Sujet.
Il ne faut pas sous-estimer le risque d’une perversion de la démocratie, son possible retournement en son contraire lorsqu’elle devient un système dans lequel la majorité impose ses volontés ou son opinion aux minorités sans discussion, avec arrogance et mépris.
Pierre-André Taguieff, Les contre-réactionnaires, 2007.
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Corrigé.
1)Analyse de la citation.
L’auteur invite son lecteur à ne pas sous-estimer, c’est-à-dire à ne pas estimer en dessous de ce qu’il est, donc à estimer à sa juste valeur, un risque, soit un danger potentiel qui est pour lui une perversion de la démocratie. Par perversion, il faut entendre la transformation en mal de ce qui ne l’était pas, voire de changer la nature de quelque chose, bref, l’éloignement d’un état normal. Cette perversion de la démocratie, il l’entend comme un retournement en son contraire, contraire qu’il ne nomme pas et qu’on peut considérer comme une tyrannie ou un despotisme. Il définit cette perversion comme le fait que la majorité impose ses volontés ou son opinion, c’est-à-dire ses buts ou fins pratiques et sa représentation du monde aux minorités au pluriel, c’est-à-dire qu’il peut y en avoir plusieurs, sans discussion, ce qui laisserait entendre que la discussion permettrait de ne pas tomber dans la perversion. Il ajoute que cette absence de discussion s’accompagne d’arrogance, c’est-à-dire d’une attitude insolente qui vise à montrer sa supériorité sur l’autre et de mépris, c’est-à-dire le contraire du respect.
2)Problématisation.
Pierre-André Taguieff soutient donc que la démocratie, c’est-à-dire le pouvoir du peuple, mais dans la réalité, de la majorité, est perverse à partir du moment où la dite majorité s’impose aux minorités sans discussion et se montre arrogante et méprisante vis-à-vis d’elles.
Or, n’est-ce pas plutôt le fonctionnement normal de la démocratie que d’imposer ses vues et ses volontés aux minorités ? La discussion n’est-elle pas, lorsqu’elle a lieu une sorte de feinte, une concession illusoire qui masque à peine la volonté tyrannique de la majorité ? Une démocratie qui discute ne feint-elle pas de respecter les minorités sur lesquelles la majorité qui finalement constitue le peuple, exerce son pouvoir ? Ou alors, est-il possible de distinguer une démocratie normale et une perversion ? Ne faudrait-il pas plutôt ne pas sous-estimer la capacité de la démocratie à résoudre ses propres maux ?
3)Axes.
A. La thèse de l’auteur.
B. Il ne faut pas sous-estimer la perversion intrinsèque à la démocratie.
C. Il ne faut pas sous-estimer la capacité de la démocratie à constamment se corriger sans jamais sombrer dans la tyrannie de la majorité.
4)Plan.
I. A ; II. B ; III. C
5) Dissertation rédigée.
C’est un thème rebattu depuis l’Antiquité qu’on retrouve au XVIII° siècle, notamment chez Kant, puis au XIX°, par exemple chez John Stuart Mill dans De la liberté (1859, chapitre I), que la démocratie peut être tyrannique, plus précisément une tyrannie de la majorité.
Ainsi, plus récemment, Pierre-André Taguieff, dans Les contre-réactionnaires, daté de 2007, a pu écrire : « Il ne faut pas sous-estimer le risque d’une perversion de la démocratie, son possible retournement en son contraire lorsqu’elle devient un système dans lequel la majorité impose ses volontés ou son opinion aux minorités sans discussion, avec arrogance et mépris. »
L’auteur invite à ne pas estimer en dessous de sa réalité une déviation de la démocratie par rapport à son fonctionnement normal, à savoir qu’elle pourrait agir contrairement à ce qu’elle est, en se transformant en une sorte de tyrannie de la majorité dans la mesure où alors cette dernière impose soit ses décisions, soit ses pensées aux minorités. Ce qui montre cette tyrannie de la majorité, c’est non seulement l’absence de discussion, mais également une sorte d’insolence ou de sentiment de supériorité avec le mépris qui rabaisse ceux qu’on domine.
Cependant, comme la démocratie est le pouvoir de la majorité, on ne voit pas comment elle ne pourrait pas ne pas exercer son pouvoir sur les minorités, de sorte que la présence ou l’absence de discussion, comme l’apparence de respect ne peut masquer ce caractère de la démocratie. Dès lors, il semblerait qu’il s’agisse moins d’une perversion que de l’essence même de la démocratie.
