Sujet.
Expliquer le texte suivant :
Si tous les hommes moins un partageaient la même opinion, et si un seul d’entre eux était de l’opinion contraire, la totalité des hommes ne serait pas plus justifiée à imposer le silence à cette personne, qu’elle-même ne serait justifiée à imposer le silence à l’humanité si elle en avait le pouvoir. Si une opinion n’était qu’une possession personnelle, sans valeur pour d’autres que son possesseur, et si le fait d’être gêné dans la jouissance de cette opinion constituait simplement un dommage privé, il y aurait une certaine différence, suivant que le dommage serait infligé seulement à peu ou beaucoup de personnes. Mais le mal particulier qui consiste à réduire une opinion au silence revient à voler le genre humain : aussi bien la postérité que la génération présente, et ceux qui divergent de cette opinion encore plus que ces détenteurs. Si l’opinion est juste, ils sont privés de l’opportunité d’échanger l’erreur contre la vérité ; si elle est fausse, ils perdent un avantage presque aussi grand : celui de la perception plus claire et de l’impression plus vive de la vérité, que produit sa confrontation avec l’erreur.
John Stuart Mill, De la liberté(1859)
La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.
Corrigé
C’est une valeur reconnue de nos jours que la liberté d’expression. Rares sont ceux qui prônent l’intolérance. Et pourtant, il n’est pas rare qu’on dénonce l’expression de telle ou telle opinion au motif qu’elle est dangereuse, marginale, contraire à la morale commune, voire qu’elle est une erreur manifeste qu’il faut bannir. Ne serait-ce que l’opinion qu’il faut être intolérant n’est-elle pas impossible à tolérer ? On peut donc se demander si la liberté d’expression peut être limitée ou non ?
Tel est le problème que résout John Stuart Mill (1808-1873) dans cet extrait de De la liberté publié en 1859. L’auteur y défend une position libérale radicale : la liberté d’expression doit être totale, aucune opinion, fut-elle la plus fausse ne peut être interdite.
Comment comprendre le sens de sa thèse ? En quoi est-il nuisible pour les hommes de ne pas connaître une opinion ? Dans quelle mesure l’opinion fausse mérite-t-elle aussi d’être exprimée comme l’opinion vraie ?
L’auteur se place d’abord dans l’hypothèse d’une quasi-unanimité, c’est-à-dire où un seul homme aurait une opinion qui serait le contraire de celle des autres. Par opinion contraire, il faut entendre la négation d’une opinion, c’est-à-dire de l’affirmation qu’une proposition est vraie que cette opinion porte sur ce qui est ou ce qui doit être pour l’individu, l’opinion éthique ou ce qui doit être pour la collectivité, l’opinion politique. Le problème de la liberté d’expression se pose à partir du moment où il y a un différend entre des opinions contraires. Pourquoi ?
C’est qu’une opinion peut avoir deux sens. Au sens large, c’est ce que quelqu’un tient pour vrai, une proposition ou un fait. En ce sens, un préjugé, une croyance religieuse ou une thèse scientifique sont des opinions. Au sens plus étroit, une opinion est une proposition qu’on tient pour vraie sans preuve. Une connaissance n’est pas alors une opinion et dans l’ordre de la connaissance, il semble qu’on réduise au silence les opinions fausses. Ainsi ne trouve-t-on plus depuis longtemps d’astronomes qui soutiennent que la Terre est immobile au centre de l’univers. Des fondamentalistes chrétiens soutenaient cette thèse encore au XIX° siècle selon Bertrand Russell (1872-1970) dans Science et religion (1935). La question de la liberté d’opinion ne se pose donc que pour l’opinion au sens étroit. Et une connaissance sans ses preuves ou hors du champ de la science apparaît alors comme une simple opinion. C’est le cas par exemple d’une prescription médicale pour qui n’est pas médecin. Que signifie donc qu’on ne peut empêcher l’expression d’une opinion ?
