mercredi 2 octobre 2019

Corrigé d'une explication de texte d'Epictète : comment être face au méchant?

Sujet
Expliquer le texte suivant :
– Quoi ! Ce voleur, cet adultère ne devraient pas être mis à mort !
– Ne parle pas ainsi, dis plutôt : « Cet homme qui est dans l’erreur et qui se trompe sur les sujets les plus importants, qui a perdu la vue, non point la vue capable de distinguer le blanc et le noir, mais la pensée qui distingue le bien du mal, ne devrait-il pas périr ? » Et si tu parles ainsi, tu verras combien tes paroles sont inhumaines ; c’est comme si tu disais : « Cet aveugle, ce sourd ne doit-il pas périr ? » S’il n’y a pas de plus grand dommage que la perte des plus grands biens, et si le plus grand des biens est pour chacun une volonté dirigée comme elle doit l’être, et si un homme est privé de ce bien, pourquoi t’irriter contre lui ? Homme, s’il faut absolument que le mal chez autrui te fasse éprouver un sentiment contraire à la nature, que ce soit la pitié plutôt que la haine ; abstiens-toi d’offenser et de haïr ; ne prononce point ces mots qui sont dans la bouche de presque tous « Les maudits ! Les misérables ! » Et toi ? Es-tu devenu sage en un moment ?
Épictète, Entretiens (II° siècle ap. J.-C.).

La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.

[Ce texte est extrait de l’ouvrage des Entretiens, I, XVIII, (5)-(10), d’Épictète, ouvrage rédigé par un de ses élèves, un haut fonctionnaire de l’empire romain et historien, Arrien (~95-~175).]

Corrigé

La méchanceté est un terrible spectacle. Que faire face à elle ? Les foules attroupées qui huent le criminel montrent colère, haine, voire indignation. Or, de telles passions ne manifestent aucune bonté. Dès lors, n’est-il pas préférable face à la méchanceté d’adopter une attitude compréhensive ?
Tel est le problème que résout Épictète dans ce court dialogue extrait de ses Entretiens. Le philosophe [stoïcien] veut montrer que le méchant étant dans l’erreur, il faut au pire le plaindre et plutôt se recentrer sur son propre parcours.
Or, ramener la méchanceté à une erreur, c’est éliminer toute faute puisque l’une est involontaire alors que l’autre est volontaire. N’est-on donc pas en droit de faire des reproches aux méchants ?
On verra d’abord en quoi selon Épictète la méchanceté est une erreur. Puis comment est-il possible qu’Épictète fasse des reproches à son interlocuteur s’il est vrai qu’il doit lui aussi être dans l’erreur. Enfin, en quoi la pitié pour le criminel est moins mauvaise que la haine et quel sens peut avoir le retour sur son propre parcours.


L’extrait s’ouvre sur une exclamation d’un interlocuteur qui demande la mise à mort pour un voleur ou un adultère, soit quelqu’un qui a pris le bien d’un autre ou qui a contrevenu à la fidélité du mariage. Pour nous, il y a là manifestement une peine excessive pour de tels “crimes”. Retenons que c’est le fait de réclamer une punition qu’Épictète va examiner. Il s’agit donc d’une réflexion morale. Son problème n’est pas de savoir si la punition est nécessaire ou non pour la société, ce serait une question politique. L’exclamation est celle de quelqu’un qui ne comprend pas pourquoi le criminel n’est pas puni, c’est-à-dire ne se voit infliger une peine méritée. Quant au crime, il réside et dans l’acte et dans l’intention.
La suite du texte est une réponse à cette exclamation. On peut supposer que c’est la réponse d’Épictète, une sorte de leçon morale. Il reproche à son interlocuteur sa façon de parler. Pour ce faire, il reformule ses propos. Il désigne d’abord celui dont ils parlent comme un homme qui est dans l’erreur. Plus précisément, son erreur porte sur les thèmes les plus sérieux. Comme il s’agit de “crimes”, on comprend que l’erreur concerne le domaine moral. C’est ce que la comparaison qui suit permet de comprendre. L’homme a perdu la vue non pas au sens propre, mais celle qui permet de distinguer le bien et le mal. Ce qui signifie qu’il avait cette connaissance. C’est pour un tel homme que la question de savoir si l’adultère ou le voleur, bref, le criminel ou le méchant, ne devrait pas être condamné à mort se pose.
L’idée sous-jacente est que pour agir mal, il faut ignorer ce qu’est le mal puisqu’il n’est pas possible de vouloir le mal comme fin même s’il est toujours possible de le choisir comme moyen. On reconnaît là la doctrine attribuée à Socrate selon laquelle nul n’est méchant volontairement, c’est-à-dire en connaissance de cause. Platon la développe à plusieurs reprises [Protagoras, Gorgias, Timée, Les Lois].

