mardi 29 octobre 2019

Corrigé d'une dissertation : Toute croyance est-elle contraire à la raison ?

Longtemps l’hystérie a été attribuée uniquement aux femmes sur la base de l’idée que l’utérus se déplaçait dans le corps de la malade. Il est ainsi courant de remarquer à quel point nombre de croyances ont été un obstacle pour la connaissance. Toute croyance est-elle donc contraire à la raison ?
Dans la mesure où une croyance, quelle qu’elle soit, consiste à tenir pour vraie une proposition ou un fait, sans s’appuyer sur une preuve, elle paraît contraire à la raison. En effet, la raison nous invite à ne pas tenir pour vrai ce pourquoi nous n’avons aucune raison de le considérer comme vrai, autrement dit qu’on ne peut ni prouver ni démontrer.
Toutefois, pour qu’elle puisse s’exercer, c’est-à-dire rechercher la vérité et chercher des preuves pour des hypothèses, il semble que la raison ait besoin de croyances qui lui servent de points de départ.
Dès lors, toute croyance est-elle contraire à la raison ou bien y a-t-il certaines croyances et lesquelles qui sont compatibles avec elle ?
Toute croyance est contraire à la raison, mais celle en la nécessité de la vérité est compatible avec la raison, et même de nombreuses croyances, celles qui ne concernent pas la recherche, sont nécessaires pour que la raison puisse s’exercer.


La croyance, c’est l’acte et le résultat de l’esprit lorsqu’il tient pour vrai ou donne son assentiment au sens le plus large. Mais, plus précisément, c’est un assentiment de l’esprit donné sans preuves ou démonstrations. Si je puis à l’instar de Leibniz, démontrer que 2 + 2 = 4 (cf. Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain, posthume, 1765, Livre IV De la connaissance, chapitre VII Des propositions qu’on nomme maximes ou axiomes, § 10), alors j’use de ma raison et je ne crois pas à la vérité de la proposition. Autrement dit, la différence entre la croyance et la raison n’est pas dans le contenu des propositions, mais dans la façon dont on les accepte. La raison, ou faculté de discerner le vrai du faux, nous conseille de ne tenir pour vrai que ce qu’on a bien et suffisamment examiné pour estimer que les preuves ou démonstrations sont suffisantes. Dès lors, elle s’oppose à toute croyance au sens strict qui, soit affirme le vrai indépendamment de tout examen, soit le fait dans la claire conscience qu’il n’y a pas de preuve. Telle est la foi que le texte biblique présente dans l’épisode de la reconnaissance du Christ par Thomas l’apôtre. Ce dernier refusait de croire en la résurrection du Christ parce qu’il ne l’avait ni vu ni touché. Le Christ lui apparaît ainsi qu’aux autres apôtres dans une pièce fermée et lui déclare : « Parce que tu m’as vu tu crois. Heureux ceux qui croient sans avoir vu » (Évangile de Jean, 20 : 29). Il est clair que la croyance comme foi est contraire à la raison qui ne peut accepter les miracles ou de prétendus faits contraires aux régularités de l’expérience. Ce n’est pas pour rien que l’apôtre Paul, dans la Première Épître aux Corinthiens, a déclaré que Dieu a convaincu « de folie la sagesse du monde » (Οὐχὶ ἐμώρανεν ὁ θεὸς τὴν σοφίαν τοῦ κόσμου τούτου ; I : 20) et que « les Grecs cherchent la sagesse(sophia) » (Ἕλληνες σοφίαν ζητοῦσιν, I : 22). Or, comment la croyance peut-elle être contraire à la raison si l’une et l’autre vise la vérité ?
La croyance a pour caractère d’affirmer la vérité d’un fait ou d’une proposition alors qu’il n’y a aucune raison de le faire. Si je crois qu’il va faire beau alors que je n’ai même pas consulté la météorologie nationale, il est clair que mon assertion ne repose en rien sur la raison. Elle ne peut qu’avoir une dimension affective. C’est pour cela qu’Alain, dans un propos du 19 janvier 1924 repris dans les Propos sur les pouvoirs, soutient que croire c’est consentir à l’apparence là où « Penser, c’est dire non ». La croyance est l’obstacle fondamentale pour la raison qui doit justement s’opposer à elle pour pouvoir réussir d’abord à formuler des hypothèses. C’est qu’en effet, alors qu’une croyance est tenue pour vraie, une hypothèse n’est tenue ni pour vraie ni pour fausse. Formuler une hypothèse à proprement parler, c’est considérer que les preuves qu’on en donnera pourrons la confirmer ou l’infirmer. Dans les deux cas, l’hypothèse aura sa valeur. C’est ainsi que Claude Bernard, lorsqu’il cherchait le devenir du sucre dans l’alimentation animale avait accepté comme hypothèse la théorie régnant à son époque, à savoir que tout le sucre dans l’animal venait de son alimentation. Il donne donc à un chien une alimentation sucrée et n’est pas surpris d’en trouver dans les vaisseaux sus-hépatiques. Mais comme il s’agit d’une hypothèse, il fit une contre expérience sur un autre chien qui consista à lui donner une alimentation sans sucre. Et il fut surpris de découvrir qu’il y avait encore du sucre au même endroit. Dès lors, il abandonna la théorie régnante comme une hypothèse fausse (cf. Claude Bernard, Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, 1865, 3e partie : Applications de la méthode expérimentale à l’étude des phénomènes de la vie, Chapitre I Exemples d'investigation expérimentale physiologique, II Une recherche expérimentale a pour point de départ une hypothèse ou une théorie et Chapitre II Exemples de critique expérimentale physiologique, III Le principe du déterminisme exige que les faits soient comparativement déterminés). S’il avait cru en son hypothèse, il n’aurait pas cherché une contre expérience.

