dimanche 6 janvier 2019

J. S. Mill La liberté et la vente de drogues (texte)

L’un de ces exemples, celui de la vente des toxiques, pose une nouvelle question : celle des justes limites de ce qu’on peut appeler les fonctions de la police. Jusqu’où peut-on légitimement empiéter sur la liberté pour prévenir des crimes ou des accidents ? C’est l’une des fonctions incontestées du gouvernement que de prendre des précautions contre le crime avant qu’il ne soit perpétré, au même titre que de le découvrir et de le punir après coup. Toutefois, il est beaucoup plus aisé d’abuser de la fonction préventive du gouvernement au détriment de la liberté que d’abuser de sa fonction punitive ; car il n’est guère d’aspect de la liberté d’action légitime d’un être humain dont on ne puisse pas dire, et cela honnêtement, qu’il favorise davantage une forme ou une autre de délinquance. Néanmoins, si une autorité publique, ou même une personne privée, voient quelqu’un se préparer évidemment à commettre un crime, rien ne la force à observer sans rien faire et d’attendre que le crime soit commis, mais elle peut intervenir pour l’empêcher. Si l’on n’achetait de poison ou si l’on ne s’en servait jamais que pour empoisonner, il serait juste d’en interdire la fabrication et la vente. On peut cependant en avoir besoin à des fins non seulement inoffensives, mais utiles, et des restrictions ne peuvent être imposées dans un cas sans opérer dans l’autre. De plus, c’est le rôle de l’autorité publique que de prévenir les accidents. Si un fonctionnaire ou quelqu’un d’autre voyait une personne sur le point de traverser un pont reconnu dangereux et qu’il soit trop tard pour la prévenir du risque qu’elle court, il pourrait alors l’empoigner et la faire reculer de force, et cela sans réellement violer sa liberté, car la liberté consiste à faire ce qu’on désire, et cette personne ne désire pas tomber dans la rivière. Néanmoins, quand il n’y a pas de certitude, mais un simple risque de danger, seule la personne elle-même peut juger de la valeur du motif qui la pousse à courir ce risque. Dans ce cas, par conséquent (à moins qu’il ne s’agisse d’un enfant, d’une personne délirante ou dans un état d’excitation ou de distraction l’empêchant de réfléchir normalement), on devrait se contenter, selon moi, de l’avertir du danger et ne pas l’empêcher par la force de s’y exposer. De telles considérations, appliquées à une question comme la vente des toxiques, peuvent nous aider à décider lequel des divers modes de régulation possibles est contraire ou non au principe. Par exemple, on peut imposer sans violation de liberté une précaution telle que d’étiqueter la drogue de façon à en spécifier le caractère dangereux : l’acheteur ne peut désirer ignorer les qualités toxiques du produit qu’il achète. Mais exiger dans tous les cas le certificat d’un médecin, rendrait parfois impossible et toujours chère l’obtention de l’article pour des usages légitimes. Selon moi, le seul moyen de prévenir les empoisonnements, et cela sans violer la liberté de ceux qui ont besoin de substances toxiques dans d’autres buts, consiste à fournir ce que Bentham appelle fort justement une « preuve préalable ». Rien n’est plus commun dans les contrats. Il est courant et justifié, lorsqu’on conclut un contrat, que la loi requiert, comme condition de sa valeur légale, l’observance de certaines formalités telles que les signatures, l’attestation des témoins, etc., afin qu’en cas de dispute ultérieure, on puisse avoir la preuve que le contrat a été réellement conclu, et que rien dans les circonstances ne l’invalidait. L’effet de ce dispositif est de mettre de grands obstacles aux contrats fictifs, ou aux contrats faits dans des conditions qui, si elles étaient connues, les rendraient caducs. On pourrait imposer semblables précautions sur la vente des articles propres à servir d’instruments criminels. Par exemple, on pourrait exiger du vendeur qu’il inscrivît dans un registre la date exacte de la vente, le nom et l’adresse de l’acheteur, la qualité et la quantité précises vendues, ainsi que l’usage prévu de l’objet. Quand il n’y a pas de prescription médicale, on pourrait exiger la présence d’un tiers afin de prouver le fait contre l’acheteur s’il s’avérait par la suite que l’article a été utilisé à des fins criminelles. De tels règlements ne constitueraient en général aucun obstacle matériel à l’obtention de l’article, mais un obstacle très considérable à en faire un usage illicite sans être découvert.
John Stuart MillDe la liberté, chapitre V Applications, 1859

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