Reste à savoir comment il est possible de perdre une telle connaissance ? Est-ce que quelque passion l’a troublé ? Est-ce la vie sociale qui empêche d’entendre la voix de la conscience comme le soutient Rousseau dans la « Profession de foi du vicaire savoyard » de l’Émile (1762) ? Épictète ne le précise pas. La doctrine est admise. Son propos est plutôt de montrer à son interlocuteur que c’est lui qui est en faute. N’est-ce pas contradictoire ?


En effet, Épictète dénonce ainsi l’immoralité de son interlocuteur. Il y a là une sorte de paradoxe en ce sens que ce n’est pas le criminel ou le méchant qui est immoral mais celui qui le condamne. Et lui ? Ne doit-on pas dire également qu’il est dans l’ignorance ? En un sens non puisqu’il sait ce qui est bien et mal. C’est ce savoir d’ailleurs qui lui permet de condamner le voleur ou l’adultère. Et donc il est possible de lui faire un reproche. Mais s’il y a faute, il faut aussi qu’elle soit une forme d’ignorance.
Aussi faut-il voir cette critique plutôt comme visant à redresser l’erreur de celui qui condamne les méchants. Ce qui le montre, c’est la deuxième reformulation d’Épictète. Il remplace « voleur » et « adultère » par « aveugle » et « sourd ». Celui qui commet le mal est donc comparé à un homme qui a perdu l’usage d’un de ses sens. Or, une telle perte ne peut être sanctionnée de la mort. Celui qui a perdu cet usage n’en est pas responsable. Est-ce à dire finalement qu’Épictète refuse l’idée même de punition ?
Nullement. En effet, Épictète va énoncer sous forme hypothétique ce que signifie être dans l’erreur. D’abord, Épictète énonce comme première hypothèse que le dommage le plus grand est la perte du plus grand des biens. Cette hypothèse paraît exprimer une tautologie. Si le plus grand des biens disparaît, il manque à celui qui l’avait. Apparemment, il ne peut subir un plus grand préjudice, qu’il soit physique ou moral. Épictète précise dans la deuxième hypothèse que le plus grand bien réside dans la volonté qui vise ce qu’elle doit viser. Autrement dit, c’est dans la volonté que se trouve la moralité. Et c’est la moralité qui est le plus grand des biens. Il y a là une hypothèse qui ne va pas de soi puisque la plupart des hommes placent dans une vie de plaisirs le plus grand des biens. N’est-ce pas d’ailleurs ce qui les conduit à faire le mal au sens de transgresser la moralité ? On comprend alors que la mort n’est pas le plus grand des maux ou le dommage le plus grand dans l’esprit d’Épictète. Enfin la troisième hypothèse rassemble les deux premières. Ensemble, elles définissent le criminel l’homme qui a perdu le plus grand bien, c’est-à-dire la moralité. Dès lors, sa situation étant la pire, il n’y a pas à s’irriter, c’est-à-dire à éprouver de la colère contre lui [« la colère, (c’est) le désir de punir quelqu’un d’un tort qu’on croit en avoir reçu. » Diogène Laërce, Vies, doctrines et opinions des philosophes illustres, VII, 113] ou plutôt de l’indignation [Spinoza écrira : « L’indignation est une haine envers quelqu’un qui a fait du mal à un autre. » Éthique, III, Définitions des affections, xx]. On voit donc que le propos d’Épictète est de corriger celui qui s’irrite contre un méchant. En réalité, il s’agit de lui montrer à lui son erreur. Telle est la fonction du raisonnement qui lui est proposée.