Cependant, s’il est vrai que la croyance est contraire à la raison parce que cette dernière doit s’opposer à elle pour être, comment la raison pourrait-elle s’exercer si elle doit constamment tout remettre en cause ? Ne faut-il pas qu’elle repose sur au moins une croyance ? Comment est-ce possible pour qu’elle puisse s’exercer ?


On peut avec Nietzsche, dans Le Gai Savoir (n°344) considérer que la science dont la discipline consiste à écarter toutes les croyances, entendues comme convictions, c’est-à-dire comme le fait de tenir pour vraies des propositions, voire des faits, ne peut pas elle-même commencer sans une croyance. C’est celle en la nécessité de la vérité. C’est la croyance que la vérité doit être préférer à toute autre chose. En effet, c’est cette croyance qui amène le savant à toujours rechercher des preuves et donc à ne jamais transformer ses hypothèses en convictions, c’est-à-dire en un prétendu savoir qui serait vrai de façon définitive. Le vrai savant ne distingue pas la croyance et le savoir comme l’absence de vérité et la vérité : il cherche la vérité donc rejette toute conviction. Claude Bernard, dans l’Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, écrivait qu’il faut « douter des théories » lors même que l’expérience les a confirmées car il se peut que d’autres expériences les infirment. C’est donc cette foi en la vérité qui guide le savant. Elle montre donc qu’il y a bien une croyance qui rend possible l’usage de la raison comme instrument à remettre en cause toutes les croyances. Mais comment ne conduit-elle pas à s’opposer à la raison ?
C’est que la croyance en la nécessité de la vérité peut se comprendre non seulement comme la croyance en l’existence de la vérité, mais comme la croyance en ce que la recherche de la vérité vaut pour elle-même. C’est elle qui peut conduire justement à rejeter toutes les autres croyances. Descartes le montre qui, dans son entreprise métaphysique, décide de considérer comme faux tout ce qui est simplement douteux, afin de découvrir s’il est possible de connaître la vérité. Ainsi, dans la mesure où il veut seulement « vaquer à la recherche de la vérité » (Discours de la méthode, IV° partie), remet-il en cause le témoignage des sens, les démonstrations de la raison et même la distinction du rêve et de la réalité. La raison peut aller jusqu’à se remettre en cause elle-même, c’est-à-dire à remettre en cause la croyance en elle, parce qu’elle croit en la possibilité de découvrir la vérité. C’est donc bien cette croyance en la nécessité de la vérité qui l’anime, jusque dans cette attitude où elle est contraire à elle-même.

