mercredi 16 janvier 2019

Cours sur l'art

Le mot “art” est d’origine latine (ars, artis). Il renvoyait essentiellement à la fabrication ou à la compétence acquise pour faire quelque chose ou acquérir une capacité, soit le savoir-faire. En français, il a longtemps été le seul terme utilisé. Son sens correspondait à un certain usage actuel du mot technique. On peut dans certains cas parler indifféremment d’art ou de technique. Par exemple, on parle de l’art médical. La raison en est qu’étymologiquement, le mot technique vient du grec “technè” et est concerné par le même domaine, celui de la fabrication ou du savoir-faire. Dans chacune de ces langues anciennes, il y avait un même terme pour parler du maçon, du médecin, du danseur, de l’architecte, du coiffeur, du peintre, du cuisinier, etc. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y avait aucune distinction entre ces différentes activités. Le mot technique a peut-être été introduit au XVIII° par Diderot qui l’utilise au masculin dans un de ses Salons, par exemple celui de 1763.
Actuellement, le mot art désigne certaines productions que l’on nommait jusqu’au XVIII° siècle, les beaux-arts qui comprenaient notamment, l’architecture, la sculpture, la peinture, la musique, la poésie ou littérature, parfois la danse, voire l’art du jardin. En 1920, Alain écrivait un Système des Beaux-arts, rédigé pour les artistes en vue d’abréger leurs réflexions préliminaires. Pourtant, de façon étrange, le terme art est parfois restreint aux arts plastiques. Par exemple, Sartre oppose l’artiste à l’écrivain dans Qu’est-ce que la littérature ? (1947). Il y a là peut-être l’indice que la peinture a acquis un certain privilège. Les écoles des beaux-arts sont devenues les écoles des seuls arts plastiques.
La tradition nous invite donc à penser que le beau est l’élément de l’art, que le beau distingue l’art de la technique. Cela ne va pas de soi. En effet, c’est un lieu commun généralement accepté – à l’exception notable de nombreux philosophes – que l’appréhension du beau est relative. Dès lors, n’importe quoi pourrait être de l’art.
Or, l’art « moderne » passe justement pour être n’importe quoi. Devant certaines toiles, on entend souvent l’exclamation : « même un enfant pourrait le faire ». La musique contemporaine passe pour du bruit. Quant à la poésie contemporaine… !
Mais on a beau critiquer l’art contemporain, nul ne songe à détruire ces toiles qui passent pour être n’importe quoi comme le faisait remarquer Merleau-Ponty dans L’œil et l’esprit (1961). On apprend doctement la poésie contemporaine et la musique contemporaine se joue et s’enseigne envers et contre tout. Par contre, les dessins d’enfants, les poèmes d’enfants, les bruits des enfants n’ont pas droit au même traitement. N’est-ce pas que derrière les critiques plus ou moins bien intentionnées se joue autre chose ?
On ne peut donc manquer de se demander s’il n’y a pas dans ces représentations courantes de l’art une contradiction. En effet, comment peut-on dire que le beau dépend de chacun et contester qu’une production soit véritablement de l’art, si l’art est la production ou la représentation du beau ? Le beau est-il vraiment relatif ?
Y a-t-il des règles de l’art et sinon comment le reconnaître ? Le beau permet-il de définir l’art ou bien est-il possible de le définir sans passer par le beau ?

§ 1. Contradictions du relativisme esthétique.
On peut nommer relativisme esthétique la thèse courante selon laquelle le jugement esthétique est relatif au point de vue de chacun.
On invoque souvent pour justifier la relativité du jugement esthétique la pluralité des avis. L’argument est insuffisant. En effet, il conduirait à un relativisme général qui toucherait même les mathématiques puisqu’il suffirait qu’une personne et une seule juge autrement pour qu’il y ait relativité. Le fait de la diversité des jugements est incontestable. Le problème porte donc sur la légitimité ou non de la diversité.
Dans le même temps, on convient bien souvent qu’il y a des œuvres sans intérêt et des grandes œuvres. Ce qui revient à nier la relativité du jugement esthétique. Les jugements négatifs sur les œuvres contemporaines comme Le carré blanc sur fond blanc (1918) du peintre soviétique Kazimir Malevitch (1878-1935) ou les ready-made de l’artiste français Marcel Duchamp (1887-1968) qu’ils soient ou non fondés montrent que le relativisme esthétique n’est pas tenu en fait. Est-il tenable ?
Quant à l’idée répandue selon laquelle « chacun a sa conception du beau », elle est contradictoire et vide. Contradictoire car si chacun a sa propre conception du beau, comme chacun devrait s’accorder sur cette position relativiste, c’est la contradiction propre au relativisme qui apparaît, à savoir qu’il se présente comme absolu. Ou plutôt, il devrait admettre son contraire comme Platon dans le Théétète (152a) le reprochait au fondateur du relativisme, le sophiste Protagoras (~485-~420 av. J.-C.). Vide, car on ne dit pas de quelle conception il s’agit. Enfin, pour répandue qu’elle soit, cette pseudo conception est elle-même relative historiquement. Le classicisme en France faisait fond sur l’universalité du jugement esthétique. Le montrent l’extrait suivant de la préface de l’Iphigénie de Jean Racine et quelques vers de la neuvième des Épîtresde Nicolas Boileau dont le premier est cité en bonne part par Voltaire (1694-1778) dans sa Connaissance des beautés et des défauts de la poésie et de l’éloquence dans la langue française(1749) :
« J’ai reconnu avec plaisir, par l’effet qu’a produit sur notre théâtre tout ce que j’ai imité ou d’Homère ou d’Euripide, que le bon sens et la raison étaient les mêmes dans tous les siècles. Le goût de Paris s’est trouvé conforme à celui d’Athènes ; mes spectateurs ont été émus des mêmes choses qui ont mis autrefois en larmes le plus savant peuple de la Grèce. »
Racine(1639-1699), Iphigénie, préface (1674).

« Rien n’est beau que le vrai, le vrai seul est aimable.
Il doit régner partout, et même dans la fable ;
De la fiction l’adroite fausseté
Ne tend qu’à faire aux yeux briller la vérité. »
Boileau(1636-1711), Épîtres, IX, (1675)

Par contre, chacun a fait l’expérience d’œuvres qui lui ont plu et qui ne lui plaisent plus du tout ou à l’inverses d’œuvres qui ne lui ont pas plu puis qui lui ont plu. Certaines œuvres procurent une satisfaction qui ne diminue pas avec le temps, au contraire. Les grandes œuvres des grands artistes traversent les siècles et les cultures. Mozart (1756-1791) plaisait au XVIII° siècle et plaît aujourd’hui au Japon ou en Corée du sud. N’est-ce pas la preuve que la beauté est universelle et susceptible d’être cultivée ? Comment pourrait-on alors la définir pour qu’une telle culture artistique soit possible ?

