“C’est mon opinion” entend-on souvent dire par un interlocuteur qui ne veut pas renoncer à ce qu’il affirme, quels que soient les arguments qu’on lui oppose. Or, en quoi mes opinions sont-elles miennes ?
C’est qu’en effet, les opinions que je dis miennes sont bien souvent les opinions de tout le monde. Dans la mesure où je les affirme sans preuves, ce ne sont pas des connaissances et il pourrait se faire que j’en ai d’autres que je vais soutenir ou défendre dans l’illusion d’une propriété non seulement usurpée, mais qui n’est rien d’autres que celle d’un corps étranger.
Toutefois, les opinions que je défends ou simplement que j’énonce sont différentes de celles des autres. Comment donc pourrai-je ne pas les considérer comme miennes ?
Le problème se pose donc de savoir si je peux définir ce qui me permet de m’approprier des opinions.
L’opinion est mienne parce que je lui donne mon adhésion, mais c’est en vertu d’une sorte d’illusion sinon, c’est parce que je l’affirme dans le cadre d’un débat auquel je participe.
Ce qui fait que mes opinions sont miennes ne réside pas dans la réflexion qui, au contraire, devrait me les faire abandonner. En effet, ce que je nomme mes opinions ne sont pas des propositions sur lesquelles j’ai réfléchi, mais des propositions que j’affirme simplement, immédiatement. Je les tiens simplement pour vraies. Et au mieux, j’ordonne toutes les autres idées qui me viennent autour d’elles. Jamais, je ne m’interroge sur la possibilité de leur invalidité. C’est que la réflexion est recul en soi-même comme le soutient Alain dans ses Définitions (posthume, 1953). Elles sont miennes en tant que j’y adhère. Elles peuvent l’être individuellement ou collectivement. Lorsqu’il propose de rejeter l’opinion au profit d’une réflexion philosophique, Épictète dans les Entretiens (II° siècle) distingue les deux cas. Dans le cas de l’opinion individuelle, elle est mienne parce que c’est moi qui l’affirme et non un autre. Ce qui se montre dans les conflits d’opinions. Par exemple, l’un affirme qu’il est bon de manger de la viande et l’autre non. Dans le cas de l’opinion commune, je l’affirme comme celle de ma culture ou de ma société différente de celle des autres. L’un trouvera valable qu’on ait plusieurs conjoints et l’autre soutiendra la monogamie. Or, cette affirmation ne fait-elle pas de mon opinion la simple répétition de ce que tout le monde dit ?
Même lorsqu’elles sont communes, c’est-à-dire qu’elles sont partagées par de nombreux individus, c’est bien moi qui soutiens une opinion. Comment, sinon en refusant justement de réfléchir. Car l’absence de réflexion ne signifie nullement que mon opinion n’est pas mienne. Lorsque Marc-Aurèle écrit : « Songe que tout n’est qu’opinion, et que l’opinion elle-même dépend de toi. Supprime donc ton opinion ; et, comme un vaisseau qui a doublé le cap, tu trouveras mer apaisée, calme complet, golfe sans vagues. » (Pensées, XII, 22), il montre ainsi que l’opinion est bien sous la responsabilité du sujet, puisque justement, il pourrait la supprimer en refusant d’adhérer à ce qu’il ne peut en aucune façon justifier. L’adhésion est bien le fait du sujet et de lui seul. C’est elle qui constitue l’appropriation, c’est-à-dire le fait que l’opinion soit la sienne. L’absence donc de réflexion ne peut déresponsabiliser le sujet car c’est lui qui est responsable de cette absence.
Cependant, même si c’est le sujet qui adhère à l’opinion qu’il soutient, il n’en reste pas moins vrai que l’absence de réflexion fait que cette adhésion se fait en quelque sorte malgré lui. Autrement dit, le sujet paraît déposséder en quelque sorte de lui-même. Dès lors, n’est-ce pas de façon illusoire que le sujet croit que ses opinions sont siennes ?
Cette illusion de la propriété de l’opinion tient au fait que je crois être l’auteur d’une idée qui provient de tout le monde et de personne en particulier. Ce qui caractérise l’opinion, c’est la banalité. Le vrai sujet de l’opinion, ce n’est pas moi, c’est le « on ». L’opinion, c’est toujours ce qu’« on dit ». Et dans la mesure où je me laisse aller à suivre le « on » qui « dit », je me dessaisis de ma capacité d’affirmer. C’est en ce sens que mes opinions ne sont en rien les miennes. Qui estime que les coutumes de son pays ou les habitudes qu’il a contractées sont bonnes, sans y avoir réfléchi, a des opinions qui ne sont pas les siennes, mais qui résultent d’autre chose que de lui. Mais ne suis-je pas à défaut d’être leur auteur, responsable de les soutenir ?
