Tenir compte des autres lorsqu’on agit apparaît souvent comme une sorte de fardeau. C’est pourquoi ma liberté me paraît exclure celle des autres en ce sens que, non seulement elle est possible sans que les autres soient libres, mais il n’est pas interdit de penser que dans certains cas, ma liberté est d’autant plus grande que celle des autres est petite. Si la liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres, autant fixer cette limite le plus loin possible pour moi.
Cependant, les hommes parfois luttent contre le despotisme pour être libres ensemble. Il semble donc au contraire que ma liberté suppose celle des autres loin de l’exclure.
Ma liberté exclut-elle celle des autres ou bien la suppose-t-elle ? On verra en quel sens ma liberté peut s’affirmer seule. Puis on examinera dans quelle mesure elle implique le rejet de celles des autres tout en la supposant. Enfin on verra en quoi ma liberté et celle des autres sont dépendantes.
Être libre, ce n’est pas faire ce qui nous plaît car bien souvent, nous faisons ce qui nous plaît sans le vouloir. Par exemple le pasteur Jim Casy du roman de John Steinbeck (1902-1968), Les raisins de la colère (1939), explique au héros le fils Tom Joad qu’après chaque prêche, il ne peut s’empêcher de séduire une nouvelle femme. Être libre, c’est moins faire ce qu’on veut, que vouloir librement. C’est pourquoi la liberté est essentiellement libre arbitre, c’est-à-dire capacité d’agir par soi-même sans être déterminé par quelque cause que ce soit, interne ou externe. Un animal en liberté n’est en ce sens pas libre car c’est plutôt l’instinct qui le fait agir.
Ma liberté, il n’y a donc que moi qui peux la connaître. C’est pour cela qu’elle exclut celle des autres loin de la supposer. Car la liberté des autres ne m’est pas accessible. Je puis à la limite penser qu’un autre est libre comme moi sur la base de ce qu’il fait, c’est-à-dire par analogie, autrement dit, par l’identité de deux rapports. Par exemple, à l’instar de Kant, un objet technique donne à penser qu’il a été réalisé par liberté comme il le soutient dans le § 43 de la Critique de la faculté de juger (1790) puisque c’est ainsi que je réalise des objets techniques.
Ma liberté exclut celle des autres en ce sens également que, libres ou pas, les autres ne m’empêchent nullement d’être libre. C’est en ce sens que Sartre a pu écrire que la liberté de chacun fut la plus grande sous l’Occupation allemande au moment où elle s’achevait (« La République du silence » dans le n°20 du 9 septembre 1944 Les lettres françaises, repris dans Situations, III en 1949). En effet, l’extrême violence et la domination sournoise des nazis et de leurs affidés transformait l’acte le plus anodin, comme accueillir quelqu’un ou écrire une lettre, en une révolte possible.
Cependant, cette liberté est illusoire si elle consiste seulement à se penser libre, c’est-à-dire comme ayant le choix. Encore faut-il que ce choix se montre. Or, je suis le plus mal placé pour me prouver à moi-même que je suis libre puisque je suis à la fois juge et partie. Dès lors ma liberté semble supposer celle des autres. Mais comment ? N’est-ce pas justement en l’excluant au sens de l’empêcher ?
En effet, ma liberté, je ne peux la montrer aux autres que si et seulement si je montre que ma volonté n’est pas déterminée par mes désirs. Car s’il m’arrive de me rendre compte que j’ai cédé à mes désirs, rien interdit de penser que c’est toujours le cas. Aussi faut-il pour que je puisse me montrer libre que je mette ma vie en jeu. Et il faut que les autres soient dans la nécessité de me reconnaître comme libre. C’est pourquoi il faut que je lutte à mort avec les autres pour que je leur manifeste que je suis libre. À cette condition, la lutte a pour résultat que chacun ait dans l’autre la reconnaissance de ce qu’il est. C’est à cette condition que je peux selon Hegel dans la Phénoménologie de l’esprit (1807), leur manifester ma liberté. Inversement, les autres ont tout aussi besoin de me montrer qu’ils sont libres pour l’être véritablement.