§ 2. Le beau comme harmonie.
On peut définir le beau par l’harmonie, c’est-à-dire la convenance entre les parties de la chose et sa fin à l’instar d’Aristote notamment dans sa Poétique(chapitre 7) ou dans les Parties des animaux. Cette conception a été systématisée par les Stoïciens notamment dans leur idée de la juste proportion. Ce qui caractériserait alors l’œuvre d’art, tableau, morceau de musique ou pièce de théâtre, c’est qu’elle est produite pour présenter cette harmonie. Celui qui ne saisirait pas l’harmonie ne trouverait pas l’œuvre belle et ainsi se tromperait. La complexité de certaines œuvres expliquerait qu’il soit difficile d’en saisir la beauté. De même, le manque de connaissance, notamment culturelle, peut faire comprendre l’erreur en matière de jugement esthétique. Par exemple, une femme tenant une tête et une épée dans la peinture de la Renaissance est une Judith. Une femme tenant une tête sur une assiette est une Salomé. Une femme tenant une tête sur une assiette avec une épée est une énigme. Sans culture, l’énigme n’apparaît pas.
La conception de la beauté comme harmonie permet de comprendre pourquoi les productions de l’art contemporain sont rejetées. En effet, lorsqu’elles présentent des choses simples comme des monochromes ou tout au moins de simples jeux de couleurs comme Le carré blanc sur fond blanc de Malevitch, l’harmonie n’apparaît pas ou elle est trop immédiate, trop simple. Lorsqu’il s’agit d’objets ordinaires transformés en œuvres d’art comme les ready-made, c’est le manque d’activité de l’artiste qui est blâmé. Par exemple, l’urinoir de Duchamp présenté sans succès en 1917 sous un pseudonyme, R. Mutt avec pour titre « Fontaine » fut un canular puis une œuvre. On rejette simplement le fait que le prétendu artiste n’a rien fait. On demande donc à une œuvre d’art de se distinguer en tant que création du simple objet technique ou de la chose naturelle. De même la poésie contemporaine rompt, au moins en apparence, avec toute harmonie entre les sons et le sens : d’où son rejet. Enfin, dans la peinture non figurative – appelée improprement “abstraite”, c’est l’unité et le sens de l’œuvre qu’on ne perçoit pas. Dès lors, comment juger de la beauté ?

Toutefois une telle définition de la beauté pose plus de difficultés qu’elle n’en résout.
Comme elle s’applique à des choses naturelles, elle ne permet pas de distinguer l’art. Elle implique d’ailleurs que la beauté naturelle est supérieure à la beauté artistique sans qu’on sache si ce n’est pas plutôt l’art qui sert de modèle à la nature.
Elle s’applique surtout à des objets techniques. En effet, les éléments ou parties d’un objet technique doivent s’accorder entre eux et s’accorder avec la fin poursuivie. Par exemple pour une automobile ce sera ses performances sur la route. On peut nommer, selon la Critique de la faculté de juger (1790) de Kant, perfection, cette relation réussie entre les moyens et la fin, et la distinguer de la beauté. Car on peut trouver belle une voiture dont les performances sont tout à fait insuffisantes et inversement. Comme tout objet technique exige cette perfection ou accord entre les parties et le tout, c’est-à-dire une finalité, si tel était le beau, tous les objets techniques seraient beaux. Or, c’est loin d’être le cas. De plus, il faudrait au contraire considérer que les œuvres d’art dont la fin ne va pas de soi ne sont pas belles. Et enfin, il n’y aurait aucune différence entre œuvre d’art et objet technique. Enfin, suivant l’argument de Plotin dans son Traité 1 Sur le beau (Ennéade, I, 6) comment le tout pourrait-il être beau si ses parties sont laides ? Elles doivent être également belles.
Ne doit-on pas alors considérer que l’œuvre d’art est essentiellement imitation ou représentation (mimèsis) et que c’est ce qui la distingue à la fois de la chose naturelle et de l’objet technique ?

§ 3. Mimèsis : l’imitation ou la représentation.
Soit un lit peint. Il apparaît comme l’imitation ou la représentation d’un lit empirique comme on peut le voir souvent dans les Vénus du Titien comme la Vénus d’Urbino (1538-1539). Telle était la conception antique qui permettait de penser la séparation entre ce que nous nommons art et la technique qui se retrouve sous des formes différentes chez Platon, Aristote ou encore Plotin. Soit art et technique imitent mais des réalités différentes comme pour Platon et Plotin. Soit art et technique imitent mais dans des buts différents comme chez Aristote. Qu’est-ce à dire ?
Remarquons qu’on traduit plutôt par imitation le grec “mimèsis” qui signifiait aussi bien représentation. Comme le français “représentation”, le terme “mimésis” s’appliquait au théâtre. L’imitation ou représentation a deux caractères. Premièrement, elle est une réalité seconde car elle présuppose un modèle. Pour être connue comme imitation, il faut donc saisir sa relation au modèle. C’est pourquoi deuxièmement, elle doit à la fois lui ressembler et s’en distinguer. Sinon elle ne serait qu’un double de l’original comme Platon l’indiquait dans son dialogue intitulé le Cratyle (432b-c).
Cette notion d’imitation semble s’appliquer surtout à la peinture. Mais en réalité, Platon dans La République (livre III et livre X) et Le Sophiste(234b-c) comme Aristote dans La poétique, consacrée essentiellement à la tragédie, privilégient plutôt la “littérature”, soit la poésie pour eux, sans négliger la musique. La formule générale d’Aristote dans le chapitre 8 du livre II de sa Physique selon laquelle l’art « imite la nature » (199a) montre si besoin était que la notion ancienne de l’imitation est fort générale.
Si l’œuvre d’art est imitation, le beau artistique peut alors être défini comme le plaisir pris à l’imitation. Or, l’appréhension de l’imitation, c’est-à-dire de la ressemblance entre le modèle et la copie n’est pas toujours possible. Lorsque le modèle a disparu, comme Aristote l’écrit au chapitre 4 de sa Poétique, c’est le talent de l’imitation ou de l’artiste que nous apprécions, c’est-à-dire sa capacité à faire réel. Ce qui distinguerait donc l’œuvre d’art de l’objet technique, c’est que celui-ci remplit une fonction et demande à être utilisé alors que celle-là implique un simple rapport de contemplation. Elle se distingue toutefois du simple objet quelconque en ce qu’elle propose une représentation de celui-ci.
Enfin, l’imitation n’est pas limitée à un modèle individuel. Elle peut viser un type comme la peinture allégorique le montre également. Qu’on pense au Printemps (1477-1478) de Botticelli (1445-1510). Elle peut comme dans la comédie s’adresser à un type, un titre comme L’avare (1668) le montre. C’est bien d’ailleurs le type que Molière avait en vue comme le montre cet extrait de sa défense du Tartuffe.

« Sire,
Le devoir de la comédie étant de corriger les hommes en les divertissant, j’ai cru que, dans l’emploi où je me trouve, je n’avais rien de mieux à faire que d’attaquer par des peintures ridicules les vices de mon siècle ; et, comme l’hypocrisie, sans doute, en est un des plus en usage, des plus incommodes et des plus dangereux, j’avais eu, Sire, la pensée que je ne rendrais pas un petit service à tous les honnêtes gens de votre royaume, si je faisais une comédie qui décriât les hypocrites, et mît en vue, comme il faut, toutes les grimaces étudiées de ces gens bien à outrance, toutes les friponneries couvertes de ces faux-monnayeurs en dévotion, qui veulent attraper les hommes avec un zèle contrefait et une charité sophistique. »
Molière(1622-1673), « Premier placet au roi sur la comédie du Tartuffe » (1669).

