samedi 5 janvier 2019

Corrigé : Peut-on prouver la liberté ?

DansLes Caves du Vatican (1914) André Gide (1869-1951) présente un personnage, Lafcadio, qui veut se prouver qu’il est capable d’un acte gratuit. Il jettte du train le vieillard qui est assis en face de lui, qu’il ne connaît pas, et seulement après avoir soumis son projet à la vue d’une lumière. Il veut ainsi prouver qu’il est libre. Or, peut-on prouver la liberté ?
Dans la mesure où la liberté se montre comme un sentiment subjectif, celui d’agir par nous-mêmes, elle apparaît impossible à prouver au sens où il faudrait qu’elle se montre objectivement à tous, dans des expériences constatables.
Toutefois, s’il n’y avait aucune manifestation de la liberté, on ne comprendrait pas que le sentiment de la liberté lui-même fût possible.
On peut donc se demander s’il est possible et comment de prouver la liberté. La liberté peut se prouver par l’absence d’obstacles qu’on peut observer ou par les manifestations incontestables de la liberté intérieure ou par les actes et les paroles des citoyens.


On considère souvent que la liberté consiste à faire ce qui nous plaît. On est donc libre si on le fait. Et comme seul le sujet sait ce qui lui plaît, il n’y a pas de preuve objective de la liberté, uniquement une preuve subjective si on peut dire. Or, une preuve subjective ne prouve rien. En outre, on peut ne pas faire ce qui nous plaît et être libre et inversement. S’il me plaît de me jeter du haut d’un immeuble, en quoi suis-je libre ? N’est-il pas absurde de parler de liberté pour le désir de tuer, voler, etc. Disons avec Hobbes qu’à ce compte, la liberté est impossible. Si je travaille, je ne fais pas ce qui me plaît. Pourtant, je le veux et je suis donc libre. La liberté n’est donc pas là, elle est bien plutôt dans l’absence d’empêchements ou d’obstacles. Est-ce qu’on peut alors la prouver ?
Pour bien montrer en quoi il y a une preuve de la liberté, on peut déjà constater qu’en ce sens, on peut l’attribuer à des objets comme Hobbes le fait dans Le Citoyen (1642). On peut dire de l’eau dans le vase qu’elle n’est pas libre mais qu’elle le devient une fois sortie. Il en va de même de l’homme. Le prisonnier n’est pas libre – même s’il lui plaît d’être enfermé – à la différence du citoyen dans la mesure où il y a des empêchements qu’on peut objectivement constater. Même l’esclave a objectivement un espace de liberté hors de ses chaînes. N’est-il pourtant pas absurde de parler de liberté dans ce cas ?
Pour bien comprendre ce point, il faut distinguer avec Hobbes dans Le Citoyen entre les empêchements extérieurs et ceux qu’il nomme arbitraires. Les seconds viennent du sujet lui-même. Il donne l’exemple de quelqu’un qui est sur un navire et qui n’est pas empêché extérieurement de sauter à l’eau mais qui ne le fait pas parce qu’il s’en empêche. On comprend qu’il préfère vivre. On peut illustrer ainsi ce que font les membres d’une société ou d’un État. Ce sont des empêchements arbitraires qui les conduisent à ne pas transgresser les lois ou décrets de la puissance souveraine. Mais ainsi ils sont libres puisque les lois et décrets institués rendent possible la vie en société, voire la vie tout court. On peut dire comme Spinoza dans le Traité politique (1677, chapitre II § 15) qu’un homme seul est impuissant, donc sans liberté aucune, ce qui justifie pratiquement la thèse scolastique selon laquelle l’homme est un animal social.

Cependant, l’objectivité de la liberté comme absence d’empêchements est douteuse puisque le sujet ne peut faire que ce qu’un cadre légal et de pouvoir définit pour lui. Et si on considère que c’est lui qui veut le cadre, alors, c’est bien plutôt dans la volonté qu’il faut mettre la liberté. Dès lors, n’est-il pas absurde de considérer qu’il puisse y avoir des preuves de la liberté puisqu’elle serait entièrement subjective et donc intérieure ? Une liberté intérieure ne peut-elle pas avoir des manifestations extérieures qui en sont les preuves constatables par tous ?


