Comme on ne saurait jouir des avantages et des commodités de la société sans une communication de pensées, il était nécessaire que l’homme inventât quelques signes extérieurs et sensibles par lesquels ces idées invisibles, dont ses pensées sont composées, puissent être manifestées aux autres. Rien n’était plus propre pour cet effet, soit à l’égard de la fécondité ou de la promptitude, que ces sons articulés qu’il se trouve capable de former avec tant de facilité et de variété. Nous voyons par-là comment les mots, qui étaient si bien adaptés à cette fin par la nature, viennent à être employés par les hommes pour être signes de leurs idées et non par aucune liaison naturelle qu’il y ait entre certains sons articulés et certaines idées (car, en ce cas-là, il n’y aurait qu’une langue parmi les hommes), mais par une institution arbitraire en vertu de laquelle un tel mot a été fait volontairement le signe de telle idée. Ainsi, l’usage des mots consiste à être des marques sensibles des idées et les idées qu’on désigne par les mots sont ce qu’ils signifient proprement et immédiatement.
Comme les hommes se servent de ces signes, ou pour enregistrer, si j’ose ainsi dire, leurs propres pensées afin de soulager leur mémoire, ou pour produire leurs idées et les exposer aux yeux des autres hommes, les mots ne signifient autre chose dans leur première partie et immédiate signification que les idées qui sont dans l’esprit de celui qui s’en sert, quelque imparfaitement ou négligemment que ces idées soient déduites des choses qu’on suppose qu’elles représentent. Lorsqu’un homme parle à un autre, c’est afin de pouvoir être entendu ; le but du langage est que ces sons ou marques puissent faire connaître les idées de celui qui parle à ceux qui l’écoutent.
Locke, Essai philosophique concernant l’entendement humain, III, 2, § 1, 2, traduction Coste.
Quels qu’aient été le moment et les circonstances de son apparition dans l’échelle de la vie animale, le langage n’a pu naître que tout d’un coup. Les choses n’ont pas pu se mettre à signifier progressivement. À la suite d’une transformation dont l’étude ne relève pas des sciences sociales, mais de la biologie et de la psychologie, un passage s’est effectué, d’un stade où rien n’avait un sens, à un autre où tout en possédait. Or, cette remarque, en apparence banale, est importante, parce que ce changement radical est sans contrepartie dans le domaine de la connaissance qui, elle, s’élabore lentement et progressivement. Autrement dit, au moment où l’Univers entier, d’un seul coup, est devenu significatif, il n’en a pas été pour autant mieux connu, même s’il est vrai que l’apparition du langage devait précipiter le rythme du développement de la connaissance. Il y a donc une opposition fondamentale, dans l’histoire de l’esprit humain, entre le symbolisme, qui offre un caractère de discontinuité, et la connaissance, marquée de continuité. Qu’en résulte-t-il ? C’est que les deux catégories du signifiant et du signifié se sont constituées simultanément et solidairement, comme deux blocs complémentaires ; mais que la connaissance, c’est-à-dire le processus intellectuel qui permet d’identifier les uns par rapport aux autres certains aspects du signifiant et certains aspects du signifié – on pourrait même dire de choisir, dans l’ensemble du signifiant et dans l’ensemble du signifié, les parties qui présentent entre elles les rapports les plus satisfaisants de convenance mutuelle – ne s’est mise en route que fort lentement. Tout s’est passé comme si l’humanité avait acquis d’un seul coup un immense domaine et son plan détaillé, avec la notion de leur relation réciproque, mais avait passé des millénaires à apprendre quels symboles déterminés du plan représentaient les différents aspects du domaine. L’Univers a signifié bien avant qu’on ne commence à savoir ce qu’il signifiait ; cela va sans doute de soi. Mais, de l’analyse précédente, il résulte aussi qu’il a signifié, dès le début, la totalité de ce que l’humanité peut s’attendre à en connaître. Ce qu’on appelle le progrès de l’esprit humain et, en tout cas, le progrès de la connaissance scientifique, n’a pu et ne pourra jamais consister qu’à rectifier des découpages, procéder à des regroupements, définir des appartenances et découvrir des ressources neuves, au sein d’une totalité fermée et complémentaire avec elle-même.
Claude Lévi-Strauss (1908-2009), Introduction, dans Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie (1950), P.U.F., « Quadrige », 2001, p. XLVII-XLVIII.