Néanmoins, s’il faut croire en la nécessité de la vérité pour que la raison puisse s’exercer, elle ne peut pas à chaque instant tout remettre en cause. Dès lors, toute croyance ne serait pas contraire à la raison. Or, comment est-ce possible, s’il est vrai que la raison nous invite à ne pas croire lorsqu’on ne sait pas absolument ?


Il apparaît que ce ne sont pas toutes les croyances qui sont contraires à la raison parce qu’elle a besoin de nombre d’entre elles pour s’exercer. Ainsi, le savant qui fait une expérience, entre dans son laboratoire avec nombre de croyances. D’abord toutes celles de la vie ordinaire qui lui permettent d’agir. S’il ne les acceptait pas, comment ferait-il pour faire une expérience ? Il doit aussi admettre nombre de théories sans les examiner pour pouvoir les utiliser, voire croire au-delà de ce qu’il est possible d’affirmer théoriquement. Ainsi, lorsque Galilée (1564-1642) a fabriqué une lunette en utilisant ce qu’avait fait un artisan néerlandais en 1609, il ne pouvait pas théoriquement prouver que sa lunette permettait de grossir les objets du ciel plutôt que les déformer. C’est d’ailleurs cette thèse dont usèrent, voire abusèrent, nombre de religieux qui étaient troublés par ses découvertes, comme quatre satellites de Jupiter ou encore que la voie lactée est une multiplicité d’étoiles ou encore que la Lune a des vallées, des cratères et des montagnes comme la Terre, puis la découverte des taches du Soleil sans compter sa découverte des phases de Vénus qui implique qu’elle tourne autour du Soleil et non de la Terre. Or, comment de telles croyances ne bloqueraient-elles pas l’usage de la raison ?
Lorsque la raison examine une hypothèse, il y a nécessairement un ensemble de croyances qui sont présentes et qui ne concernent qu’indirectement l’hypothèse. Aussi, doit-elle tenter de remettre en cause, non pas toutes les croyances, ce qui n’est ni possible ni désirable comme Tocqueville dans le tome II de De la démocratie en Amérique (1840) le soutient. Ce n’est pas possible parce que la vie humaine est trop courte. Ce n’est pas désirable parce qu’alors on n’avance pas. La raison doit donc rejeter les croyances qui concernent directement le problème dont il est question. Ainsi Galilée, lorsqu’il découvre les satellites de Jupiter, a-t-il cherché à déterminer s’il s’agissait bien d’astres qui tournaient autour de la planète. S’il avait dû faire une théorie générale de l’optique pour savoir si sa lunette était bien valable, jamais il n’aurait fait cette découverte. Il est revenu à ses successeurs de perfectionner l’optique et également le matériel pour mieux voir les astres. Même si une croyance peut indirectement avoir un effet sur la recherche, la raison, si elle s’en tient à ne donner son assentiment que provisoirement, ne sera pas troubler. La croyance ne pourra lui être contraire.


En un mot, le problème était de savoir si toute croyance est contraire à la raison ou bien s’il y a certaines croyances et lesquelles qui sont compatibles avec elle. Il est vrai que la croyance, dans la mesure où elle implique de donner son assentiment sans preuve, est contraire à la raison qui ne peut que les rechercher. Mais, sans la croyance, la foi en la nécessité de la vérité, la raison ne rejetterait pas les autres croyances. Et même, elle ne peut rejeter que celles qui ne concernent pas directement sa recherche.

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