Mais pourquoi imiter ? Pourquoi ne pas se contenter des choses elles-mêmes ? L’imitation de la nature n’est-elle pas analogue selon la critique de Hegel dans son Esthétique à l’attitude d’un vers qui veut contrefaire l’éléphant ? L’imitation n’est-elle pas inférieure à la technique qui elle au moins crée quelque chose ?
Cette critique célèbre est, en un sens, nulle et non avenue. Pourquoi ? C’est que la justification de l’imitation notamment par Aristote montre que la critique de Hegel est superficielle.
D’abord, l’imitation n’interdit pas de connaître le modèle. Mais elle introduit une distance par rapport au modèle. Dans le chapitre 4 de sa Poétique, Aristote fait remarquer qu’on prend du plaisir à contempler dans la peinture des images de réalités qu’on n’aimerait pas voir en vrai. En quoi serait-il intéressant de montrer aux enfants un loup dévorant une petite fille peu sage plutôt que de leur faire lire le conte de Perrault ?
Ensuite, imiter c’est représenter et même le technicien se représente ce qu’il va faire. Dire qu’il crée, c’est oublier le modèle qu’il réalise et qu’il trouve dans la nature ne serait-ce que sous la forme de la fonction comme couper, percer, etc. Aristote admettait d’ailleurs que l’art puisse parfaire la nature lorsqu’il ne l’imite pas, voire réaliser ce qu’elle ne peut réaliser (Physique, II, 8, 199a). Mais cette possibilité n’implique aucune supériorité de l’esprit sur la nature puisqu’il n’est pas possible de créer contre elle.
Enfin, l’art à proprement parler produit des effets. Il corrige par la représentation des défauts, il purge des passions que sont la terreur et la pitié, bref, la réalisation d’affects, la représentation de ce qui dans la réalité n’apparaît pas aussi dépouillée est le but ultime de l’art.
Toutefois, on peut remettre en cause cette fonction de connaissance que lui assignait Aristote.
On peut, en effet, reprocher à l’art et penser donc sa nature comme celle d’un producteur de simulacres, c’est-à-dire d’artifices trompeurs comme Platon l’a soutenu dans le livre X de La République (598b) ou dans Le Sophiste (234b-c). Le modèle imité par l’art en général selon Platon est soit une réalité intelligible, par exemple l’Idée ou la Forme du lit, soit une réalité sensible, le lit fabriqué par l’artisan. Ce dernier imite ou représente l’Idée ou la Forme du lit. Le peintre ou l’artiste imite le lit de l’artisan. Il imite une imitation : voilà le simulacre. L’artiste ne peut pas se justifier en disant qu’il permet de connaître les choses représentées.
Comme le montre la peinture, l’artiste ne peut représenter qu’une apparence. Ainsi trompe-t-il ceux qui ne s’y connaissent pas. Il en va de même du poète qui, par le récit simple ou le récit imitatif, c’est-à-dire où il se met à la place du personnage, imite tous les types humains alors qu’il ne peut les connaître comme Platon l’indique dans le livre III de la République. Il produit ainsi des simulacres. L’art est donc bien illusoire et trompeur.
C’est pourquoi Platon dans Le Banquet (210e-211b) et le Phèdre (248d) considérait que le Beau véritable n’a rien à voir avec l’art. Il réservait au philosophe la possibilité de l’appréhender comme une Idée ou une Forme pure non par une définition mais par une pure intuition intellectuelle. C’est l’Idée ou la Forme du beau que nous apercevons plus ou moins dans les réalités sensibles. C’est l’Idée ou la Forme du Beau qui nous guide dans chacun de nos jugements esthétiques dans la proportion de la connaissance que nous en avons (cf. Platon, Phèdre, 249d, 250b-e) car sinon, il n’y aurait pas de jugement “esthétique” si l’on peut user de cet anachronisme. La diversité de nos jugements esthétiques s’explique par la pureté de la vision et par l’impureté des objets où la beauté se manifeste.
Il resterait à penser la possibilité pour l’artiste d’imiter non pas les choses sensibles et donc leur apparence, mais les réalités intelligibles. C’est la thèse de Plotin dans son Sur le beau intelligible (Traité 31, Ennéades, V, 8). Elle trouve sa source dans la distinction que Platon propose entre l’imitation première et le simulacre. Plotin prend l’exemple du sculpteur athénien du v° siècle av. J.-C. Phidias (~490-~430) et sa statue chryséléphantine de Zeus à Olympie. Selon Plotin le sculpteur imitait directement le Dieu lui-même. Force est de reconnaître qu’une telle conception promeut l’artiste. Elle eut son heure de gloire à la Renaissance. Par exemple La Vénus et l’organiste du Titien (~1488-1576) montre un musicien se détournant de son instrument pour regarder Vénus, la déesse de la Beau, étendue sur un lit face au spectateur, recouverte d’un simple voile transparent, savamment coiffée et parée de ses bijoux ; un cupidon derrière elle lui touche le sein gauche de sa main gauche et un bichon est là, au pied du lit. On a pu y lire dans le sillage de l’historien d’art Panofsky (1892-1968), un tableau de facture néoplatonicienne montrant la peinture supérieure à la musique pour représenter la Beauté.
Mais non seulement une telle conception est strictement invérifiable mais nous doutons que quiconque ait vu le « vrai » Zeus. L’intelligible apparaît alors uniquement comme croyance culturellement donnée.
Bref, pour accepter l’idée de Beauté intelligible, il faut l’avoir vue par une mystérieuse faculté humaine, l’intuition intellectuelle. Si donc l’on prétend l’avoir intuitionnée, on fait preuve de foi. Il en va de même de la conception chrétienne d’Augustin pour qui Dieu est la Beauté selon le chapitre 27 du livre X des Confessions.
Dès lors, que l’art soit une imitation peut alors être remis en cause. Non seulement parce que l’application à certains arts comme l’architecture, voire la musique, n’est pas évident, mais surtout parce que l’artiste vise peut-être autre chose même à travers ce qui paraît imitation.
Peut-on alors définir le beau de telle sorte que chacun puisse en faire l’expérience et puisse communiquer cette expérience ? Qu’en est-il alors de l’œuvre d’art ? Qu’est-ce qui la distingue des autres choses, naturelles, techniques, quelconques ?

