mardi 15 octobre 2019

Corrigé d'une dissertation : l'ignorant peut-il être libre ?

Pour agir librement, encore faut-il agir en connaissance de cause et non être le jouet de forces qu’on ne comprend pas. C’est parce qu’il connaît les vents que le marin expérimenté arrive à bon port là où le néophyte risque le naufrage et la mort. L’ignorant, soit celui qui ne sait pas, ne semble pas pouvoir être libre.
Cependant, il paraît nécessaire aussi de penser qu’être libre, c’est choisir, qu’on sache ou non, de sorte que l’ignorant en ce sens serait tout aussi libre que le savant.
Dès lors, on peut se demander si l’ignorant peut être libre et comment ou bien si la liberté présuppose toujours un savoir, et lequel.
L’ignorant paraît le jouet de forces, externes ou internes, qu’il ignore ; mais doué de libre arbitre, il peut agir sans connaissance ; tout au moins, il peut participer à la vie politique, avoir des opinions et être libre en ce sens.


L’ignorant ne connaît pas les choses qui lui sont extérieures. Il ne peut donc savoir si elles sont bonnes, mauvaises ou indifférentes pour lui, c’est-à-dire ni bonnes ni mauvaises, comme le nombre pair ou impair des cheveux ou avoir le doigt étendu ou fermé ou aussi bien bonnes que mauvaises selon l’usage qu’on en fait (selon les stoïciens, comme l’indique Diogène Laërce dans ses Vies, opinions et sentences des philosophes illustres, livre VII, 104-105). Ou plutôt, s’il est totalement ignorant, c’est-à-dire s’il ne sait même pas qu’il ignore, ce que Kant nomme dans sa Logique l’ignorance vulgaire, il croira savoir ce que sont les choses et son ignorance sera radicale. Aussi ne sait-il pas comment il peut les utiliser et en quoi elles sont des moyens pour ses propres fins. Si donc être libre, c’est agir en connaissance de cause afin de réaliser les fins qu’on se propose, dès lors l’ignorant par définition, ne peut être libre. Or, ne peut-il pas néanmoins choisir ?
L’ignorant ignore également ce qui, en lui, agit. Aussi dépend-il de ses désirs qu’il confond avec sa volonté ou avec la volonté des autres. Prend-il du plaisir à s’étourdir avec de l’alcool ! Il croit le vouloir et devenu alcoolique, il ne se rend même pas compte qu’il y a en lui des processus neurologiques qui expliquent son addiction. Il prend ce qui lui est étranger pour ce qui lui est propre. Au contraire, a-t-il peur, comme le héros de l’Iliade d’Homère, Ajax ! Il pense que c’est un Dieu qui lui remue les jambes selon l’exemple que reprend Alain dans ses Éléments de philosophie. Dès lors, non seulement il est esclave d’un mécanisme de son corps qu’il ne connaît pas, mais se pensant comme le jouet d’une divinité, il s’en fait en quelque sorte l’esclave. On voit donc comment l’ignorant ne peut être libre parce qu’il est prisonnier des forces qui le gouvernent et auxquelles il se soumet sans s’en rendre compte.
L’ignorant est donc finalement prisonnier. C’est en cela qu’il n’est pas libre car il ne peut totalement vouloir. En effet, pour vouloir, il faut savoir, sans quoi, même si on veut le bien pour soi, l’ignorant, on ne l’atteindra pas et donc on ne fera pas ce qu’on veut – même si on fait ce qui nous plaît, mais ce qui nous plaît peut être mauvais pour nous comme le montrent amplement les héroïnomanes qui meurent à petits feux. Il n’y a donc de véritable volonté et donc de liberté que lorsque nous savons ce qui est. Dans son allégorie de la caverne qui ouvre le livre VII de La République, Platon nous le montre par une belle image. Des prisonniers, enchaînés, ne voient que les ombres sur la paroi que projette un feu situé derrière eux sur une hauteur. Ce feu éclaire des objets techniques qui défilent derrière eux portés par des hommes derrière un muret. L’un des prisonniers est délivré. Après avoir découvert l’intérieur de la caverne, il est sorti. Il finit par pouvoir connaître le soleil, source de toute visibilité. Il est l’image selon Platon de l’Idée du Bien qui nous permet d’agir avec sagesse dans la vie privée comme dans la vie publique.

Néanmoins, s’il faut savoir pour pouvoir réaliser ce qu’on veut, encore faut-il que notre volonté soit à notre disposition, bref, qu’il ne soit pas nécessaire qu’on veuille. Dès lors, si la liberté est plutôt libre arbitre, n’implique-t-elle pas qu’on puisse se passer de connaissance pour être libre, voire qu’elle soit la condition de la connaissance ?