En réalité, ce que j’appelle mes opinions, ne sont rien d’autres que les idées que j’ai acquis souvent sans m’en rendre compte dans mes relations sociales, que ce soit dans la famille ou à l’extérieur. Si elles semblent m’appartenir, c’est parce qu’elles viennent de ce moi social dont Bergson parle dans son Essai sur les données immédiates de la conscience (1889). C’est un moi qui masque, voire étouffe souvent le moi véritable. Ce sont les opinions dans les différentes cultures qui montrent le caractère éminemment social de l’opinion qui ne se distingue ainsi en rien du préjugé, c’est-à-dire de ce qu’on juge avant de l’avoir examiné. À l’intérieur de la société, les opinions sont celles des groupes sociaux. Loin de les faire miennes, mes opinions font de moi la chose d’un groupe social. L’adhésion aux opinions n’est rien d’autre que ce qui résulte du fait que la société exige que les individus aient des croyances communes comme le montre Tocqueville dans De la démocratie en Amérique (tome II, 1840). Elles sont nécessaires pour que les hommes puissent agir ensemble, ce qui fait la société. Les opinions sont donc ce qui nous insèrent dans notre groupe social. C’est pour cela qu’elles ne peuvent jamais être les nôtres.
Néanmoins, s’il y a bien des opinions communes, force est de constater qu’il y a aussi dans la société des opinions qui ne le sont pas vraiment, voire des conflits d’opinions. La société ne suffit pas à rendre compte de la diversité des opinions et des conflits d’opinions. Dès lors, ne faut-il pas penser qu’il est possible d’avoir des opinions qui soient miennes ? Dans quel domaine et comme serait-ce possible ?
Il n’est pas toujours possible de connaître. Dans ce cas, on doit faire comme le savant et s’en tenir à des hypothèses. Mais il arrive qu’il soit nécessaire de se décider parce qu’on ne peut pas attendre avant d’agir. Encore lorsqu’on est seul, on peut agir tout en restant dans le doute à l’instar du soldat qui ne sait pas ce qu’il adviendra de lui. Mais, il en va autrement dans la vie politique. Là, il faut se décider en prenant un parti. Cette décision qu’on prend est une opinion dans la mesure où elle n’est pas une connaissance qui s’appuie sur des preuves. Elle est réfléchie, mais justement la réflexion ne conduit pas à la connaissance. Et elle ne peut y conduire dans la mesure où il ne s’agit pas de connaître, mais d’exprimer une représentation du monde qu’il s’agit de faire avec les autres. Mais elle est bien une proposition qu’on tient pour vraie dans la mesure où on s’engage pour elle. Dès lors, on peut se forger une opinion, notamment en la confrontant avec celle des autres dans un débat. Réflexion et opinion ne s’opposent finalement pas dans le domaine politique. Mais la décision exige-t-elle toujours le débat ?
C’est surtout en démocratie, c’est-à-dire là où le peuple décide, qu’il est nécessaire de se forger une opinion. Dans les autres régimes politiques, surtout ceux où le pouvoir est limité à un petit nombre, comme l’oligarchie ou aristocratie, voire à un seul comme la monarchie, voire la tyrannie, qu’il est possible pour la grande masse de ne pas avoir d’opinion. On voit sur certains sujets que l’opinion publique change à travers certain débat. Par exemple, la société française, longtemps homophobe, a accepté le mariage pour tous. Cela suppose que les nombreux débats ont conduit à ce que la majorité se forge une autre opinion. Être en accord avec l’opinion publique ne signifie nullement qu’on a reçu sans discuter l’opinion qu’on soutient. C’est à l’inverse l’opinion publique qui est le résultat dans une société où il y a un débat des opinions qui se sont forgées par la confrontation. Autrement dit, l’échange d’arguments qui vise à persuader l’autre permet à chacun de s’approprier les opinions : c’est en cela qu’il les fait siennes. On peut finalement distinguer l’opinion du préjugé. Ce dernier repose sur le refus du débat alors que la première en est le résultat.
Pour finir, le problème était de savoir s’il est possible de définir en quoi mes opinions sont miennes. S’il est apparu que le sujet paraissait responsable de ses opinions en tant qu’ils se décident à les affirmer comme vraies sans les examiner, c’est qu’en réalité, en tant que préjugés, elles sont bien plutôt la façon dont les groupes sociaux s’approprient des individus. Aussi, pour que mes opinions soient véritablement miennes, il faut que je puisse ne pas connaître tout en réfléchissant avec les autres à ce que nous devons décider pour tous. L’opinion est donc fondamentalement politique. Elle est éminemment démocratique, car c’est dans ce régime politique que les citoyens peuvent le plus faire leurs, leurs opinions.
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