Sujet
Socrate. – (…) Je dis que, comme il y a deux
substances, il y a deux arts. L’un se rapporte à l’âme : je l’appelle
politique. Pour l’autre, qui se rapporte au corps, je ne peux pas lui trouver
tout de suite un nom unique ; mais dans la culture du corps, qui forme un
seul tout, je distingue deux parties, la gymnastique et la médecine. De même
dans la politique je distingue la législation qui correspond à la gymnastique
et la justice qui correspond à la médecine. Comme les arts de ces deux groupes
se rapportent au même objet, ils ont naturellement des rapports entre eux, la
médecine avec la gymnastique, la justice avec la législation, mais ils ont
aussi des différences.
Il y a donc les quatre arts que j’ai
dits, qui veillent au plus grand bien, les uns du corps, les autres de l’âme.
Or la flatterie, qui s’en est aperçue, non point par une connaissance
raisonnée, mais par conjecture, s’est divisée elle-même en quatre, puis, se
glissant sous chacun des arts, elle se fait passer pour celui sous lequel elle
s’est glissée. Elle n’a nul souci du bien et elle ne cesse d’attirer la folie
par l’appât du plaisir ; elle la trompe et obtient de la sorte une grande
considération. C’est ainsi que la cuisine s’est glissée sous la médecine et
feint de connaître les aliments les plus salutaires au corps, si bien que, si
le cuisinier et le médecin devaient disputer devant des enfants ou devant des
hommes aussi peu raisonnables que les enfants, à qui connaît le mieux, du
médecin ou du cuisinier, les aliments sains et les mauvais, le médecin n’aurait
qu’à mourir de faim. Voilà donc ce que j’appelle flatterie et je soutiens
qu’une telle pratique est laide, Polos, car c’est à toi que s’adresse mon
affirmation, parce que cette pratique vise à l’agréable et néglige le bien.
J’ajoute que ce n’est pas un art, mais une routine (ἐμπειρίαν, empeirian),
parce qu’elle ne peut expliquer la véritable nature des choses dont elle
s’occupe ni dire la cause de chacune. Pour moi, je ne donne pas le nom d’art à
une chose dépourvue de raison. Si tu me contestes ce point, je suis prêt à
soutenir la discussion.
Ainsi donc, je le répète, la flatterie
culinaire s’est recelée sous la médecine, et de même, sous la gymnastique, la
toilette, chose malfaisante, décevante, basse, indigne d’un homme libre, qui
emploie pour séduire les formes, les couleurs, le poli, les vêtements et qui
fait qu’en recherchant une beauté étrangère, on néglige la beauté naturelle que
donne la gymnastique. Pour être bref, je te dirai dans le langage des géomètres
(peut-être alors me comprendras-tu mieux) que ce que la toilette est à la
gymnastique, la cuisine l’est à la médecine, ou plutôt que ce que la toilette
est à la gymnastique, la sophistique l’est à la législation, et que ce que la
cuisine est à la médecine, la rhétorique l’est à la justice.
Platon (v.428-v.347 av. J.-C.), Gorgias (extrait), vers 386 av. J.-C.
Question
de compréhension philosophique : En quoi la rhétorique n’est-elle pas un
art pour Socrate ?
Corrigé
La
rhétorique se présente comme un art, notamment dans l’Éloge d’Hélène de Gorgias. Il la compare à l’art médical, capable
d’utiliser une drogue au sens de médicament pour produire différents effets.
Pourtant,
la rhétorique, si elle est l’art de persuader, n’a pas de domaine propre comme
tout art.
Dès
lors, on peut se demander en quoi la rhétorique n’est pas un art pour Socrate
dans cet extrait du Gorgias de
Platon.
Socrate
commence par exposer ce que sont les arts pour lui. Il y en a deux, l’un pour
l’âme qu’il nomme politique et l’autre pour le corps à qui il ne peut donner de
nom. Chacun se subdivise en deux, à savoir la gymnastique et la médecine pour
le corps, la législation et la justice pour l’âme qui sont donc des parties de
l’art politique. La rhétorique, qui use de la parole, n’est pas nommée.
Le
premier caractère définissant un art est qu’il vise le bien de ce dont il traite.
Ainsi, gymnastique et médecine vise le bien du corps et la politique avec ses
deux parties, législation et justice, vise le bien de l’âme. Or, pour Socrate,
la rhétorique est une flatterie. Son objectif n’est pas le bien mais le
plaisir. Il admet que tout plaisir n’est pas un bien, mais surtout, qu’en
visant le plaisir, elle conduit à négliger le bien, ce en quoi elle est un mal.
Il fait l’analogie entre ce qu’est la cuisine pour la médecine et ce qu’est la
rhétorique pour la justice. De même que le cuisinier vise le plaisir et non la
santé, le rhéteur de même. Aussi, de même que le cuisinier face à des enfants
ou à des adultes ignorants, triompherait du médecin, le rhéteur ou orateur,
triomphera face à des hommes ignorants la justice.
C’est
que le deuxième caractère de l’art, c’est la connaissance de « la véritable nature des choses »
dont il traite. Ainsi, la politique ou les arts du corps doivent véritablement
connaître l’âme et le corps pour pouvoir justement viser et réaliser le bien de
chacune de ces substances. Cette connaissance est celle des causes qui
produisent certains effets. À la différence de l’art, la rhétorique est bien
plutôt une routine, c’est-à-dire repose sur certaines habitudes contractées par
expérience. C’est en cuisinant que le cuisinier découvre ce qui fait plaisir à ses
clients. C’est pourquoi Socrate soutient que la flatterie n’est pas apparue
autrement que par une certaine conjecture, c’est-à-dire sans passer par une
véritable connaissance.
Finalement,
Socrate ramène la rhétorique à une série d’analogies qui fait qu’elle est à la
justice ce que la sophistique est à la législation, comme la cuisine est à la
médecine ce que la toilette (κομμωτικὴ, kommotikè) est à la gymnastique. Elle
n’est pas un art parce qu’elle s’en tient finalement aux apparences et non à la
réalité, aux apparences du bien et du vrai.
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