Mot d’origine grec (tekhnê), le terme technique évoque tout ce que l’homme réalise. Il y a bien trace de quelques utilisations d’outils, voire de fabrication d’outils chez les autres êtres vivants comme la baguette à termite du chimpanzé. Cependant, seul l’homme utilise de façon permanente les outils. Ce qui peut servir à définir rigoureusement cette notion. C’est d’ailleurs grâce à ce critère que la préhistoires’est constituée au milieu du XIX° siècle par la découverte d’outils de pierre. Depuis, le passé humain est bien plus long que les six mille ans de la tradition judéo-chrétienne. L’homme semble selon le mot de Bergson dans L’évolution créatrice (1907) un homo faber. Benjamin Franklin, cité par Marx en bonne part dans le livre I du Capital(1867) définissait l’homme un « toolmaking animal », un « animal fabriquant des outils ».
Est-ce uniquement pour vivre que l’homme fabrique des objets ou poursuit-il une autre fin ? La technique permet-elle à l’homme de découvrir la nature ? Toujours inventer de nouveaux objets pour mieux dominer la nature, c’est-à-dire la soumettre à ses désirs, voire à son désir de puissance est-il le sens de l’histoire de l’homme, c’est-à-dire le contenu du progrès ?
§ 1. Nature et technique.
Réfléchir sur la technique, conduit à ce résultat important que, lorsqu’il fabrique, l’homme ne peut nier l’existence des choses hors de lui. En effet, comme Marx, dans le livre I du Capital le montre, tout usage d’outil implique une matière première, à savoir celle avec laquelle l’objet est fabriqué tout comme celle avec laquelle il est possible de faire un outil. Tout doute relatif à la réalité absolue de ce que nous percevons disparaît. La technique nous fait rencontrer la priorité des choses par rapport à nous. La technique révèle l’existence de la nature.
Mais surtout, c’est par l’activité technique que l’homme découvre d’abord la vérité sur les choses. Certes, on dit souvent que la technique s’oppose à la nature et que l’homme nie la nature par la technique. On s’appuie sur le fait que les objets fabriqués par l’homme n’ont aucune spontanéité, voire que sans ses efforts constants, ils retournent dans le cycle de la nature. Le bois du lit enfoui ne donnera pas un autre lit. On peut alors, comme Aristote dans le chapitre premier du livre II de sa Physique(IV° av. J.-C.) distinguer ce qui est naturel, à savoir ce qui a son principe de changement en lui-même, de ce qui est artificiel, qui a hors de lui son principe de changement, c’est-à-dire dans l’artisan.
Pourtant, si les choses ne se prêtaient absolument pas à la manipulation, aucun objet ne pourrait être fabriqué. Par conséquent, loin de s’opposer à la nature, la technique la dévoile, ce qui est un des sens de la thèse soutenue par Aristote, au chapitre 8 du livre II de sa Physique, thèse selon laquelle la technique imite la nature ou l’accomplit. En effet, comme le technicien doit user de choses naturelles, son action doit être conforme à la nature de ces choses, c’est-à-dire à ce qu’elles sont quant à leur essence. Pour le dire autrement, l’homme par la technique ne peut nier la nature que conformément à elle. C’est par une connaissance empirique des frottements que les hommes préhistoriques, il y a au moins 500 000 ans, ont découvert le moyen conforme à la nature de produire du feu.
§ 2. Science et technique.
Mais le souci du technicien est moins la vérité que l’efficacité. Et c’est encore le souci qui anime la science moderne si ce n’est toute science. Certes, la recherche scientifique est, en un sens, désintéressée. Autrement dit, l’utilité n’apparaît pas comme son enjeu premier. Le marin qui lit une carte ne soupçonne pas qu’il utilise les travaux de mathématiciens d’il y a quelques millénaires comme Auguste Comte le faisait remarquer dans la 2èmeleçon de son Cours de philosophie positive(1830). Mieux ! Alors que la technique peut s’appuyer sur des théories scientifiques dépassées – par exemple la navigation aérienne sur l’astronomie géocentrique – la science rectifie toujours ses théories.
