Sujet.
Augustin, père de
l’Église, a d’abord enseigné la rhétorique à Carthage, Rome et Milan, avant sa
conversion au catholicisme.
L’éloquence elle-même, aux formes plus
développées et plus étendues, a ses règles qui sont vraies, quoiqu’elles
puissent servir à la persuasion de l’erreur. Mais comme elles servent également
à persuader la vérité, ce n’est pas l’éloquence elle-même, mais ceux qui en
font un usage pervers, qu’il faut condamner. Car ce ne sont pas les hommes qui
ont établi qu’une démonstration de bienveillance prévienne favorablement
l'auditeur ; qu’une narration claire et précise insinue facilement son
objet dans l’esprit ; qu’un récit varié soutienne l’attention et prévienne
l’ennui. Ces règles et autres semblables sont toujours vraies, dans la cause de
l’erreur comme dans celle de la vérité, en ce sens que leur effet est de porter
la connaissance ou la persuasion dans les esprits, de leur inspirer pour une
chose le désir ou la répulsion. Les hommes leur ont reconnu cette puissance,
mais ils ne la leur ont pas communiquée.
Augustin, De
la doctrine chrétienne, II, 36.
Question
d’interprétation philosophique
Comment
Augustin défend ici l’éloquence, et en particulier que signifie « Les
hommes leur ont reconnu cette puissance, mais ils ne la leur ont pas
communiquée » ?
Corrigé.
L’éloquence, c’est-à-dire le fait de
persuader par la parole, a mauvaise presse surtout quand elle résulte d’un
« art » comme la rhétorique. En effet, Platon dans le Gorgias la condamne car elle ne
correspond à aucune connaissance et ne vise aucun bien. Elle peut conduire au
mal, ne serait-ce que par négligence du bien.
Toutefois, l’absence d’éloquence est
apparemment impossible car, lorsqu’on parle à quelqu’un, on ne peut éviter de
tenter de le séduire.
Aussi peut-on défendre l’éloquence.
C’est ce que fait Augustin dans cet extrait de De la doctrine chrétienne.
Augustin montre d’abord que
l’éloquence n’est pas responsable de son mauvais usage, notamment lorsqu’elle
résulte d’une connaissance des règles, c’est-à-dire qu’elle est le résultat de
la rhétorique. Puis, il donne des exemples de procédés rhétoriques qui ne sont
pas de la responsabilité des hommes qui font l’éloquence. Enfin, il infère à
propos des moyens de la persuasion que « Les hommes leur ont reconnu cette puissance, mais ils ne la leur ont
pas communiquée ».
Augustin montre donc que l’éloquence,
dans la mesure où elle est développée, a des règles vraies, même s’il concède
qu’elles peuvent conduire à persuader l’erreur. Il faut comprendre que ce qui
est vrai, c’est l’existence de règles qui produisent la persuasion, quel que
soit le contenu de ce qu’on persuade. Le contenu, quant à lui, de ce qu’on
persuade, peut être vrai ou faux. Ainsi, Augustin soutient qu’il y a bien un
art rhétorique qui a un domaine propre : celui du persuasif (comme
Aristote le soutenait dans sa Rhétorique).
Dès lors, il en conclut que c’est ceux
qui font un mauvais usage de l’éloquence et non l’éloquence elle-même qui sont
condamnables. Il reprend la même défense que celle de Gorgias lorsqu’il défendait
la rhétorique dans le dialogue de Platon qui porte son nom. Gorgias soutenait
aussi que seuls ceux qui en faisaient mauvais usage étaient blâmables.
Or, comment l’éloquence peut-elle
produire des effets, indépendamment du contenu de ce qui est dit ?
Augustin donne trois exemples d’effets
de l’éloquence. Premièrement, l’esprit est plus facilement persuadé lorsqu’il y
a bienveillance à son égard. Autrement dit, si le locuteur manifeste une
disposition plutôt favorable vis-à-vis de son interlocuteur, ce dernier le
croira plus facilement que s’il a une attitude inverse, et cela, quel que soit
le contenu de ce qu’il dit, que ce contenu soit vrai ou faux.
Deuxièmement, un récit clair et précis
produit un effet persuasif plus important qu’un récit qui serait obscur et
confus, que le contenu en soit vrai ou faux. Nous pouvons remarquer
l’importance de cet exemple dans le débat judiciaire.
Enfin, troisièmement, si le récit
présente une certaine diversité, l’interlocuteur sera plus attentif et ne
s’ennuiera pas ; ce qui le conduira à être plus facilement persuadé d’un
contenu. Lorsqu’il s’agit de conserver l’attention d’un auditoire, voire d’un
lecteur, la règle s’applique. Le contenu de récit, vrai ou faux, importe peu
quant à l’effet de cet exemple d’éloquence.
Or, ne peut-on pas condamner la
rhétorique elle-même et l’éloquence qui en résulte dans la mesure où elle
produit des effets persuasifs ? Ne peut-on pas prévenir les effets de
l’éloquence ?
Augustin en infère, par induction, que
les exemples qu’il vient de présenter, et qu’il qualifie de règles, ainsi que
d’autres du même genre, sont vraies. Par règle, il faut entendre une
prescription qui indique comment faire pour obtenir un effet. Il précise en
quel sens elles le sont. Elles produisent toujours un effet dans l’esprit. Il en
donne deux couples. Elles peuvent faire connaître ou persuader, soit amener à la
vérité ou à la simple apparence. Elles peuvent produire pour quelque chose le
désir ou son contraire la répulsion. Autrement dit, les hommes ne peuvent pas
effacer les effets des règles de la rhétorique.
Aussi, Augustin peut en déduire que ce
qu’ils ont été seulement capables de faire, c’est de reconnaître la puissance
des règles. Cette reconnaissance, c’est justement l’art rhétorique. Mais, les
règles elles-mêmes, ce ne sont pas eux qui les ont faites et surtout, ils ne
sont pas responsables de la puissance qu’elles ont sur les esprits. À l’instar
de Gorgias qui, dans L’éloge d’Hélène,
soutient que le « logos est un tyran puissant », Augustin met en
lumière que les règles de la rhétorique produisent nécessairement leurs effets
de sorte qu’elle est fondamentalement innocente. En effet, la puissance des règles
sur l’esprit, les hommes « ne la
leur ont pas communiquée » signifie, puisque « la » est complément
d’objet direct, qu’ils ne sont pas les auteurs de la puissance de ces règles.
Disons donc pour finir qu’Augustin
défend l’éloquence en montrant non seulement qu’elle est innocente de l’usage
qu’on en fait mais surtout parce que les règles qui en font les effets et qu’on
peut considérer comme l’objet de la rhétorique comme art de la parole et
productrice de l’éloquence, produisent leurs effets sur les hommes sans qu’ils puissent les modifier.
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