John Start Mill ne l’entend pas au sens d’une impossibilité physique mais d’une impossibilité quant à la justification. La première consisterait à soutenir que les hommes expriment quoi qu’on fasse leurs opinions de façon directe ou indirecte et donc dans ce dernier cas, de façon hypocrite. C’est la thèse de Spinoza (1632-1677) dans le chapitre XX du Traité théologico-politique (anonyme, 1670). Il rejette donc l’absence de liberté de penser au nom de l’impossibilité de faire juger les hommes comme on veut. La seconde consiste à soutenir qu’il n’est pas possible de justifier l’interdiction d’une opinion : c’est celle de notre auteur. Il présente sa thèse sous une forme numérique. Une opinion, serait-elle soutenue par un seul homme, ne pourrait pas plus être interdite par le reste de l’humanité qu’un homme seul serait justifié à réduire au silence le reste de l’humanité. Autrement dit, il n’y aurait pas moins de tyrannie à ce que la majorité impose son opinion à une minorité constituée d’un seul, qu’un homme seul – figure traditionnelle du tyran – à une majorité. Le sens même de la comparaison montre à l’évidence que John Stuart Mill veut surtout dénoncer la tyrannie de la majorité et un certain péril de la démocratie. C’est elle qui apparaît comme le péril au XIX° siècle comme le montrait de son côté Alexis de Tocqueville (1805-1859) dans son De la démocratie en Amérique (livre I, 1835, deuxième partie, chapitre VII, 2 Tyrannie de la majorité). On est loin de la critique de la démocratie par Platon dans le livre VIII de La République qui dénonçait, quant à lui, non pas le risque pour la liberté d’expression, mais bien au contraire le risque d’une démocratie où toutes les opinions ont cours. La conséquence selon lui est que plus personne n’obéit aux lois et la tyrannie d’un seul en est bientôt la conséquence. Ainsi, la liberté d’expression doit être surtout défendue contre la majorité pour notre auteur.
Maintenant que nous avons éclairci le sens de la thèse de John Stuart Mill, il est justement nécessaire de se demander pourquoi une opinion fausse, mauvaise, voire immorale devrait être conservée ?
John Stuart Mill émet l’hypothèse qui n’est pas la sienne selon laquelle une opinion n’est pas plus qu’une possession personnelle. Dans cette hypothèse, le fait d’ôter la possibilité de jouir de l’opinion pour un individu serait moins grave que pour plusieurs. Cela reviendrait donc à considérer que la tyrannie de la majorité est moins illégitime que celle de la minorité. Mais, dira-t-on, comment, si on empêche quelqu’un de s’exprimer, peut-on le gêner dans la jouissance de son opinion ? Ne la possède-t-il pas justement, en lui ? Il faut donc penser que selon l’auteur, exprimer une opinion, fait partie de la jouissance de l’opinion. Autrement dit, à la différence des biens dont on jouit seul comme la nourriture par exemple, l’opinion tout en étant personnelle implique l’expression. C’est donc nuire à celui qui possède une opinion que de l’empêcher de l’exprimer. Car, cette expression doit être entendue non pas comme une action sur les autres, bref, comme une communication, mais comme le fait de l’extérioriser ou de la manifester en un acte propre à l’individu, ce qui inclut la parole. On peut penser que l’expression permet notamment à l’individu de prendre conscience exactement de la teneur de son opinion, comme lorsqu’on écrit ses pensées pour mieux les examiner.
Or, l’auteur ne considère pas que l’opinion est un bien seulement pour son propriétaire. Elle est un bien pour tous ceux qui sont susceptibles de l’entendre et donc d’y adhérer, voire de la discuter. C’est pour cela qu’il assimile l’interdiction d’exprimer une opinion à un vol, mais qui ne concerne pas tant son possesseur que le genre humain. John Stuart Mill précise que par genre humain il entend non seulement les contemporains mais également les successeurs. Il exclut les prédécesseurs puisque, par définition, ils ne peuvent pas être les destinataires d’une opinion qui apparaît à un moment donné. Par vol, il faut entendre le fait de prendre un bien qui appartient à un autre. Comment l’interdiction de s’exprimer pourrait être un vol ? C’est qu’on prend alors à tous ceux qui pourraient connaître l’opinion, cette connaissance. Le terme de vol doit être entendu donc métaphoriquement, comme lésion juridique, donc comme une injustice.