§ 4. Le goût.
1. Les acceptions du goût.
On pourrait alors définir le beau comme goût, c’est-à-dire comme plaisir esthétique. Il ne serait pas alors une réalité extérieure au sujet mais une caractéristique de la sensibilité du sujet.
Précisons d’abord que le terme de goût a plusieurs acceptions, au moins quatre, qu’il ne faut pas confondre sans examen.
Premièrement, le goût est un des cinq sens avec l’ouïe, la vue, l’odorat et le toucher. Il est clair que dans cette acception le goût n’est en aucun cas concerné par l’appréciation de la peinture, de la musique ou a fortiori de la poésie ou littérature. Déjà Platon dans l’Hippias majeur (297e) faisait remarquer que seules la vue et l’ouïe étaient concernées par le beau. Elles sont les seuls sens qui sont véritablement en action pour apprécier les œuvres d’art. Qu’elles soient des sens de la distance au moins apparente n’est peut-être pas indigne de remarque.
Deuxièmement, le goût est la qualité du sens du goût comme la couleur est une qualité du sens de la vue et le son la qualité du sens de l’ouïe. On parle d’un goût amer, sucré, etc. Les œuvres d’art ne présentent aucune de ses qualités. Une musique sirupeuse ne l’est que par métaphore.
Comme qualité du sens du goût, le goût n’est nullement relatif. L’œnologie prouve qu’il est possible de cultiver son goût pour ne rien dire de la cuisine. Et surtout, le goût est normal ou anormal. On peut avec Aristote dans sa Métaphysique (livre K, 1) dire qu’il y a du vrai et du faux en matière de goût.
Ces deux premières acceptions peuvent être nommées propres par opposition aux deux autres qui sont figurées.
Troisièmement, on utilise l’expression « avoir du goût pour ». Si je dis que j’ai du goût pour le rugby, cela signifie que j’aime jouer au rugby. Bref, cette expression désigne un désir de l’individu qui est un penchant, soit un désir où l’individu trouve plus son plaisir que dans une autre activité ou encore un désir habituel. En cette acception, le goût n’a rien d’esthétique. Que l’on pense à ceux qui ont le goût de l’effort ou le goût de la paresse. Mais on peut aussi parler d’un goût pour une couleur ou du goût pour la musique.
Quatrièmement, on utilise aussi l’expression « avoir du goût » pour désigner quelqu’un ou son attitude. On le dit de celui dont le logement est arrangé de belle façon, dont les vêtements sont élégants, dont les manières sont distinguées. On le dit aussi de qui porte en matière d’œuvres d’art un jugement sûr et assuré, bref, un connaisseur. Cette acception laisse entendre qu’il y a un goût esthétique.
On peut se demander si avoir du goût pour et avoir du goût sont la même chose. Pour le dire en d’autres termes, le beau et l’agréables sont-ils identiques ?

2. Le beau et l’agréable.
Lorsqu’on désire un objet, il importe que cet objet existe et le plaisir que l’on prend implique qu’on use ou qu’on consomme l’objet. C’est ainsi que je peux trouver agréable le goût des pommes. Si maintenant je prends l’habitude de consommer des pommes, on pourra dire que j’ai du goût pour les pommes. Par contre, lorsqu’on considère quelque chose comme beau, il ne peut être question de consommation. Que je contemple des fleurs, le coucher de Soleil ou un point de vue que j’admire, une nature morte de Cézanne (1839-1906), Pommes, pêches, poires, raisins (1879-1880), le plaisir pris ne résulte pas du désir. C’est la raison pour laquelle je puis donc selon le § 5 de la Critique de la faculté de juger de Kant le considérer comme un plaisir désintéressé. Or, les œuvres d’art, même si elles paraissent représenter quelque chose, n’impliquent justement pas l’existence de la chose. On peut donc dire qu’elles sont tout à fait susceptibles de donner lieu à un plaisir désintéressé ou qu’elles le manifestent plus que des objets techniques.
Aussi le plaisir qu’est le goût esthétique n’est pas lié à l’individualité de chacun. C’est par contre le cas de l’agréable. C’est la raison pour laquelle en matière d’agréable, la maxime « À chacun son goût » est valable.
Et encore faut-il tenir compte des déterminations culturelles du goût. J’aurais du goût pour ce qui plaît aux autres s’il est vrai que le désir est mimétique comme René Girard (né en 1923) le soutient notamment dans Celui par qui le scandale arrive (2001). Les normes culturelles imposent aux individus leurs goûts malgré qu’ils en aient. Nous nous croyons souvent d’autant plus nous-mêmes dans nos goûts alors qu’y règne un conformisme affligeant. Quelle différence entre des abeilles dans une ruche et le déclenchement compulsionnel de consommation au moment des soldes dans les grandes capitales ou les villes du monde entier ? La mode, qui transforme tous les objets d’usage en objets de consommation pour reprendre la distinction que fait Hannah Arendt dans The human condition (1958), façonne les individus. Le seul sens que la maxime « À chacun son goût » garde c’est d’être la négation d’un goût universel puisque le propre de toute culture conformiste est de s’opposer à d’autres conformismes contemporains ou passés.
En ce qui concerne le goût esthétique, c’est-à-dire le sens de la beauté, comme il ne se réfère pas au désir, je suis amené à penser que les autres, quelles que soient leurs cultures au sens anthropologique, doivent ressentir la même chose que moi. Or, comme d’un autre côté, ce n’est pas l’appréhension d’une vérité ou celle d’un bien moral ou de l’utilité qui fait ma satisfaction, on peut toujours avec Kant, selon le § 6 de la Critique de la faculté de juger, penser qu’« est beau ce qui plaît universellement sans concept ». Ce qui signifie que dans l’appréciation esthétique, je fais l’expérience de ce que les autres doivent ressentir face au même objet. C’est pourquoi, je leur reproche leur manque de goût s’ils ne jugent pas comme moi. Je fais donc l’expérience de ce que j’ai en commun avec les autres, abstraction faite de la seule raison. Qu’est-ce à dire ?
Tout objet est d’abord appréhendé par l’imagination et non par les seuls sens puisqu’il l’est dans le temps. Lorsque je regarde un coucher de soleil, je retiens ce que j’ai vu quelques secondes plus tôt et j’anticipe sur ce que je vais voir. Tout objet est ensuite pensé. Il est vrai que cette pensée se communique mais non l’appréhension sensible de l’objet qui reste en apparence privée. Dès lors, comment être sûr que l’autre perçoit la même chose que moi ?
Justement dans l’expérience de la beauté, ce n’est pas par un concept que l’objet est appréhendé. Aussi, la faculté des concepts au sens strict que Kant nomme l’entendement notamment au § 37 de son Anthropologie d’un point de vue pragmatique (1798) doit s’accorder avec l’imagination dans l’appréhension de la beauté de l’objet. Et c’est cet accord, ce « libre jeu » des facultés qui est communiqué dans le jugement « c’est beau ». L’expérience de la beauté peut être pensée comme ce qui nous garantit que les choses et le monde dans lequel nous sommes ne se réfèrent pas seulement à notre représentation privée mais qu’il s’agit d’un monde commun. C’est pour cela que réduire le beau à l’agréable, ce n’est pas du tout tolérer l’autre dans la singularité de son jugement, c’est lui refuser l’appartenance à la commune humanité. Bref, à travers la réflexion sur la beauté, Kant, dans la Critique de la faculté de juger, cherche à montrer qu’elle est le domaine de l’universalité de la culture humaine.
Que le beau ne se réduise pas à l’agréable n’implique pourtant pas que l’on puisse démontrer qu’un objet est beau. C’est qu’il faudrait pour cela un concept ou la perception d’un aspect de l’objet. Le beau est un sentiment du sujet qui est en tout homme. Un pur esprit ne percevrait pas le beau. Aussi chacun doit-il juger pour lui-même, ce qui suppose d’éprouver d’abord par lui-même l’objet dans sa singularité. L’expérience personnelle est ici irremplaçable.
La diversité des jugements esthétiques est en un sens irréductible, c’est-à-dire qu’il n’est pas possible de démontrer à l’autre qu’il commet une faute de goût même s’il est possible de juger qu’il l’a commise. C’est le rôle de la culture du goût, c’est-à-dire de l’expérience des grandes œuvres qui s’acquiert par leur fréquentation, que de permettre de tendre vers l’universalité.
Aussi l’appréhension du beau ouvre-t-elle véritablement à une communication, c’est-à-dire selon le sens étymologique du terme, à un partage où chacun reste libre. Dans la connaissance, chacun est contraint soit par la nécessité de la démonstration soit par la preuve empirique. En matière morale, ce qui est moral ne se discute pas même s’il est possible de discuter des conditions de la réalisation des devoirs ou de ses fondements ; ce qui est le domaine de la philosophie morale. À supposer que la discussion n’aboutisse pas, c’est faute de trouver les preuves décisives et non parce que prouver n’est pas possible. En ce qui concerne l’agréable chacun est enfermé en lui-même ou plutôt dans des déterminismes culturels qu’il n’aperçoit même pas. C’est pourquoi chacun se croit libre alors qu’au contraire il est totalement soumis. Le jugement est l’application d’un concept au cas ou consiste à « penser le particulier comme compris sous l’universel » selon Kant dans l’Introduction de la Critique de la faculté de juger (IV De la faculté de juger comme faculté législative a priori). Lorsque le concept est donné, le jugement peut être nommé un jugement déterminant. À l’inverse, lorsque le cas ou le particulier est donné et qu’il faut trouver le concept ou la règle, le jugement peut être nommé un jugement réfléchissant. Dans le cas du jugement esthétique le jugement est essentiellement réfléchissant puisque le concept est toujours recherché.
Seul le jugement esthétique est libre car aucune règle ne soumet le jugement et aucun déterminisme culturel ne peut le produire. C’est qu’en effet le déterminisme culturel conduit non pas à juger par soi-même mais à se soumettre à la norme de la société ou de son groupe, bref, à s’enfermer dans une culture. Un jugement qui exprime la norme du groupe n’est pas esthétique même s’il porte sur une grande œuvre consacrée par la tradition. En postulant l’universalité du jugement esthétique, j’ouvre une communication où personne ne peut être contraint par le jugement de l’autre.
Reste que ce postulat est difficile à entendre dans notre monde. Comment le penser pour qu’il soit sourd à ce point ?