Kant a proposé dans la Critique de la raison pratique (1788) une expérience de pensée qui permet de montrer que la liberté peut nous être connue, donc qu’il est possible de la prouver. Si on conçoit un homme qui prétend qu’il ne peut résister à la tentation du plaisir, nul doute que le risque de la potence après la satisfaction de son penchant ne l’en dissuaderait. Dans ce cas, c’est la peur de mourir qui va à l’encontre de son penchant au plaisir et il n’y a nulle preuve de sa liberté entendue comme la capacité à agir sans être déterminé par des causes internes ou externes. Par contre, dans l’hypothèse où l’autorité politique lui ordonne sous peine de mort de faire un faux témoignage contre un homme moralement bon, sous un prétexte qui paraît sensé, il est clair qu’il pense qu’il peut refuser. Une telle possibilité de refus manifeste la liberté. C’est la loi morale qui selon Kant permet de connaître la liberté dans la mesure où elle nous révèle un pouvoir d’agir propre. Et cette expérience de pensée vaut preuve dans la mesure où des actes moraux apparaissent. Toujours est-il que l’action immorale doit aussi être libre sans quoi les reproches sont impossibles. Comment alors prouver la liberté ?
On peut comprendre la liberté comme libre arbitre, non pas comme indifférence au sens où le sujet n’a pas de raison pour choisir entre un mobile et le mobile contraire, mais comme capacité absolue de choisir pour ou contre un mobile, même s’il est moralement impossible de ne pas le choisir. Or, ce qui prouve le libre arbitre à ce compte, c’est justement qu’il est possible, comme Descartes le soutient dans sa Lettre au père Mesland (?) du 9 février 1645, de choisir le contraire d’une vérité évidente ou d’un bien clairement connu pour prouver justement notre libre arbitre. Il ne s’agit pas de l’acte gratuit du personnage de Gide, Lafcadio, puisqu’il y a bien un mobile, celui de montrer son libre-arbitre. Mais cette liberté n’est-elle pas contrainte par la vie sociale ? Celle-ci n’empêche-t-elle pas toute manifestation de la liberté ?
Nullement si l’on en croit l’analyse de Sartre dans « La république du silence », un article publié au lendemain de la libération (septembre 1944) et qui commence par une affirmation paradoxale : « Jamais nous n’avons été plus libres que sous l’occupation allemande. » Sartre rappelle l’oppression continue subie sous cette occupation. Or, c’est elle précisément qui révèle constamment la liberté. Chaque mot prononcé, chaque acte si insignifiant soit-il, pouvant conduire à la mort, le choix se manifeste constamment. Dès lors, la preuve de la liberté se manifestait encore plus pour les résistants qui peuvent se retrouver seuls devant l’ennemi alors qu’ils sont en responsabilité de leurs camarades si, prisonniers, ils parlent. « Cette responsabilité totale dans la solitude totale, n’est-ce pas le dévoilement même de notre liberté ? » écrit Sartre. Ainsi, l’oppression totale pour ne pas dire totalitaire, révèle des manifestations de la liberté qui en sont les preuves objectives.

Néanmoins, l’idée de libre arbitre repose sur celle de choix des mobiles et d’absence de causes. Or, cette absence peut paraître, comme Spinoza le soutient dans l’Éthique (1677, posthume), comme une simple ignorance. De même que parler d’une décision de la volonté n’explique en aucune façon l’acte. Dès lors, les manifestations apparentes de la liberté n’en sont nullement des preuves. Dès lors, ne faut-il pas plutôt découvrir des preuves de la liberté là où elle paraît se montrer, c’est-à-dire dans la vie politique ?


Pour que la liberté se manifeste comme appartenant à la volonté ou à la pensée, il a d’abord fallu qu’elle se manifeste extérieurement, dans le statut de l’homme libre par opposition à tous les humains qui ne le sont pas : enfants, esclaves, femmes dans l’antiquité. C’est la raison pour laquelle Hannah Arendt, dans son essai « Qu’est-ce que la liberté ? » repris dans La crise de la culture (1968) soutient que la liberté politique peut seule être une réalité tangible. C’est donc elle qui fait connaître la possibilité d’une liberté intérieure. Parce qu’elle implique que le citoyen peut faire ce qui est interdit aux autres, il peut penser que c’est lui qui décide. En situation de non liberté, il peut en venir à penser qu’il pense au moins par lui-même. Mais, il ne peut le prouver, alors que la liberté politique elle, se prouve par le fait. Qu’est-ce alors plus précisément que cette liberté politique ?
On peut y voir d’abord une rupture avec les nécessités de la vie. En effet, le citoyen doit s’en être libéré pour se consacrer à la vie politique. Pour cela, il lui faut un espace public qu’il ne trouve pas dans la famille ou la vie dans la société tribale qui, l’une et l’autre, sont occupées par la satisfaction des nécessités de la vie. Or, par définition, la liberté s’oppose à la nécessité dans la mesure où celle-ci s’impose à l’individu. La liberté politique exige donc un espace public qui peut être compris comme un lieu ou un domaine où les citoyens peuvent se retrouver pour parler et agir devant et avec tous les autres. Qu’est-ce donc qui fait alors la preuve de la liberté ?
En effet, cette liberté, le citoyen la voit confirmée dans la reconnaissance qu’il trouve chez les autres. En effet, en parlant avec les autres, en agissant avec eux, les concitoyens se reconnaissent les uns les autres comme libres puisqu’ils décident en commun de leurs affaires communes. C’est pourquoi c’est à juste titre qu’Hannah Arendt peut dire que la politique est le terrain de démonstration de la liberté, c’est-à-dire que la politique, entendue comme espace public de délibération, de décision et d’action, rend possible la manifestation de la liberté. Elle en est la preuve directe dans la mesure où la liberté est présente en chair et en os dans l’activité politique.


Bref, le problème était de savoir s’il est possible et comment de prouver la liberté. Si l’absence de contraintes ou d’empêchements semblent se constater, elle n’est pas suffisante pour comprendre la liberté qui s’entend bien plutôt comme la capacité à agir de soi-même ou comme libre arbitre. La liberté paraît alors se prouver par les manifestations qui montrent que le sujet ne tient pas à la vie ou à ce à quoi il adhère et qui révèlent son indépendance par rapport aux déterminations des désirs ou des situations politiques. Toutefois, la liberté entendue comme libre arbitre peut être une illusion due à la méconnaissance des causes qui nous font agir. C’est pourquoi c’est dans la liberté politique, celle des citoyens qui parlent et agissent en commun, qui est seule susceptible d’être véritablement prouvée.



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