Même si l’ignorant ne connaît pas les choses, c’est lui qui choisit. Tel est le caractère de la liberté. C’est la raison pour laquelle on peut blâmer l’ignorance comme le fait Kant dans sa Logique, puisqu’elle est elle-même le résultat d’un choix. On comme Descartes le soutient dans les Principes de la philosophie (première partie, art. 37), c’est le libre arbitre qui nous fait digne de louange ou de blâme puisque seul, il permet de nous imputer nos actions. Qui sait, s’il n’a pas choisi de savoir, n’a aucun mérite. Il est vrai que lorsqu’on est ignorant et qu’on le sait, ce qu’est l’ignorance savante, on ne sait quoi choisir. C’est ce qu’on peut nommer l’indifférence au sens propre selon la Lettre au père Mesland du 9 février 1645de Descartes. Et c’est d’elle qu’il dit qu’elle est le plus bas degré de liberté, mais c’est liberté. C’est elle qu’on représente dans son absence par l’image de cet âne qu’on attribue à tort au philosophe Buridan (1292-1363), qui mourrait de soif et de faim à égale distance de l’avoine et de l’eau où il se trouvait. Mais si l’homme est conscient d’être libre, il n’est pas vraiment ignorant ?
L’ignorance n’est pas l’absence de conscience. On peut être ignorant sans s’enquérir de savoir mais sans prétendre connaître. Telle est l’ignorance naturelle de l’homme du peuple selon les Pensées (n°83 Lafuma) de Pascal. L’ignorant en tant qu’il est conscient d’être libre ne peut pas être agi, sauf s’il est de mauvaise foi. Par là il faut entendre cet art de former des concepts contradictoires par lequel on considère comme des choses des intentions, voire son corps ou au contraire on nie tout désir en spiritualisant tout propos. C’est ce que fait la coquette que décrit Sartre dans L’être et le néant (1943, Première partie : Le problème du néant, chapitre II : La mauvaise foi) qui, alors que le galant qui lui fait la cour lui prend la main, l’abandonne comme une pure chose, tournant sa conscience vers le caractère élevé des propos. Elle est de mauvaise foi ce qui est une forme d’ignorance de soi mais c’est tout aussi bien le choix qu’elle fait d’elle-même. Toujours est-il que la conscience de la liberté, c’est celle de choisir sans être déterminé par quelque cause que ce soit, interne ou externe. Ce n’est pas une connaissance, c’est une simple conscience. Mais en prenant conscience de notre liberté, n’accédons-nous pas à une connaissance qui nous empêche de nous considérer comme ignorant et n’est-ce pas en ce sens que l’ignorant ne peut jamais être libre ?
La conscience de la liberté n’est pas connaissance de la liberté comme de quelque chose qui serait extérieure au sujet et qu’il découvrirait. On peut dire que Descartes ignorait la composition de l’air découverte par le fondateur de la chimie, Lavoisier (1743-1794). On ne peut pas dire que l’on passe de l’ignorance de la liberté à sa connaissance. On passe plutôt de la conscience immédiate de la liberté à la réflexion sur la liberté. Elle découvre donc ce qui était déjà présent dans les actes libres et ce qui les constitue. Ainsi, c’est le doute, c’est-à-dire la claire conscience de l’ignorance qui fait la preuve ou l’épreuve de la liberté selon Descartes dans les Principes de la philosophie (1644, art. 6 et aussi art.39). Cette réflexion sur la liberté de la volonté révèle ce qui était déjà là. Et c’est pourquoi seule la conscience de soi qu’exprime le principe « je pense donc je suis » (Discours de la méthode, IV° partie ; Principes de la philosophie, première partie, art. 7) est une connaissance. La liberté, elle, est la condition de la connaissance. Elle n’a donc pas besoin d’elle pour être de sorte que l’ignorant en est aussi bien pourvu que le savant.

Cependant, lorsque nous agissons, nous nous croyons libres. Or, il arrive que les motifs de nos actions nous échappent de sorte que la liberté comme libre arbitre n’est pas si évidente. Il faudrait la prouver, bref, en faire une connaissance, ce qui n’est pas simple. Dès lors, n’est-ce pas bien plutôt dans l’activité politique que la liberté se montre ? Et là, est-il possible que l’ignorant soit libre ?


