expose défavorablement la thèse selon laquelle l’ineffable est la pensée la plus haute. Enfin, il considère la pensée sans les mots comme étant fondamentalement obscure.
L’extrait commence par l’expression d’une thèse forte : nous pensons dans les mots. Qu’entendre par là ? Hegel veut-il dire que c’est le langage en général qui nous permet de penser ? Or, les mots ne sont qu’une partie du langage. Il y a aussi les signes. Il y a aussi les gestes. Il y a aussi les rites. Et quant aux mots, il y a ceux de la parole et il y a ceux de l’écrit. Quels mots permettent vraiment de penser ? Pourquoi les seuls mots ?
Pour que nous soyons conscients de nos pensées réelles et déterminées, Hegel pose deux conditions. La première condition est que nous leur donnions une forme objective. En effet, la pensée est d’abord subjective, c’est-à-dire connue du seul sujet à la première personne. Or, cette subjectivité ne lui permet pas de savoir sa pensée. Il faut donc qu’elle soit objective pour lui. À cette condition, il sait que c’est bien sa pensée et quelle pensée c’est. C’est pourquoi Hegel précise qu’il faut que la dite pensée soit différenciée de notre intériorité. Si elle reste dans l’intériorité, elle reste subjective et donc elle n’est pas connue par le sujet lui-même comme étant sa pensée. Et si Hegel parle de pensée réelle et déterminée, c’est d’emblée pour distinguer le simple sentiment subjectif de la pensée qui, parce qu’il est subjectif, peut n’être qu’apparence d’une part et d’autre part ne pas permettre d’être conscient de la différence entre telle pensée et telle autre qui reste alors indéterminée. En résumé, en donnant une « forme externe » à la pensée qui n’est que subjective, on lui permet d’être objective pour le sujet. Or, un geste, un acte pourrait remplir cette fonction. Aussi la deuxième condition que Hegel présente sous la forme rhétorique de l’opposition pour marquer que, sans elle, l’extériorisation ne serait pas suffisante, est qu’elle manifeste dans l’extériorité elle-même l’intériorité de la pensée. Or, c’est cette deuxième condition qui permet de penser que ce sont les mots qui permettent de penser, c’est-à-dire d’être conscients de pensées réelles et déterminées puisque dans leur différence, les mots permettent justement de repérer le cheminement de la pensée.
C’est pour cela que Hegel précise ce qu’il entend par mot : il s’agit d’un « son articulé ». Ce qui le distingue du simple cri qui, par définition n’est pas articulé. Par ce dernier terme, il faut entendre qu’il se distingue d’autres sons selon certaines règles qui permettent de représenter la pensée. Aussi le mot est-il seul à pouvoir représenter la pensée, c’est-à-dire l’alliance de l’interne et de l’externe, du subjectif et de l’objectif. Le subjectif du mot, c’est la pensée qu’il exprime. L’objectif du mot c’est le son. Mais en tant que son articulé, le subjectif et l’objectif sont liés. Les signes sont-ils alors exclus ? Les sourds et muets ne peuvent-ils pas penser ? Descartes, dans la Lettre au marquis de Newcastle du 23 novembre 1646, les incluait dans les êtres pensants en considérant que les signes qu’ils faisaient équivalaient les mots. Parler selon Descartes, c’est exprimer une pensée. Ce qui se montre si les mots ou signes qu’on utilise se rapportent au sujet qui se présente, se fait sans passions, voire en faisant preuve d’invention. Mais Descartes considérait que les mots sont inutiles pour penser. Dans la mesure où les signes qu’utilisent les sourds et muets sont différenciés les uns des autres, ils leur permettent aussi de penser. Et c’est en ce sens que le mot écrit représente aussi la pensée même s’il est visuel et non sonore. Mais comme longtemps les sourds et muets n’ont pas eu de langue, ils ont été capables d’inventer des signes. On peut alors considérer que la pensée paraît indépendante des mots malgré ce que tente de montrer Hegel.
Reste qu’on peut s’interroger sur la possibilité de penser sans les mots. Sont-ils de simples instruments ou bien jouent-ils quand même un rôle essentiel dans l’objectivation de la pensée comme Hegel l’entend ?
Hegel pour sa part déduit de son analyse qu’il est insensé de vouloir penser sans les mots. S’ils permettent d’objectiver la pensée, même si on admet la possibilité d’une pensée qui précède l’usage des mots et qui le rend possible, toujours est-il que l’objectivité que donne le langage articulé est ce qui permet au sujet de savoir véritablement ce qu’il pense. Sans les mots, en effet, la pensée reste obscure. Hegel a donc raison de dire que c’est « dans les mots » que nous pensons.
