mercredi 30 janvier 2019

Corrigé d'une explication de John Stuart Mill sur la valeur morale de l'action

Sujet :
Expliquer le texte suivant :
C’est la fonction de la morale de nous dire quels sont nos devoirs, ou quel est le critère qui nous permet de les reconnaître ; mais aucun système de morale n’exige que le seul motif de tous nos actes soit le sentiment du devoir : au contraire, nos actes, dans la proportion de quatre-vingt-dix-neuf sur cent, sont accomplis pour d’autres motifs, et, tout de même, sont des actes moraux si la règle du devoir ne les condamne pas. Il est particulièrement injuste de fonder sur cette singulière méprise une objection contre l’utilitarisme. Car les utilitaristes, allant plus loin que la plupart des autres moralistes, ont affirmé que le motif n’a rien à voir avec la moralité de l’action quoiqu’il intéresse beaucoup la valeur de l’agent. Celui qui sauve un de ses semblables en danger de se noyer accomplit une action moralement bonne, que son motif d’action soit le devoir ou l’espoir d’être payé de sa peine ; celui qui trahit l’ami qui a placé sa confiance en lui se rend coupable d’un méfait, même s’il se propose de rendre service à un autre ami envers lequel il a de plus grandes obligations qu’envers le premier. 
John Stuart MillL’utilitarisme (1861) 

La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question. 


Corrigé

On dit souvent que l’action morale implique d’être désintéressé, autrement dit d’agir sans tenir compte de son intérêt, encore moins de n’agir que pour lui. Or, si je fais quelque chose de bien mais non parce que c’est bien, mon action demeure-t-elle encore morale ou ne l’est-elle plus ? Peut-on refuser la moralité à celui qui agit selon les devoirs moraux mais non pour eux ?
Tel est le problème dont il est question dans cet extrait de L’utilitarisme de John Stuart Mill de 1861.
L’auteur veut montrer que le motif de l’action ne détermine en rien la valeur morale de l’acte.
Après avoir exposé sa thèse, il la défend contre une objection faite aux utilitaristes dont il fait partie et enfin l’illustre par des cas significatifs.


Mill définit d’abord ce qu’on peut exiger de la morale entendue comme théorie philosophique. Elle a deux aspects : soit énoncer les devoirs moraux, soit indiquer le critère qui permet de les reconnaître. Les deux aspects ne sont pas exclusifs l’un de l’autre mais chacune est nécessaire et suffisant. Par devoirs, il faut entendre des règles qui visent le bien mais qu’il est dans le pouvoir du sujet de ne pas réaliser, à savoir un type d’obligations.
Il récuse que le seul motif légitime du devoir soit le sentiment du devoir quelle que soit la doctrine morale. Il s’agit pour Mill d’indiquer qu’il peut y avoir moralité même si le motif de l’action n’est pas moral. Or, qu’il ne soit pas le seul motif ne veut pas dire que ce n’est pas un motif nécessaire pour que l’action soit morale. Un système de morale peut donc très bien soutenir que le sentiment du devoir est nécessaire pour qu’on qualifie l’acte de moral. Si par exemple, un devoir moral est en même temps un devoir juridique, le sujet qui suit le devoir par crainte de la sanction pénale ou civile n’agit pas moralement mais conformément au droit. Son action n’est pas morale sans être immorale.
Or, John Stuart Mill soutient que nos actions ont rarement comme motif le sentiment du devoir. Il donne une évaluation quantitative, non fondée sur quelque analyse statistique que ce soit, selon laquelle presque tous nos actes n’ont pas ce motif. Mais il soutient en même temps qu’un acte peut être moral sans avoir du tout ce motif et non que le motif moral n’est pas le seul pour qu’il y ait action morale. Il n’y a alors aucune raison pour qu’un système de moral ne refuse pas une telle analyse. Au contraire, soutenir qu’on peut agir moralement simplement parce qu’on suit les règles de la morale, n’est-ce pas prôner un système fondamentalement immoral en ce qu’il est indifférent à la valeur de l’intention en laquelle paraît résider la moralité ? On juge habituellement que qui aide son prochain seulement par intérêt n’agit pas moralement.

D’où vient donc une telle insistance ? S’il est vrai qu’aucune doctrine morale ne réduit la moralité à avoir pour seul motif du devoir le sentiment du devoir, quel est donc l’enjeu de la discussion. Car, ne peut-on pas dire que si le motif de l’action n’est pas le sentiment du devoir, alors elle n’est pas morale tout en n’étant pas immorale ? Comment donc est-il possible de séparer le sentiment du devoir de la moralité ?