On peut donc se demander s’il y a bien un risque de perversion, à considérer à sa juste valeur pour la démocratie, par laquelle elle se transformerait en une sorte de tyrannie de la majorité sur les minorités, ou bien si un tel risque n’en est pas vraiment un.
En nous appuyant sur Les Cavaliers et l’Assemblée des femmes, deux comédies d’Aristophane, Le complot contre l’Amérique, un roman de Philip Roth et la quatrième partie du tome II de De la démocratie en Amérique de Tocqueville, nous verrons en quoi un tel risque existe, puis comme il appartient bien plutôt à la démocratie avant de voir comment elle peut, par ses ressources propres, le réduire.
En démocratie, le pouvoir appartient moins au peuple comme l’étymologie le laisse entendre, qu’à la majorité, et même plus précisément, à la majorité de ceux qui participent au pouvoir, directement comme dans la démocratie athénienne où environ 6000 citoyens sur 30000 à 40000 participaient à l’assemblée, ou à la majorité de ceux qui votent dans une démocratie représentative. Dès lors, le pouvoir de la majorité peut donner lieu à un écrasement des minorités. Ainsi en est-il de la minorité juive dans Le complot contre l’Amérique. Elle doit subir ce que la majorité a décidé. Ainsi, le programme qui consiste à déplacer les Juifs pour les disperser, voire pour les réduire, se fait sans l’accord de cette minorité. De même, dans les Cavaliers d’Aristophane, tout adversaire du Démos ou plutôt du démagogue qui gouverne conduit à brimer les opposants, voire certaines classes comme le montre l’allusion aux riches criblés d’impôt. Enfin, dans De la démocratie en Amérique, Tocqueville montre bien que le pouvoir central prend de plus en plus de place de sorte que les individus sont écrasés. Potentiellement, chaque minorité peut être brimer par ce pouvoir paternaliste. Quel rapport alors entre la majorité et les minorités ?
La majorité se pense comme supérieure aux minorités. Comme elle les écrase, elle ne peut que manifester de l’arrogance et du mépris des minorités. L’arrogance provient de la supériorité qui la caractérise. Le mépris se montre pour les minorités dans la mesure où elles sont en position de faiblesse. Ainsi, Herman Roth le père du narrateur, lors de la visite de la capitale, est pris à parti parce que juif, sans qu’il puisse se défendre. De même, les vieilles femmes ne tiennent aucun compte de l’avis des jeunes femmes, voire des jeunes hommes parce qu’elles ont pour elle la majorité du peuple des femmes qui gouvernent dans l’Assemblée des femmes. À l’âge démocratique selon Tocqueville, la faiblesse de l’individu rend possible que la majorité brime la minorité, notamment en lui refusant des droits, c’est-à-dire en faisant passer l’intérêt général au détriment de l’intérêt de chacun, voire de groupes minoritaires. Les anciennes aristocraties notamment, sont brimées.
Toutefois, s’il est vrai qu’il ne faut pas sous-estimer le risque de la perversion de la démocratie dont la majorité brimerait avec arrogance et mépris les minorités, il est clair que cette perversion peut être pensée comme celle de toute démocratie, dans la mesure où le pouvoir de la majorité s’exerce sans aucune mesure.
La démocratie est un pouvoir sans partage. Le mot le dit dans la mesure où kratos désigne la force. L’exercice du pouvoir par la majorité est toujours brutal. Cléon l’apprend à ses dépens dans les Cavaliersoù le retournement de Démos lui fait perdre son pouvoir. Ainsi, les individus donnent leur pouvoir à l’État tout en désirant être libre à l’âge démocratique. On voit la grand démocratie américaine défendue par Lindbergh. Il a été élu. Il a le soutien du peuple américain. Comment nier le caractère démocratique de son pouvoir ? Les pogroms contre les Juifs sont une manifestation de ce soutien populaire. De même, le vote des femmes suffit à bouleverser tout l’ordre de la cité et à inverser l’ordre de la domination des hommes sur les femmes en domination des femmes sur les hommes. Tout se passe comme si Aristophane ne pouvait penser autre chose qu’une domination. Les minorités en démocratie n’ont-elles aucune capacité ?