La liberté n’a aucun sens s’il est impossible d’agir. Elle est bien dans l’absence de contraintes selon Hobbes dans le Léviathan (1651, chapitre XIV ou chapitre XXI). Or, c’est selon le philosophe anglais, l’État qui en rend possible l’exercice. C’est que lorsque chacun peut faire ce qu’il veut ou plutôt ce qu’il désire, il est conduit à affronter tous les autres. Aussi, seul l’État, en tant qu’il oblige et menace de sanctions en cas de transgressions de ses commandements, peut amener la paix entre les hommes en limitant en apparence leur liberté. Mais en réalité, il évite cette contrainte suprême qu’est la peur de tous les autres qui empêche d’entreprendre quoi que ce soit. On le voit bien dans les pays où la guerre civile gronde. Chacun y peut tuer, violer ou voler. Mais chacun peut aussi être volé, violé ou tué. Et la liberté disparaît avec la sûreté. Or, sous un État totalitaire, la liberté est réduite à pratiquement rien pour ceux sur qui elle se déchaîne. On voit donc que la connaissance ou l’ignorance importe peu à la liberté. Mais si l’État ne suffit pas pour qu’il y ait liberté, n’est-ce pas qu’elle est liée à certaines connaissances ? Si oui, lesquelles ?
Aussi pour être libre faut-il nécessairement pouvoir agir conformément à des lois et non sans savoir ce qu’on doit faire comme dans le despotisme comme Montesquieu, l’a montré à juste titre, dans De l’esprit des lois (1748, livre XI Des lois qui forment la liberté politique dans son rapport avec la constitution, chapitre 3 Ce que c’est que la liberté). Il n’y a de liberté que là où les citoyens ne se craignent pas les uns les autres et donc ne craignent pas les détenteurs des fonctions politiques (livre XI, chapitre 6 De la constitution d’Angleterre). En ce sens, l’ignorant entendu comme celui qui ne sait pas ce que sont les lois, au moins les principales, ne peut être libre parce qu’il ne sait jamais ce qu’il doit faire. Toutefois, on distinguera facilement le citoyen ordinaire qui n’est pas un juriste, du spécialiste du droit. Et celui-ci, s’il est une de ses grandes âmes dont parle Pascal dans les Pensées (83 Lafuma), grandes âmes qui ont fait le tour des connaissances humaines, sait bien qu’il est dans l’ignorance naturelle qui appartient fondamentalement à la condition humaine. C’est pourquoi l’ignorant peut être libre parce qu’il ne saura fonder les lois. Qu’est-ce donc plus précisément que l’ignorance ? Qu’est-ce qui montre alors à l’ignorant sa liberté qui n’est pas un savoir à proprement parler ?
Remarquons d’abord qu’il faut que les lois, et donc les actions en général, ne soient pas celles d’une minorité dominant la majorité, même pour son bien car alors, seuls les dominants sont libres. Il n’y a donc de liberté tangible et véritable que politique comme Hannah Arendt le soutient à juste titre dans La crise de la culture (1968), c’est-à-dire qu’il n’y a de liberté que pour le citoyen et pour lui seul. Mais si le citoyen ne sait pas, c’est que ce qui le guide, c’est l’opinion. Certes, il n’a peut-être pas à croire savoir comme le dénonce à juste titre Socrate. Mais l’opinion suffit à le guider. Et Socrate qui a refusé de faire de la politique pour se consacrer à la recherche du savoir comme l’indique l’Apologie de Socrate de Platon, Socrate s’en est tenu en matière de justice à ce que prescrivaient les Lois d’Athènes comme le montre la célèbre prosopopée du Criton où elles lui enjoignent de les respecter, même si les décisions qui en découlent ne paraissent pas justes. C’est donc que l’ignorant peut être libre au sens de la liberté politique car le domaine de la politique, c’est moins celui du savoir que celui des opinions sur lesquelles il faut bien se régler dans l’urgence des décisions à prendre.


Disons donc pour finir que le problème était de savoir si et comment l’ignorant peut être libre. Il est apparu que l’ignorant paraît le jouet de forces, externes ou internes, qui le font agir sans qu’il le veuille et qu’en ce sens il ne peut être libre. Cependant, s’il est vrai qu’il est doué de libre arbitre, il a bien au moins cette condition de la liberté. Mais elle demeure obscure. Aussi est-ce parce que l’ignorant peut participer avec d’autres à la vie politique, non pas en connaissant, mais grâce aux opinions qu’il possède en commun avec d’autres, ce qui ne nécessite aucun véritable savoir que l’ignorant peut être libre en ce sens et seulement en ce sens.

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