L’influence du langage sur la sensation est plus profonde qu’on ne le pense généralement. Non seulement le langage nous fait croire à l’invariabilité de nos sensations, mais il nous trompera parfois sur le caractère de la sensation éprouvée. Ainsi, quand je mange d’un mets réputés exquis, le nom qu’ils portent, gros de l’approbation qu’on lui donne, s’interpose entre ma sensation et ma conscience ; je pourrais croire que la saveur me plaît, alors qu’un léger effort d’attention me prouverait le contraire. Bref, le mot aux contours bien arrêtés, le mot brutal, qui emmagasine ce qu’il y a de stable, de commun et par conséquent d’impersonnel dans les impressions de l’humanité, écrase ou tout au moins recouvre les impressions délicates et fugitives de notre conscience individuelle. Pour lutter à armes égales, celles-ci devraient s’exprimer par des mots précis ; mais ces mots, à peines formés, se retourneraient contre la sensation qui leur donna naissance, et inventés pour témoigner que la sensation est instable, ils lui imposeraient leur propre stabilité.
Bergson, Essais sur les données immédiates de la conscience (1889).
Le langage re-produit la réalité. Cela est à entendre de la manière la plus littérale : la réalité est produite à nouveau par le truchement du langage. Celui qui parle fait renaître par son discours l’événement et son expérience de l’événement. Celui qui l’entend saisit d’abord le discours et, à travers ce discours, l’événement reproduit. Ainsi la situation inhérente à l’exercice du langage, qui est celle de l’échange et du dialogue, confère à l’acte de discours une fonction double : pour le locuteur, il représente la réalité ; pour l’auditeur, il recrée cette réalité. Cela fait du langage l’instrument même de la communication intersubjective.
Ici surgissent aussitôt de graves problèmes que nous laisserons aux philosophes, notamment celui de l’adéquation de l’esprit à la « réalité ». Le linguiste pour sa part estime qu’il ne pourrait exister de pensée sans langage, et que par suite la connaissance du monde se trouve déterminée par l’expression qu’elle reçoit. Le langage reproduit le monde, mais en le soumettant à son organisation propre. Il est logos, discours et raison ensemble, comme l’ont vu les Grecs. Il est cela du fait même qu’il est langage articulé, consistant en un arrangement organique de parties, en une classification formelle des objets et des procès. Le contenu à transmettre (ou, si l’on veut, la « pensée ») est ainsi décomposé selon un schéma linguistique. La « forme » de la pensée est configurée par la structure de la langue. Et la langue à son tour révèle dans le système de ses catégories sa fonction médiatrice. Chaque locuteur ne peut se poser comme sujet qu’en impliquant l’autre, le partenaire qui, doté de la même langue, a en partage le même répertoire de formes, la même syntaxe d’énonciation et la même manière d’organiser le contenu. À partir de la fonction linguistique, et en vertu de la polarité je : tu, individu et société ne sont plus termes contradictoires, mais termes complémentaires.
C’est en effet dans et par la langue qu’individu et société se déterminent mutuellement. L’homme a toujours senti – et les poètes ont souvent chanté – le pouvoir fondateur du langage, qui instaure une réalité imaginaire, anime les choses inertes, fait voir ce qui n’est pas encore, ramène ici ce qui a disparu. C’est pourquoi tant de mythologies, ayant à expliquer qu’à l’aube des temps quelque chose ait pu naître de rien, ont posé comme principe créateur du monde cette essence immatérielle et souveraine, la Parole. Il n’est pas en effet de pouvoir plus haut, et tous les pouvoirs de l’homme, sans exception, qu’on veuille bien y songer, découlent de celui-là. La société n’est possible que par la langue ; et par la langue aussi l’individu. L’éveil de la conscience chez l’enfant coïncide toujours avec l’apprentissage du langage, qui l’introduit peu à peu comme individu dans la société.
Mais quelle est donc la source de ce pouvoir mystérieux qui réside dans la langue ? Pourquoi l’individu et la société sont-ils, ensemble et de la même nécessité, fondés dans la langue ?
Parce que le langage représente la forme la plus haute d’une faculté qui est inhérente à la condition humaine, la faculté de symboliser.
Entendons par là, très largement, la faculté de représenter le réel par un « signe » et de comprendre le « signe » comme représentant le réel, donc d’établir un rapport de « signification » entre quelque chose et quelque chose d’autre.
Émile Benveniste (1902-1976), Problèmes de linguistique générale (1954), Gallimard, 1966, p. 25-26.
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