Cette distinction entre science et technique n’est pas fausse. Ce qu’elle cache, c’est qu’au moins la science moderne se fonde sur une certaine idée de la nature qui est essentiellement technique. C’est que s’il est vrai que son caractère spécifique est l’expérimentation, c’est-à-dire la transformation volontaire d’une chose pour découvrir quel effet en résultera, alors, avant même la découverte, la nature est pensée comme ce sur quoi il est possible d’expérimenter, c’est-à-dire ce qu’il est possible de manipuler. Cette idée de la nature qui appartient à la science moderne explique qu’elle est décrite et proposée à l’action de l’homme chez ceux qui l’ont pensée en sa naissance. Lorsque Descartes dans la VI° partie du Discours de la méthode(1637) propose que la physique telle qu’il l’a conçue permette aux hommes de se « rendre comme maîtres et possesseurs de la nature », il pense bien la nature comme destinée à des opérations techniques et la science comme essentiellement technique.
§ 3. Le progrès technique.
Aussi est-il nécessaire de se demander si ce programme, celui du progrès technique, a bien un sens. L’homme peut-il par la technique dominer la nature ? Que gagne-t-il à inventer des objets toujours nouveaux ? Que signifie l’idée même de progrès technique ?
1. Le sens du progrès technique.
Par progrès, on entend, plus ou moins clairement, un changement qui amène à une amélioration. Le progrès enveloppe un but ou une direction dont on peut au moins s’approcher à l’infini. Pour que parler de progrès ait un sens, il faut donc déterminer le but qui est censé être un bien. Quel est donc le but ou la fin de la technique qui permettrait de parler de progrès technique ?
a) Technique et bonheur.
Une première idée répandue est que le progrès technique permet aux hommes de mieux vivre. En donnant aux hommes tout ce qu’il désire, il serait la condition du bonheur.
Descartes, dans la sixième partie du Discours de la méthode, expliquait justement que grâce à l’application de la science, l’homme pouvait profiter de tous les bienfaits possibles. Il remarquait que notre souci principal était la santé, le premier des biens et le fondement de tous les autres. Même la philosophie exige la santé. Aussi est-ce à la médecine qu’il pensait et que l’on pense toujours aujourd’hui dès qu’on parle de progrès technique.
Il n’en reste pas moins vrai qu’il y a peut-être là un mirage. La simple augmentation de la durée statistique de la vie humaine ne suffit pas pour savoir quoi faire de cette vie. Elle ne peut même pas résoudre le problème de l’attitude face à la mort. À cet égard, la demande d’euthanasie, le refus de l’acharnement thérapeutique, voire le succès des médecines parallèles montrent non pas l’échec de la médecine scientifique, mais ses limites. Dès lors, parler de progrès de façon absolue n’a guère de sens.
En outre, les besoins humains sont aussi déterminés par les objets techniques. Les hommes de la préhistoire n’avaient pas besoin de télévision. Aussi les nouveaux objets créent-ils de nouveaux besoins et donc de nouvelles sources de frustration. Marx, dans le livre III du Capital, pour la deuxième moitié du XIX° siècle ou Bergson, dans Les deux sources de la morale et de la religion(1932), pour le début du XX° siècle, ont chacun mis en lumière ce processus.
À l’inverse, il existe encore quelques peuples primitifs qui refusent le “progrès” comme ceux des îles Sentinelles non loin de l’Inde. Loin d’être dans la misère, ils ignorent la pauvreté parce qu’ils ignorent aussi la richesse. L’abondance dont nous semblons bénéficier est illusoire pour la plupart des hommes qui vivent dans la misère ou au moins une pauvreté relative. Il est donc clair que la technique n’améliore pas automatiquement la vie. Bref, elle n’est nullement une condition suffisante du bonheur, voire n’en est même pas une condition nécessaire.
b) Technique et loisirs.