En étendant à la postérité le champ de la lésion qu’implique le refus de laisser s’exprimer une opinion et donc de la lésion qu’encoure l’humanité, on voit que Mill se situe bien au-delà du champ restreint d’une société à un moment donné. Il ne s’agit donc pas pour lui de limiter la question de la liberté d’expression à sa dimension seulement politique et donc à la question du lien social. Il faut donc comprendre que les opinions sont non seulement les opinions politiques, mais également les opinions strictement éthiques, c’est-à-dire qui concernent les actions de l’individu pour vivre le mieux possible ainsi que toutes les autres, scientifiques, techniques, etc.
Autrement dit, si on empêche l’expression d’une opinion, on empêche que d’autres puissent la soutenir. On les laisse avec les seules opinions qu’ils ont à connaître. Mill précise que ceux qu’on prive ainsi sont ceux qui ne sont pas en accord avec cette opinion. Or, comment pourrait-on les léser si précisément ils ignorent la dite opinion ? N’est-il pas absurde de dire que quelqu’un est lésé de ne pas jouir d’un bien qu’il ne possède pas ?
John Stuart Mill, pour montrer que faire taire une opinion lèse toujours toute l’humanité présente et à venir, propose deux hypothèses. La première consiste à admettre que l’opinion est juste. On peut comprendre par-là vraie. Et c’est bien ce que permet de comprendre la suite du texte. Mais au-delà d’être vraie, une opinion peut aussi impliquée une manière d’être, une façon de vivre ou encore une façon de faire. Autrement dit, on porte préjudice à tous les hommes qui auraient pu l’entendre si on empêche l’expression d’une opinion puisque les façons de faire ou d’être qu’elle implique ne pourront être mises en œuvre. Autrement dit, la méconnaissance de la vérité a des conséquences éthiques et politiques. D’un point de vue éthique, chaque individu par la méconnaissance d’une opinion vit moins bien qu’il n’aurait vécu. D’un point de vue politique, des changements profitables à la communauté sont rendus impossibles. On peut l’illustrer par un exemple médical. Interdire une opinion médicale vraie, c’est nuire à tous ceux qui pourraient grâce à elle, retrouver la santé. Or, s’il en est ainsi, il est clair qu’interdire une opinion qui n’est pas juste paraît légitime puisque c’est empêcher un mal éthique ou politique. Telle n’est pourtant pas la conclusion de Stuart Mill.
En effet, sa deuxième hypothèse est que l’opinion est fausse. Et dans ce cas, on lèse encore l’humanité. Cette lésion est moindre que la première. C’est donc dire qu’il n’y a pas d’égalité entre l’expression de la vérité et celle de l’erreur. En elle-même, ne pas connaître une opinion fausse ne peut être un manque. Illustrons-le avec une opinion fausse dans le domaine médical. Il est clair qu’il vaut mieux ne pas l’avoir. Celui qui ne connaît pas l’opinion vraie sera apparemment lésé par l’opinion fausse. C’est bien plutôt lui à qui il manquera quelque chose. Dès lors, comment est-il possible de penser que l’opinion fausse mérite de ne pas être interdite ?
La raison en est indirecte selon l’auteur. L’expression de l’opinion fausse permet de mieux mettre en lumière l’opinion vraie. Autrement dit, ce qui donne de la valeur à l’opinion fausse, c’est que confrontée avec la vraie, elle permet à tous de mieux percevoir la vérité. C’est donc paradoxalement l’opinion vraie qui donne à l’opinion fausse sa valeur. Et il est clair que seule la connaissance de l’opinion vraie permet de déterminer celle qui est fausse. Dès lors, cette dernière ne peut qu’être moindre comparativement puisque l’une a une valeur en elle-même et que l’autre la tient de la première. Aussi, toutes les opinions, vraies ou fausses, sont des biens pour toute l’humanité et, à quelque moment où elles ont été énoncées, les opinions, vraies ou fausses, sont toutes bonnes pour l’homme aussi bien individuellement que collectivement.
Le problème dont il est question dans cet extrait de De la liberté de John Stuart Mill est celui de savoir s’il y a ou non des limites à la liberté d’expression. Alors qu’on justifie l’interdiction de certaines opinions par leur nuisance notamment politique ou qu’on estime que la connaissance de la vérité suffit et justifie la censure comme Platon dans La République, notre auteur défend une liberté absolue d’expression. L’essentiel de son argument est que toute opinion appartient à l’humanité et que la connaissance de la vérité ne perd jamais à l’expression de toutes les opinions, y compris les plus fausses.
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