Il rejette alors la valorisation de l’ineffable. En effet, il rapporte l’idée selon laquelle c’est un inconvénient voire un défaut que la pensée soit nécessairement liée au mot. Une telle idée implique de reconnaître finalement la thèse que soutient Hegel selon laquelle on ne peut penser véritablement sans les mots. On en fait alors quelque chose de négatif. Ce qui suppose que les mots trahissent la pensée ou la déforment. C’est ce que soutiendra Bergson après Hegel dans l’Essai sur les données immédiates de la conscience (1889). Selon lui, le mot parce qu’il est général ne permet pas d’exprimer la singularité de notre pensée. Si donc la pensée est nécessairement liée au mot, c’est dire qu’il n’est pas possible qu’elle en soit indépendante. Comment sortir de cette contradiction ?
La thèse ordinaire consiste à valoriser l’ineffable. On entend par là ce qui ne peut être dit par des mots. Il s’agirait donc d’une pensée qui, non seulement échapperait au langage articulé, mais qui aurait un contenu supérieur à un tel langage. Or, ce que les mots rendent possibles, c’est essentiellement la pensée conceptuelle, c’est-à-dire la pensée qui permet de se représenter des classes d’objets. Ainsi, lorsque je comprends le triangle comme une figure de trois côtés, ce que je comprends est valable de tout triangle. Par contre, on dira que la pensée que j’ai d’un amour ne peut s’exprimer avec une expression aussi triviale que « je t’aime ». Mon amour passera donc pour ineffable. Si l’on ajoute à cela l’idée que le réel est fait de singularités qui, par définition, se distinguent les unes des autres, il est clair que le langage articulé paraît déficient : il y a moins de mots que de réalité.
Comment donc rejeter la supériorité de la pensée sans langage si d’une part elle paraît nécessaire pour comprendre l’usage même des mots ou des signes, notamment la possibilité d’inventer des signes lorsqu’on n’en dispose pas et cette supériorité s’il est vrai que la pensée saisit indépendamment de tout mot ce que le réel a de singulier ?
Hegel rejette explicitement la thèse selon laquelle l’ineffable est supérieur à la pensée exprimée par des mots. Il la qualifie d’abord d’opinion superficielle, c’est-à-dire une pensée acceptée à la légère, sans réflexion ou approfondissement et ensuite d’opinion « sans fondement », c’est-à-dire qui ne repose sur rien. Il faut donc comprendre qu’il n’y a pas véritablement d’ineffable au sens d’une pensée qui ne pourrait s’exprimer par les mots mais dans laquelle le sujet penserait plus et mieux qu’avec les mots. Que comprendre donc par « ineffable » ?
Hegel ramène l’ineffable à la pensée obscure. L’ineffable s’oppose donc à la pensée réelle et déterminée que rendent possible les mots. L’obscur, c’est à la fois le subjectif mais aussi l’indéterminé. Une pensée obscure, c’est une pensée que le sujet ne saisit pas véritablement comme telle pensée différente de toutes les autres. Il est conscient de penser mais ne sait pas vraiment ce qu’il pense. C’est pourquoi Hegel parle également d’une pensée en fermentation. La métaphore qui fait allusion à une des étapes de la fabrication de la bière (ou du vin) indique que la pensée sans les mots n’est pas encore achevée. Hegel ne nie pas que la pensée sans le langage puisse exister. Ce qu’il nie c’est qu’elle soit supérieure à la pensée exprimée par des mots. Il considère au contraire qu’elle est ce qu’il y a de plus bas dans la pensée.
Aussi précise-t-il que la pensée devient claire, c’est-à-dire que l’esprit peut la saisir comme telle pensée que si et seulement si elle trouve un mot. Si on reprend l’exemple de l’amour. Le fait de le dire avec des mots permet de le rendre claire. Et que les mots soient les mêmes n’enlèvent en rien le sens pour le sujet qui prend conscience que c’est lui et lui seul qui aime, ce qui est le sens du mot « je » qui désigne toujours celui qui l’utilise. Dans l’expression triviale « je t’aime », toute la pensée de l’amour s’exprime. Rien n’empêche d’ailleurs de la développer et de la préciser à l’infini. Rien n’interdit de dire autrement comme le « Va, je ne te hais point » qu’adresse Chimène à Rodrigue dans la scène IV de l’acte III duCid (1637) de Pierre Corneille (1606-1684) Le « je » n’est pas un concept comme le mot « table » qui désigne n’importe quelle table. Hegel peut donc conclure cet extrait en donnant la fonction du mot : c’est lui qui donne à la pensée sa réalité la plus haute par opposition à l’ineffable, et la plus vraie, non pas au sens où une pensée exprimée est vraie, mais au sens où seule une pensée exprimée est véritablement une pensée.
Disons donc pour finir que le problème était de savoir si la pensée était ou non indépendante de son expression. Dans cet extrait de la Philosophie de l’esprit de 1817, Hegel montre que c’est dans le mot entendu comme son articulé et seulement dans le mot que la pensée, par l’expression, peut acquérir l’objectivité nécessaire pour que le sujet puisse en prendre conscience. Il est vrai que l’image articulé ou le geste articulé le peuvent aussi.
Il resterait alors à se demander si cette nécessité de passer par les mots enferme ou non la pensée dans une langue, voire dans une culture déterminée.