Mais justement, ma liberté exclut celle des autres tout en la supposant. Si je les domine, j’exclus celle des autres en ce sens que je la rends impossible. Et c’est en les dominant, en leur imposant ma volonté que je les force à me reconnaître comme libre. Ainsi ma liberté se montre dans la domination des autres. Je montre alors que je domine mes désirs. Qui me sert me craint, c’est-à-dire finalement choisit les désirs plutôt que la liberté. Et cette crainte est la reconnaissance que je suis libre.
Mais c’est cette exclusion qui suppose la liberté des autres. En effet, celui qui me sert fait taire ses désirs. Dès lors, il se constitue une volonté au sens d’une capacité à ne pas céder à ses désirs, autrement dit à en différer la réalisation. À l’inverse, il me faut pour réaliser mes propres désirs l’action libre de ceux qui travaillent pour moi. En réalisant quelque chose, il donne une objectivité à leur liberté. C’est pourquoi le despote qui se croit libre est finalement tout autant dépendant des autres comme Hegel le remarquait du tyran Pisistrate dans Propédeutique philosophique (1808).
Finalement, en voulant exclure au sens de rejeter la liberté des autres, ma liberté s’en montre dépendante. Dès lors, n’y a-t-il pas nécessité que ma liberté n’exclue pas celle des autres mais la suppose ? Comment puis-je affirmer ma liberté si je fais de celle des autres sa condition ?
Pour que je sois libre, il ne suffit pas que j’ai conscience d’être libre. La conscience d’être libre peut être tout aussi illusoire que la pierre mue qu’imagine Spinoza dans la Lettre 58 à Schuller. Elle pense qu’elle a choisi de se mouvoir alors que ce sont des causes qui l’ont mue. Il ne suffit pas non plus que je domine les autres. Car, non seulement je dépends d’eux, mais je suis même l’esclave de ma relation de domination comme Rousseau le remarquait à juste titre dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755).
Aussi faut-il pour que je sois libre que les autres le soient aussi. Mais comment l’entendre ? Car, ma liberté ne peut consister qu’à agir à partir de moi-même et il en va de même des autres sauf que leur action doit provenir d’eux-mêmes et non de moi. Pour que nous soyons libres ensemble et de façon à ce que la liberté des uns soit la condition de celle des autres et réciproquement, il faut que nos libertés s’exercent en même temps, c’est-à-dire qu’elles aient le même objet.
Pour cela, il faut obéir à la loi en ce sens que la règle qui est la même pour tous ne permet à personne de dominer les autres. Au contraire, elle libère de la particularité et de l’intérêt de chacun comme Kant le montre dans les Fondements de la métaphysique des mœurs (1785). Dès lors, cette égalité légale constitue l’objet de ma volonté. Mais outre cette volonté universelle que crée la loi, il faut en outre que ma liberté vise expressément la liberté des autres. On peut en faire avec Sartre dans L’existentialisme est un humanisme(1946), la forme de l’obligation. Car c’est à la condition de faire de la liberté des autres le contenu de ma liberté que je la reconnais et que les autres peuvent reconnaître la mienne.
Disons pour finir que le problème était de savoir si ma liberté exclut celle des autres ou bien si elle la suppose. Elle paraît l’exclure en ce sens que ma conscience me suffit pour savoir que je suis libre. Mais cette conscience ne suffit pas. Il faut que je prouve ma liberté, et ça ne peut être qu’aux autres. Or, il faut que ma liberté exclue la leur en ce sens que je les domine pour me savoir reconnu libre. Ma liberté la suppose en même temps. Il n’y aurait nulle contradiction si ma liberté n’avait pas à ne pas se laisser dominer par la réalisation capricieuse de mes désirs. Aussi est-ce seulement si la liberté de tous les autres, ce qu’exprime l’universalité de la loi, est l’objet de la mienne, que ma liberté suppose celle des autres sans l’exclure.
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