3. La consommation des produits de l’industrie culturelle.
Le monde moderne, le nôtre peut être caractérisée de façon très générale comme le monde du relativisme et le monde du nihilisme. Monde du relativisme en ce sens qu’il va de soi qu’il n’y a pas dans nombre de domaines comme celui de la beauté de vérité universelle, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de vérité. Monde du nihilisme en ce sens que tout se vaut.
La transformation des objets techniques et des œuvres d’art en produits de consommation selon le diagnostic de Hannah Arendt dans The human conditionqui caractérise notre monde de l’éphémère, exige que n’importe quoi puisse plaire. L’absence de culture, bref, la barbarie non de peuples qui veulent s’emparer et détruisent au moins partiellement les réalisations d’une grande culture, mais celle d’un monde de l’homme pressé de jouir voire simplement d’éprouver des émotions de quelque nature qu’elles soient, est la condition pour que l’industrie culturelle ou l’“entertainment” comme on dit dans l’anglais commercial ou des affaires qui sert de langue universelle, puisse fournir des produits qui « plaisent » le plus rapidement possible.
Le consommateur doit donc être convaincu que quelque pauvre que soit le contenu du produit qu’il consomme, quelque stéréotypé qu’il soit – et en la matière, l’industrie du divertissement se livre à un pillage effréné des grandes œuvres – il est justifié dans la valeur absolue de son goût qui vaut tous les autres.
La relativité de son goût lui permet de passer à l’objet suivant, acheter un nouveau roman de gare plutôt que de relire une grande œuvre sans rien dire d’apprendre par cœur la grande poésie ; écouter la dernière musique à la mode ou s’émouvoir de quelque revival qui permet parfois de consommer de la rébellion – on peut prendre l’exemple préhistorique du lancement marketing du mouvement punk à la fin des années 1970 – plutôt que d’écouter encore une grande œuvre pour y accéder, voire d’apprendre à jouer d’un instrument ; d’aller voir le dernier film qui ressemble à l’avant-dernier et au suivant et d’être incapable de saisir le sens de la moindre image cinématographique. « À chacun son goût » devient dans notre monde la formule de l’exigence infinie de consommation.

Il nous faut toutefois nous demander ce qui fait la spécificité de l’œuvre d’art s’il est vrai que le jugement de goût véritable s’adresse aussi bien aux choses naturelles qu’aux objets techniques ? Puisque l’art est fabrication, n’exige-t-il pas un concept pour qu’il soit possible ? L’artiste n’a-t-il pas des idées qu’il met en œuvre ? Dès lors, le beau artistique ne réside-t-il pas plutôt comme Hegel le soutenait dans son Esthétique(posthume 1835) en l’adéquation entre l’idée et sa présentation sensible ? N’est-ce pas alors la seule véritable beauté et ne faut-il pas refuser l’idée d’une beauté naturelle ou d’une beauté des objets de la technique ?
Pour résoudre ce problème, il faudrait se demander quelles idées l’artiste met en œuvre ?