Une seconde idée tout aussi répandue consiste à soutenir que le progrès technique permet une économie du travail, notamment pénible. Autrement dit que plus la technique s’améliore et plus nous avons du temps à consacrer à des activités qui ne sont pas nécessaires, c’est-à-dire aux loisirs.
Déjà Descartes, dans la première partie du Discours de la méthode soutenait cette idée à une époque antérieure à la révolution industrielle. Il est vrai qu’un outil est meilleur qu’un autre ou qu’une machine économise de l’énergie humaine. Lorsque les Amérindiens découvrirent les haches métalliques des Européens, ils les préférèrent à leurs haches de pierre comme le rapporte l’anthropologue français Pierre Clastres (1934-1977) dans son ouvrage La société contre l’État (1974). Les premières machines à vapeur remplacèrent les chevaux pour extraire l’eau dans les mines en Angleterre. Or, si telle était la conséquence nécessaire du progrès technique, il faudrait qu’il soit possible de constater une diminution continue du temps de travail humain à travers l’histoire.
Or, ce n’est nullement le cas. Si on extrapole pour la préhistoire à partir de ce qu’on constate chez les peuples primitifs, il est clair que le travail a dû augmenter dès l’apparition de l’agriculture et de l’élevage. En effet, l’anthropologue américain, Marshal Sahlins (né en 1930) dans son ouvrage Âge de pierre, âge d’abondance (1972), a pu montrer que le temps de travail chez les peuples primitifs d’un point de vue technologique avoisinait les trois heures quotidiennes dans des conditions écologiques souvent difficiles. C’est le cas par exemple des Bochimans (ou Bushmen en anglais ou San dans leur langue) du désert de Kalahari dans le sud de l’Afrique, peuple de chasseurs-cueilleurs. Quant à la révolution industrielle, elle a également été d’une formidable augmentation du temps de travail. Là encore, l’idée d’un nécessaire progrès technique n’est pas évidente.
c) Technique et croissance.
Par contre, le “progrès” technique a accompagné et même conditionné le progrès économique. Or, comme il consiste en une augmentation indéfinie des richesses, il s’accompagne également d’une augmentation du désir et des frustrations, des inégalités matérielles et des conflits pour la richesse. À l’inverse, les peuples vraiment primitifs ont peu de besoins de sorte qu’ils les satisfont facilement. On peut dire en forme de paradoxe : ils sont riches et nous sommes pauvres.
En cherchant à dominer la nature, l’homme finalement est conduit à tenter de dominer les autres hommes (cf. François Châtelet [1925-1985], Une histoire de la raison, posthume 1992). C’est qu’en effet, la technique n’est jamais un rapport simple entre les hommes et les choses mais aussi un rapport des hommes entre eux par l’intermédiaire des objets techniques ou directement un rapport aux hommes. La discipline militaire par exemple, analogue à la discipline dans les manufactures puis les usines, est un exemple de technique qui vise directement les hommes. Il n’est dès lors pas étonnant que le projet moderne de domination de la nature masque un projet tout aussi explicite de domination des hommes. Que la monarchie absolue d’Ancien régime ait pu le favoriser n’en est-il pas un signe ?
Or, le progrès technique est-il inéluctable ? Autrement dit, est-il un processus indépendant des hommes ? Ceux-ci doivent-ils s’y plier sous peine d’être broyés ou dépassés ?
2. Technique et histoire.
Il est vrai qu’on dit souvent que la technique n’est qu’un moyen et qu’il dépend de l’homme d’en user comme il l’entend. Comment nier par exemple qu’il dépend de chacun d’utiliser son couteau pour couper sa viande ou pour tuer son prochain ? Dès lors, l’idée d’un progrès technique inéluctable apparaît absurde. De façon générale, on dira que la technique est neutre tout comme son histoire et qu’il dépend de l’homme d’en faire tel ou tel usage.