Les minorités dépendent toujours de la majorité. La raison en est que le pouvoir revient en dernière instance à la majorité, qui, qu’elle discute ou non avec les minorités, décide finalement et donc exerce le pouvoir. La discussion elle-même est plutôt un combat lorsqu’on laisse même la minorité s’exprimer. La présence discrète des Noirs dans Le complot contre l’Amérique montre une minorité dominée même sous FDR que le narrateur présente comme le démocrate par excellence. Le charcutier, qui va prendre le pouvoir, dépend du bon vouloir du Démos qui parle peu, laisse parler, mais finalement décide. Il en va de même des Cavaliers, minorité soumise au volonté du Démos. S’il est vrai que les associations peuvent résister au pouvoir à l’âge démocratique, comme le préconise Tocqueville dans le chapitre 7 de la quatrième partie du tome 2, c’est toujours l’État que la majorité dirige en dernière instance qui rend possible un despotisme sur les minorités.
Cependant, si la démocratie semble conduire à brimer les minorités, l’exigence d’égalité qui la fonde et qu’elle promeut s’y oppose. Aussi, ce qui semble être le risque inhérent à son essence n’est en réalité qu’une étape dans la réalisation de la démocratie. Ne doit-on pas alors ne pas sous-estimer surtout la capacité de la démocratie à surmonter ce qui lui fait obstacle ?
La démocratie ne peut se résumer au gouvernement de la majorité car ce qui l’anime depuis son origine grecque, c’est l’égalité. Certes, la réalisation de son principe ne va pas sans limites. Ainsi en va-t-il de l’esclavage dont l’évidence est telle que dans l’utopie communiste d’Aristophane qu’est l’Assemblée des femmes, il est évident que ce sont les esclaves qui doivent travailler pour tous. Aussi, en faisant de l’égalité des conditions le fait majeur de l’âge démocratique avant même son fonctionnement politique, Tocqueville montre-t-il la force de la démocratie qui refuse tous les privilèges, toutes les inégalités. Dès lors, le pouvoir démocratique ne peut pas ne pas tenir compte des minorités. Le régime des associations doit permettre leur expression. C’est bien la démocratie américaine qui reprend le dessus après la parenthèse Lindbergh qui était plus un complot contre la démocratie que son expression. Le fascisme est justement un projet radicalement différent du projet démocratique puisqu’il se nourrit, non de l’égalité, mais de la tentative de refonder une sorte d’ordre inégalitaire sur la base de supposées races. Comment donc la démocratie peut-elle garantir aux minorités de ne pas être dominés puisque la discussion n’est pas suffisante ?
L’égalité en quoi consiste la démocratie ne peut pas aller sans des garanties pour les individus donc pour les groupes de s’organiser. C’est ainsi que dans l’Amérique de Roosevelt, les Juifs de Newark formaient une communauté et avait donc une force sociale. Une démocratie laisse aux groupes sociaux le droit de s’organiser. Roth insiste sur les droits civiques qui organisent et fondent la démocratie américaine. Leur refus par un pouvoir n’est qu’un arrêt dans le processus démocratique. Ainsi, si l’Assemblée des femmes montre une utopie qui n’est pas aboutie d’un point de vue démocratique, c’est parce que les femmes remplacent les hommes et que la possibilité de penser que tous et toutes participent au gouvernement ne traverse pas l’esprit plutôt aristocratique d’Aristophane. On comprend que Tocqueville montre que la garantie des droits fait partie des conditions pour que le nouveau despotisme ou régime sans nom ne puisse pas régner (chapitre VII). Mais en réalité, la garantie des droits fait partie des exigences proprement démocratique dans la mesure où l’égalité des conditions l’exige. Ce n’est donc pas pour rien que lors des révolutions du XVIII° en Amérique puis en France, des droits, égaux, les mêmes pour tous, ont été déclarés.
Disons donc pour conclure que le problème était de savoir s’il y a bien un risque de perversion, à considérer à sa juste valeur pour la démocratie, par laquelle elle se transformerait en une sorte de tyrannie de la majorité sur les minorités, ou bien si un tel risque n’en est pas vraiment un. Dans un premier temps il est apparu que ce risque était possible puisqu’en démocratie, c’est la majorité qui gouverne. Mais ce fait majoritaire conduit bien plutôt à penser que ce risque n’est pas une perversion de la démocratie mais son essence même. Or, il est apparu que la démocratie était bien plutôt un idéal d’égalité, idéal qui peut trouver des obstacles dans sa réalisation, mais idéal qui trouve en lui-même les ressources, notamment juridiques, pour que la majorité ne puisse opprimer les minorités.
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