En quoi un tel sentiment n’est-il pas légitime ? N’est-il pas naturel d’être affecté par la représentation du mal ?


S’adressant à son interlocuteur, en l’appelant « Homme » comme si son appartenance à l’humanité était l’essentiel, Épictète va raisonner à partir de la nécessité pour l’autre d’éprouver un sentiment contraire à la nature. Qu’entendre par là ? Il est clair que la nature n’est pas ici ce qui est puisque la colère existe. Il faut donc comprendre qu’elle est une norme. Dès lors, est un sentiment contraire à la nature tout sentiment qui implique de vouloir le mal des autres. Aussi Épictète propose-t-il à son interlocuteur au mieux, la pitié plutôt que la haine. Par pitié il faut entendre cette passion selon laquelle on souffre du malheur des autres [« La pitié est la tristesse qu’on éprouve à la vue d’un malheur qu’on ne croit pas mérité » Diogène Laërce, VII, 112]. Quant à la haine elle est la passion qui nous pousse à détruire l’autre considéré comme un ennemi irréductible [« La haine est le désir de nuire à quelqu’un, désir qui croît et se développe incessamment » cf. Diogène Laërce, VII, 113]. La différence entre les deux est que la pitié ne me donne envie de détruire l’autre. Reste à se demander en quoi la pitié est aussi un sentiment contre nature. Qui éprouve de la pitié souffre. En ce sens, sa souffrance est strictement sans intérêt du point de vue moral. Elle ne le fait ni réfléchir, ni agir. Aussi est-elle bien un sentiment contre nature, c’est-à-dire contre la moralité qui exige de faire son devoir sans être mû par quelque sentiment que ce soit.
Mais si la pitié est quand même préférable à la haine, c’est que le sens de la réflexion d’Épictète est qu’il ne faut pas se rendre méchant parce que les autres le sont. C’est ce qui se passe lorsqu’on éprouve de la haine. On désire alors la destruction de l’autre. Épictète est alors amener à inviter son interlocuteur à ne pas offenser non plus le méchant. Il l’invite à ne même pas le faire en parole en énonçant les propos de la foule des non sages – ce qu’exprime le « presque tous » – à savoir maudire ou manifester son indignation aux méchants.
Enfin, en une question rhétorique, Épictète interpelle son interlocuteur en lui demandant s’il est devenu instantanément sage, ce qui revient à l’inviter à accepter l’erreur chez les autres. De sorte que la doctrine selon laquelle le mal est de l’ordre de l’erreur présente cette caractéristique qu’elle élimine la méchanceté au moins en l’âme de celui qui adhère à cette doctrine. C’est une transformation de son interlocuteur que vise Épictète.


Le problème était de comprendre comment Épictète peut reprocher à quelqu’un de s’indigner qu’un criminel ne soit pas puni alors qu’il estime qu’on ne peut faire le mal volontairement. C’est qu’il s’agit d’une autre erreur. Et surtout, privé de la moralité qu’Épictète pense comme le plus grand bien, le criminel est dans le pire état possible. Aussi s’agit-il au contraire de diminuer le mal en invitant celui qui n’est pas criminel à ne pas éprouver les passions qui conduisent au mal. Être irrité contre un criminel, c’est justement ne pas faire preuve de sagesse.

Note.
Notre connaissance des anciens stoïciens vient en grande partie d’une compilation du III° siècle de notre ère de Diogène Laërce, Vies, doctrines et opinions des philosophes illustres. Le livre VII leur est consacré.


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