L’objection faite aux utilitaristes est selon John Stuart Mill une « singulière méprise » qui reposerait sur la différence entre le motif de l’acte et la valeur morale de l’acte que seule la conformité au devoir valide. Or, si l’utilitarisme fait de l’utilité le principe ou le critère de la moralité, comment peut-on lui reprocher de finalement fonder la morale sur l’intérêt ? Comment la réponse que devrait faire John Stuart Mill n’est-elle pas plutôt que ce principe ou ce critère est amplement suffisant ? Autrement dit, loin d’être simplement une méprise, c’est-à-dire une erreur sur le sens de leur doctrine, due à une absence de distinction entre action morale et motif moral, l’objection faite aux utilitaristes revient à leur dénier d’avoir réussi à proposer un système de morale, c’est-à-dire d’avoir fourni une théorie philosophique de la morale satisfaisante.
John Stuart Mill soutient alors que les utilitaristes vont plus loin que les autres moralistes, au sens de théoriciens de la morale et non au sens de penseurs qui dénoncent les faux-semblants à l’instar de La Rochefoucauld (1613-1680) dans ses Réflexions ou sentences et Maximes morales (1665). La différence entre les utilitaristes et les autres étant seulement de degré : ils font comme tous les moralistes. C’est cette différence de degré qui n’est pas évidente à faire. Où donc placer la question du motif de l’action en morale ?
John Stuart Mill distingue entre la valeur de l’action et celle de l’agent. Ce qui ferait la valeur de l’action c’est sa conformité aux devoirs. Par contre, ce qui ferait la valeur de l’agent, c’est son intention. Comme d’autres moralistes, les utilitaristes considèreraient donc que le motif moral, c’est-à-dire l’action faite par sentiment de devoir, aurait donc une valeur morale, mais uniquement pour l’agent et indépendamment de la valeur morale de l’action qui est tout entière dans sa conformité aux devoirs.

Cependant, une telle distinction n’est-elle pas fictive ? Comment un agent qui n’aurait aucune valeur morale pourrait-il faire une action moralement bonne ? Comment une action pourrait-elle être mauvaise si l’agent est bon ?


John Stuart Mill va illustrer son analyse par deux exemples qui montrent la nécessité de dissocier radicalement l’action morale de la valeur de l’agent. Autrement dit, prise concrètement, l’action morale est bien indifférente au motif. Le premier exemple est l’action qui consiste à sauver quelqu’un de la noyade. John Stuart Mill ne s’arrête pas à démontrer qu’il s’agit d’une action morale. Il s’appuie donc sur les idées morales communes. Il est vrai que pour celui qui est sauvé, le motif est absolument indifférent. L’action a pour lui été utile ou encore on peut la considérer comme bonne moralement. L’auteur conçoit alors deux motifs différents pour cette action : soit le devoir, soit l’espoir d’être payé. Ce dernier motif correspond à la recherche de l’intérêt. La dissociation de l’intention et de la valeur morale de l’action n’a donc de sens que si et seulement si on se place du côté de celui qui bénéficie de l’action morale. Le rescapé de la noyade n’ira pas reprocher à son sauveur la récompense qu’il exige même s’il juge sévèrement sa valeur morale.
Le deuxième exemple que prend le philosophe est le symétrique du premier. Il consiste à prendre une action qu’on considère immorale, à savoir trahir un ami. Le motif est alors construit de façon à ce qu’il soit moral, à savoir rendre service à un ami à qui on a de plus grandes obligations. L’action demeure immorale. Le motif sentiment du devoir ne modifie pas la nature de l’action. Encore une fois, c’est le point de vue de celui sur qui s’exerce l’action qui rend totalement indifférent le motif. L’ami trahi ne se sentira pas moins trahi parce que le motif de l’action de son ami est d’en aider un autre.
Le motif du sentiment du devoir ne rend donc pas bonne une action. Sinon, il faudrait dire qu’elle peut transformer une mauvaise action en mauvaise et dès lors il n’y a pas d’actions dont on ne pourrait dire qu’elle est bonne. C’est ainsi que Tartuffe, le personnage éponyme de la pièce (1669) de Molière (1622-1673), à la scène 3 de l’acte III, prend les prétextes de la religion pour séduire Elmire, la femme de son hôte, Orgon. C’est bien parce que séduire la femme de son hôte lorsqu’on prétend n’être que religieux est un acte immoral qu’on ne peut que condamner les prétendues intentions morales qui paraissent alors le comble de l’hypocrisie.


En un mot, le problème dont il est question dans cet extrait de l’Utilitarisme de John Stuart Mill de 1861 est celui de savoir s’il est possible ou non de dissocier la valeur morale de l’action de l’intention morale. Cette dissociation qu’opèrent les utilitaristes leur ont valu le reproche de ne pas proposer un système de moral légitime. Or, le philosophe utilitariste montre que la valeur de l’action dépend seulement de sa conformité avec la règle morale si on se place, avons-nous soutenu, du point de vue de celui sur qui s’exerce l’action morale. On est donc en droit avec John Stuart Mill de distinguer rigoureusement entre cette valeur morale de l’action et la valeur de l’agent, qui, elle dépend de ses intentions.

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