§ 5. Psychologie de l’artiste.
S’il s’agit des idées personnelles de l’artiste comme nous le pensons actuellement, en quoi peuvent-elles nous intéresser ? Apparemment sa psychologie n’intéresse que lui. Ou alors il exprime ce qui appartient à la psychologie de tout homme.
Prenons l’exemple de l’interprétation que fit Freud d’un tableau de Léonard (1452-1519), La Vierge, l’enfant Jésus et Sainte Anne (vers 1510) dans Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci (1910, 1919). Il y vit l’expression du désir de l’artiste. D’une part, l’expression d’un sentiment pour la mère. Léonard, fils bâtard d’un notaire, a eu deux mères, sa mère biologique et l’épouse de son père qui s’en est occupé dans un second temps. Or, il représente une Saint Anne, soit la mère de la Vierge, comme étant à peu près du même âge que sa fille. La douceur des visages qui exprime la tendresse maternelle est un sentiment universel qu’on trouve chez tous les hommes. La célébrité énigmatique de La Joconde (1503-1506) peut s’interpréter de la même manière. C’est donc le désir de tout homme pour sa mère qu’il retrouve dans les tableaux de Léonard.
C’est ce que montre d’autre part le second aspect de l’interprétation du tableau par Freud. Dans ses notes, Léonard fait part d’un rêve qu’il aurait eu enfant. Un vautour vient lui toucher la bouche de sa queue. Comme ce dernier terme est une métaphore sexuelle identique en italien et en allemand (et en français), Freud interprète le tableau comme l’expression d’un désir homosexuel refoulé. Si on regarde avec attention le manteau bleu de la Vierge, on peut à l’instar du pasteur Oskar Pfister (1873-1946), correspondant et quelque peu disciple de Freud, y voir un vautour qui serait une « image-devinette inconsciente ». Il le fit quelques années après la première édition et Freud introduisit son schéma dans son édition de 1919.
Si Freud insiste pour que l’oiseau soit un vautour, c’est qu’il s’agit d’une divinité égyptienne qui représente la mère seule. L’oiseau correspond donc à la situation de l’enfance de Léonard. Quant à l’expression du désir homosexuel de fellation, il est à mettre en rapport avec la succion du sein maternel.
Dès lors, le plaisir pris à la réalisation et à la contemplation de l’œuvre d’art est de même nature que le plaisir prix au rêve, c’est-à-dire qu’il est un plaisir imaginaire ou un substitut d’un désir irréalisable. L’appréciation esthétique ne serait désintéressée qu’en apparence. Les désirs inconscients des hommes seraient des sublimations dans les œuvres d’art, c’est-à-dire la réalisation acceptable de désirs autrement condamnés par la morale sociale.
Comme le terme italien désigne un milan et non un vautour, cette “erreur” de traduction a jeté une certaine suspicion sur l’interprétation de Freud. Mais quant au fond, on peut reprocher à une telle interprétation de présupposer que les thèmes explicites ne sont que des masques de désirs inconscients. Car le tableau présente la tendresse de la Vierge pour son fils. Lui, dont Jean-Baptiste selon les Écritures disait « Voici l’Agneau de Dieu, qui ôte le péché du monde. » (Évangile de Jean, 1, 29), tord un agneau dans une préfiguration de son futur sacrifice. Quant à Sainte Anne, elle est l’objet d’une adoration depuis au moins un siècle. Bref, l’interprétation religieuse et donc l’interprétation culturelle du tableau n’est pas moins fondamentale que l’interprétation psychologique qui repose par ailleurs sur le bien maigres indices.

§ 6. L’œuvre d’art et l’absolu.
On peut alors avec Hegel penser que les idées représentées par les artistes sont moins leurs idées que les idées fondamentales de l’humanité, notamment les idées religieuses, c’est-à-dire celles qui touchent à la représentation de la réalité absolue et sacrée dans toutes cultures.
L’œuvre d’art apparaît alors moins comme une partie de la culture que comme sa manifestation sensible. Autrement dit, dans chaque œuvre d’art véritable, une culture s’exprime tout entière. La diversité des œuvres d’art, des styles, voire du primat de chacun des arts selon les époques et les lieux, se laisserait lire comme une histoire de la culture qui tend à l’universel. Autrement dit, chaque culture conserve selon Hegel ce qui est valable dans les autres parce que, œuvres de l’esprit, elles en sont toutes la manifestation.
L’œuvre d’art serait essentiellement un symbole, c’est-à-dire un signe adéquat à son contenu de la même manière qu’on peut dire que le lion est le symbole de la royauté ou le renard le symbole de la ruse. Une telle interprétation symbolique des œuvres est toujours possible et en la replaçant dans sa culture, on évite de projeter dans l’œuvre des points de vue dont rien ne permet de savoir s’ils y sont ou non.
L’art serait donc une présentation de l’absolu au même titre que la religion et que la philosophie et l’histoire de l’art serait la présentation progressive des conceptions de l’humanité prenant de plus en plus conscience d’elle-même selon la thèse de la philosophie de l’histoire de Hegel. L’histoire de l’art passe par une compréhension de plus en claire de la valeur de l’art et de ses limites. Hegel établit ainsi une double classification.
La première classification ordonne les arts en fonction de la relation entre l’Idée et sa représentation sensible.
Le premier moment est selon Hegel ce qu’il nomme l’art symbolique, c’est-à-dire un art où l’Idée ne trouve pas vraiment dans la matière sa présentation adéquate comme le montrent notamment les pyramides. « L’Égypte est la terre du symbole » écrit Hegel.

« La pyramide, image de l’art symbolique, est une espèce d’enveloppe, taillée en forme de cristal, qui cache un objet mystique, un être invisible. De là aussi le côté extérieur superstitieux du culte, excès difficile à éviter, l’adoration du principe divin dans les animaux, culte grossier qui n’est même plus symbolique. »
Hegel, Esthétique(posthume 1835), traduction Bénard, 1875.

Le second moment est ce que Hegel nomme l’art classique. C’est l’art proprement dit où l’Idée trouve sa représentation adéquate. Il correspond à l’art grec et non à ce qu’on nomme en France classicisme. Il repose sur le privilège accordé à la civilisation grecque dans le devenir humain de la culture.

« La beauté classique, avec les idées et les formes d’une richesse infinie qui composent son domaine, a été donnée en partage au peuple grec, et nous devons rendre hommage à ce peuple pour avoir élevé l’art à sa plus haute vitalité. Les Grecs, à ne considérer leur histoire que par le côté extérieur, vivaient dans cet heureux milieu où la liberté personnelle se rencontre avec l’empire des mœurs publiques. Ils n’étaient pas enchaînés dans l’unité immobile de l’Orient, qui a pour conséquence le despotisme religieux et politique, où la personnalité de l’individu s’absorbe et s’anéantit dans la substance universelle et n’a dès lors aucun droit ni caractère moral. Ils n’allèrent pas non plus jusqu’à ce moment où l’homme se concentre en lui-même, se sépare de la société et du monde qui l’environne, pour vivre retiré en soi, et ne parvient à rattacher sa conduite à des intérêts véritables qu’en se tournant vers un monde purement spirituel. Dans la vie morale du peuple grec, l’individu était, il est vrai, indépendant et libre, sans cependant pouvoir s’isoler des intérêts généraux de l’État, ni séparer sa liberté de celle de la cité dont il faisait partie. Le sentiment de l’ordre général comme base de la moralité, et celui de la liberté personnelle, restent, dans la vie grecque, dans une inaltérable harmonie. »
Hegel, Esthétique(posthume 1835), traduction Bénard, 1875.

Quant au troisième moment de l’art, il implique une relation inverse entre l’Idée et sa représentation sensible, à savoir que c’est l’Idée elle-même qui ne trouve pas dans le matériau utilisé par l’art son adéquation. Hegel nomme romantique ce moment qui correspond non pas au romantisme de son ami de lycée, le poète Hölderlin (1770-1843) ou au grand Goethe (1749-1832), mais à la totalité de l’art chrétien occidental.

« Si l’on établit un parallèle entre l’idéal religieux dans l’art classique et dans l’art romantique, on voit combien celui-ci diffère essentiellement de l’idéal antique.
La beauté grecque montre l’âme entièrement unies à la forme corporelle. Dans l’art romantique, la beauté ne réside plus dans l’idéalisation de la forme sensible, mais dans l’âme elle-même. Sans doute on doit encore exiger un certain accord entre la réalité et l’idée ; mais la forme déterminée est indifférente, elle n’est pas purifiée de tous les accidents de l’existence réelle. Les dieux immortels, en s’offrant à nos yeux sous la forme humaine, ne partagent pas les besoins et les misères de la condition mortelle. Au contraire, le Dieu de l’art chrétien n’est pas un Dieu solitaire, étranger aux conditions de la vie mortelle ; il se fait homme et partage les misères et les souffrances de l’humanité. L’homme, alors, s’approche de Dieu avec confiance et amour. L’idéal, ici, a donc pour forme et manifestation essentielles le sentiment, l’amour. »
Hegel, Esthétique(posthume 1835), traduction Bénard, 1875.