Mieux, l’idée même d’un progrès technique inéluctable qui s’exprime parfois dans l’expression « on n’arrête pas le progrès » ne peut s’expliquer que par la mauvaise foi, c’est-à-dire par cette façon qu’a le sujet de masquer sa propre liberté et responsabilité dans ses actes.
Reste qu’on ne comprend pas alors comme le progrès technique est possible et comment il se fait qu’il entraîne toute la société.
On peut d’abord à l’encontre de la conception anthropologique ou neutraliste de la technique faire remarquer qu’il n’y a pas de techniques isolées. Un couteau à la préhistoire est loin d’avoir la même finalité qu’à l’ère des centrales nucléaires. Dans le premier cas, il s’agit d’un objet absolument vital. Dans le second, son usage est tout à faire secondaire. Chaque technique particulière s’insère dans un ensemble de techniques dont elle dépend et qu’elle conditionne partiellement de sorte que la technique est pour chaque société cet ensemble et non tel ou tel usage d’un objet.
En outre, l’homme est dépendant de ses produits. C’est qu’en effet, une fois faits, les objets techniques sont là et ils ne peuvent disparaître comme par enchantement. La technique appartient au travail et non au jeu où il est toujours possible de tout recommencer. Faire disparaître une centrale nucléaire est au moins aussi compliqué que de la fabriquer.
Comme on l’a vu, les produits techniques déterminent la forme et le contenu des désirs de l’individu. Ils déterminent tout aussi bien l’usage qu’on peut en faire. On ne fabrique pas des canons dans un autre but que militaire. Autrement dit, les techniques sont des conditions d’existence.
Enfin, le progrès technique est le résultat de séries d’interactions collectives à laquelle chaque individu est soumis. Si l’on fait abstraction des premiers hommes – et encore – force est d’admettre que depuis, les hommes viennent tous dans un monde déjà constitué d’un point de vue technique et qui conditionne ce qu’il est possible de faire. Dès lors, chaque amélioration s’impose à tous. C’est bien pour cela que le progrès technique paraît s’imposer.
Toutefois, les techniques présupposent pour être améliorées des hommes qui décident de le faire et qui s’y engagent. Or, nombre de cultures paraissent totalement indifférentes à un tel progrès. Bref, il n’est donc nullement un mécanisme historique inéluctable.
En effet, si les techniques ne sont pas isolées, elles dépendent aussi des relations entre les hommes et des règles qui les régissent. Dès lors, la culture détermine la technique. Par exemple, dans le Tahiti ancien, l’arc était utilisé uniquement lors de cérémonie religieuse et sportive afin de lancer la flèche le plus loin possible. Le tir à l’arc était réservé aux chefs (les arii) et à leurs invités (cf. Anne Lavondès, Art ancien de Tahiti, Société des océanistes, 1968). Il n’était utilisé ni pour la guerre, ni pour la chasse. On voit donc qu’il n’y a pas d’usage automatique des objets techniques.
Dès lors, ce qu’on nomme le progrès technique et qui est plutôt le progrès économique repose sur une culture pour laquelle la multiplication indéfinie des objets est un bien.
D’autres époques ont montré qu’un autre rapport à la technique était peut-être possible : il consisterait non pas à toujours accumuler les objets nouveaux mais à libérer du temps pour s’occuper de soi, c’est-à-dire pour se cultiver et s’améliorer moralement. Aussi n’est-il pas interdit d’espérer que le “progrès” technique, si on entend par là la fabrication d’outils plus efficaces, notamment des machines, permettra un jour une toute autre fin que celle que poursuit actuellement notre culture, à savoir la course sans fin vers la satisfaction de besoins qui n’ont d’autre sens que le besoin de désirer n’importe quoi.
Il reste de la responsabilité de chacun d’accepter ou de refuser ce caractère prétendument inéluctable du progrès technique. Mais seul un refus collectif engagerait peut-être un tout autre rapport avec la technique.
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