Un second principe d’évolution est celui des arts eux-mêmes. Hegel refuse les classifications qui s’en tiennent aux facultés mises en œuvre, à savoir les deux sens artistiques, la vue et l’ouïe, et l’imagination sensible pour adopter d’idée d’arts de plus en plus spirituels. La classification qui en découle est la suivante : 1) l’architecture ; 2) la sculpture 3) la peinture ; 4) la musique et enfin 5) la poésie.
La thèse de Hegel implique que la beauté artistique est supérieure à la beauté naturelle car si cette dernière est aussi la saisie de l’Idée dans une manifestation extérieure, la beauté artistique montre la mise en œuvre de l’Idée par l’être libre qu’est l’homme. Le beau n’est pas comme Kant l’admettait un plaisir désintéressé mais il est la représentation dans une image sensible du vrai.
Cette vérité est relative à un moment particulier de la culture. En effet, l’art se distingue de la religion et de la philosophie par la représentation sensible de l’Idée absolue là où la religion la montre dans le sentiment et la philosophie dans le concept. Par Idée absolue, Hegel entend la réalité d’essence spirituelle qui se développe par elle-même, autrement dit Dieu.
Or, en tant que présentation d’une idée préalable, fut-elle l’idée absolue, l’œuvre d’art apparaît comme insuffisante puisque l’Idée seule est finalement plus intéressante. C’est d’ailleurs une conséquence que Hegel acceptait, considérant que l’art était fini, c’est-à-dire qu’il n’intéressait plus les hommes modernes en tant qu’art. Seule la philosophie de l’art restait en mesure selon lui de nous permettre de prendre l’art au sérieux.
On ne peut dire que l’histoire lui ait vraiment donné raison. Tout l’art moderne montre que la création était loin d’être achevée dans le premier tiers du XIX° siècle. Mais l’histoire ne lui a pas non plus donné tort, s’il est vrai que tout l’art moderne semble tendre soit à détruire toute idée de l’art, voire la séparation de l’art et de la vie comme Marcel Duchamp par exemple tendrait à le montrer, soit à procéder à une sorte de retour à l’art symbolique puisque les œuvres non figuratives sont tout aussi muettes que les pyramides et exigent un discours pour être comprises.
Pourtant, la diversité des interprétations relatives à l’œuvre d’art et l’appréciation de leur beauté qui en est relativement indépendante n’est pas conforme à cette conception de sorte qu’il faut plutôt donner raison à Kant. Lorsqu’on reconnaît immédiatement ce que l’artiste a voulu dire, on est plutôt en présence d’œuvre de propagande (ou de message publicitaire). C’est ainsi que le contenu religieux de nombre d’œuvres d’art n’est pas seulement ce qui importe dans une œuvre d’art. Les textes religieux, la prière, le culte ont toujours été plus édifiants quelles que soient l’époque. Nul doute que les Anciens lorsqu’ils priaient leurs dieux avaient une tout autre attitude que lorsqu’ils écoutaient les tragédies de Sophocle (495-406 av. J.-C.) dont la religiosité est indiscutable. Curieusement, quoiqu’il critique vertement la thèse selon laquelle l’œuvre d’art est imitation, Hegel la réintroduit puisqu’il fait d’une Idée qui précède l’œuvre, ce qu’elle représente, reprenant ainsi la conception néoplatonicienne.
Ne peut-on pas penser que les idées à la source de l’œuvre d’art lui sont propres ? Quelles peuvent-elles être ?

§ 7. L’idée esthétique.
On peut plutôt penser avec Kant que l’artiste est celui qui met en œuvre ce qu’il imagine. Par imagination, il faut entendre une représentation singulière, ce qui la distingue du concept qui est une représentation générale. L’image du triangle se distingue ainsi du concept du triangle en ce que celui-ci est valable pour tous les triangles. Par contre, je ne peux faire autrement que d’imaginer un triangle, voire de le tracer, pour savoir à quoi ressemble dans l’empiricité le triangle qui ne peut se représenter qu’avec des mots comme Rousseau le montrait dans la première partie de son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755).
Or, ou bien l’image est la reproduction de quelque chose qui existe déjà. On peut parler alors d’imagination reproductive. C’est notamment ce qui se passe dans la mémoire. Ou bien elle est originale et on peut parler d’imagination productive ou créatrice.
Il est vrai que toute image utilise des matériaux préalables. L’invention d’une nouvelle image n’est donc pas l’invention de matériaux nouveaux mais l’invention d’une forme nouvelle dans la composition des matériaux telle que ceux-ci ne l’expliquent pas. Or, toute perception repose sur une forme. Cette forme ne provient pas des matériaux mais les organise. C’est donc l’imagination créatrice qui rend possible la perception. Mais comme nous la mettons en œuvre sans nous en rendre compte car la perception est souvent prise dans les exigences de l’action, cette forme ne nous apparaît pas en tant que telle.
Or, même la peinture figurative montre cette invention de forme. Revenons sur l’exemple du tableau de Léonard. Les couleurs, les personnages n’ont rien d’original. Mais la façon dont Léonard dispose les personnages est la production d’une forme nouvelle. Léonard a entremêlé les deux femmes qui semblent se confondre. La nouveauté de la forme se manifeste dans certaines imitations comme on peut le voir dans un tableau d’un disciple de Léonard, Bernardino Luini (~1485-1532) intitulée La sainte famille, qui reprit avec un ajout une des versions inachevées de la Sainte Anne de Léonard dont le carton est conservé à Londres. La composition musicale n’est rien d’autre qu’inventions de formes et la grande architecture aussi. Quant à la poésie, elle allie le sens et les sons et c’est cela l’image poétique.
En tant qu’image originale, l’œuvre d’art donne à penser. On peut avec Kant dans la Critique de la faculté de juger parler d’Idée esthétique pour désigner l’image créée et créatrice de l’artiste.

« Une Idée esthétique ne peut devenir une connaissance parce qu’elle est une intuition (de l’imagination) pour laquelle on ne peut jamais trouver un concept adéquat. »
Kant, Critique de la faculté de juger(1790), § 57 Remarque I.

C’est la raison pour laquelle il est possible de l’interpréter même si une interprétation ne suffit pas à en rendre compte. Mais, et c’est là ce qui fait la grande œuvre, la diversité des interprétations est irréductible tout en étant appelée par l’œuvre elle-même. Non pas que n’importe quelle interprétation est possible. Il faut que l’œuvre donne de quoi la confirmer. Mais aucune interprétation n’épuise le sens de l’œuvre. C’est le cas notamment des interprétations des œuvres qui doivent être jouées comme en musique ou au théâtre. C’est le cas des reprises des œuvres. Quoique la plupart de ses fables se trouvent chez Ésope (VII°-VI° siècle av. J.-C.) ou le fabuliste latin Phèdre (~15 av. J.-C.-50 ap. J.-C.), l’originalité de La Fontaine (1621-1695) est dans l’interprétation nouvelle d’un thème qu’il crée ainsi. En ce qui concerne la musique instrumentale, la compréhension de son sens réside dans les représentations qu’elle fait naître comme Nietzsche le faisait remarquer dans le chapitre 6 de sa Naissance de la tragédie (1872) à propos de la VI° symphonie dite pastorale de Beethoven (1770-1827). Les titres que l’auteur donne, à commencer par pastorale ou encore « scène au bord d’un ruisseau » ou « joyeuse réunion de paysans » sont des interprétations qui ne sont pas exclusives d’autres interprétations. Ce sont des images empiriques que produit la musique, y compris en son auteur.
Dès lors, comment concevoir la production de l’œuvre d’art si elle a pour source l’imagination de l’artiste ? S’agit-il d’un don naturel qui ferait de l’art le lieu de révélation de la vérité ou bien s’agit-il du fruit du travail ?

§ 8. Le génie.
Faut-il alors avec Kant penser l’artiste comme un génie, c’est-à-dire comme un être qui possède un talent qui lui est donné par la nature pour produire des œuvres ? Une telle thèse permet de comprendre pourquoi certains artistes sont capables de produire des chefs d’œuvre alors que d’autres en semblent absolument incapables. En outre, elle permet de distinguer ce qu’il y a de technique dans l’œuvre d’art et qui peut être appris (écrire, dessiner, jouer et composer de la musique, danser, etc.) de ce qui est proprement artistique, à savoir l’originalité et qui ne peut donc s’apprendre. Comme Kant dans la Critique de la faculté de juger (§ 46, § 47 et § 49) et dans Anthropologie d’un point de vue pragmatique (§ 6, § 30) l’indiquait pour la technique et les sciences il n’y a nulle originalité mais une imitation. Bien sûr, le génie sans travail et sans technique donne autant de fruits qu’une bonne terre en friche pour abuser de la vieille métaphore relative à la culture. Autrement dit, c’est la culture qui porte la nature à sa perfection.
Si donc l’art est rendu possible par le génie, il est clair qu’il a sa source dans la nature. Dès lors, il dépasse voire fonde la culture. Plus précisément, la culture trouve dans la nature son fondement et l’opposition entre nature et culture apparaît finalement assez vide.
En outre, la diversité des œuvres d’art ne condamne pas au relativisme culturel mais montre la fécondité de la nature qui va au-delà de la simple objectivité que procurent les sciences et dévoile un autre rapport possible avec la nature. De telles considérations, quelque peu étrangères à Kant, trouveront leur développement dans le romantisme allemand et même français. C’est ainsi que Victor Hugo (1802-1885), dans le dernier poème À celle qui est resté en France du recueil des Contemplations(1856) reprend l’idée antique du poète comme révélateur de vérité lorsqu’il chante :

« Depuis quatre ans, j’habite un tourbillon d’écume ;
Ce livre en a jailli. Dieu dictait, j’écrivais ;
Car je suis paille au vent : Va ! dit l’esprit. Je vais. »
Victor Hugo, Contemplations (1856), « À celle qui est resté en France »

Toutefois, la thèse kantienne du génie implique une contradiction. C’est que si une œuvre peut être imitée, cela présuppose comme Kant l’admet lui-même qu’il est possible d’en extraire des règles. Or, il faudrait admettre que le génie ne sait pas comment il produit mais que ses disciples sans talent, eux, en sont capables.
En outre, sa conception du génie implique une représentation anthropomorphique ou mystique de la nature qui est conçue comme une mystérieuse entité capable de réunir en une personne une non moins mystérieuse alchimie de ses facultés pour qu’elle crée sans le savoir une expression de la nature qui donne à penser pour les siècles des siècles.
N’est-il pas préférable de penser que l’artiste n’est pas dans l’ignorance de ce qu’il fait ? Non pas qu’il soit capable absolument d’en donner des concepts, sans quoi il s’agirait d’un objet technique, voire d’un produit industriel. Mais sa réflexion se situe au niveau même de l’imagination. Autrement dit, il réfléchit en images. Les règles de l’art ne sont pas les règles purement formelles que le classicisme a prétendu imposer comme la règle classique des trois unités formulée par Boileau dans son Art poétique.

« Mais nous, que la raison à ses règles engage
Nous voulons qu’avec art l’action se ménage ;
Qu’en un lieu, qu’un un jour, un seul fait accompli
Tienne jusqu’à la fin le théâtre rempli. »
Boileau(1636-1711), L’art poétique, chant III (1674)

Elles sont celles qui sont à même l’œuvre elle-même et qu’il faut tenter de décrypter à chaque fois. Elles constituent le style ou la manière de l’artiste. Cette extrême singularité de l’artiste et de son œuvre est paradoxalement ce qui l’ouvre à l’universel puisqu’elle exige de chacun qu’il sorte de la particularité des formes culturelles qu’il connaît pour découvrir autre chose.
Si donc on conteste la thèse de la naturalité du génie, on peut avec Nietzsche, dans la quatrième partie intitulée, « De l’âme des artistes et des écrivains » de son Humain, trop humain (1778), penser que le génie est plutôt celui qui travaille dans la même direction et dont le jugement est particulièrement affiné pour rejeter ce qu’il produit de médiocre. Les esquisses des œuvres – et Nietzsche prend dans le § 155 l’exemple des Carnets de Beethoven – montrent ce travail à l’œuvre. On évite alors d’introduire avec la notion de génie un mystère inutile.
C’est pourquoi on peut introduire dans le champ des œuvres d’art des « productions » qui échappent jusqu’à un certain point aux traditions. Les fameux ready-made de Marcel Duchamp qui sont des objets déjà fabriqués réduisent le moment technique à sa plus simple expression. Ainsi en va-t-il pour le Porte-bouteilles, premier ready-made, devenu Séchoir à bouteille sou Hérisson qui devient une œuvre d’art par le geste de l’artiste qui le sépare de son lieu usuel, qui lui donne un titre et qui amène un autre regard. La production artistique est mise à la portée de tous, c’est-à-dire que c’est finalement le génie qui est définitivement mis de côté ainsi que l’exigence de l’artisanat.

S’il n’y a pas de beauté seulement dans les œuvres d’art, celles-ci la présentent à leur manière, c’est-à-dire par l’invention de formes que notre imagination appréhende librement dans son rapport à notre entendement, manifestant ainsi un sentiment que nous pouvons partager avec tous les autres hommes. La beauté dans les œuvres manifeste donc en l’homme la possibilité de créer les formes diverses de son appréhension du réel. Elle montre que la culture est ce processus de création.
L’art fonde ainsi l’irréductible diversité des cultures en créant dans chaque culture les prémisses d’une culture nouvelle tout en permettant une communication entre tous les hommes non pas sur la base des contraintes de la raison théorique ou morale, ni sur les manipulations de la communication marchande, mais sur le partage d’une sensibilité capable d’un libre rapport au monde et aux choses, promesse d’un libre rapport aux autres.


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