Passons sans transition du mythe tragique de Prométhée au mythe biblique du premier homme — au mythe de la chute.
1) Le premier trait de l’expérience biblique — et plus précisément hébraïque — du péché concerne la situation du pécheur devant Dieu. Le péché a d’emblée une grandeur religieuse et non point morale ; il n’est pas la violation d’un commandement abstrait, il n’est pas une désobéissance à des valeurs, mais la lésion d’un rapport personnel à Dieu. Le péché, est fortement rattaché à la sphère du sacré de plusieurs manières : d’abord, il ne faut jamais perdre de vue, qu’il est toujours aperçu dans une perspective de rédemption amorcée ; il est ce dont le pénitent se repend dans l’acte de repentir, il apparaît rétrospectivement comme une agression contre Dieu : contre Toi j’ai péché, contre Toi seul ; mais la rupture avec Dieu n’apparaît qu’après coup, seulement dans l’acte d’invocation qui replace le péché devant Dieu et déjà en Dieu.
Sans doute, la faute tragique aussi est aperçue dans l’horizon d’un acte d’invocation ; c’est pourquoi les admirables chœurs tragiques ont un accent si proche du lyrisme des Psaumes.
Mais qui est invoqué ainsi ? C’est ici que l’anthropologie biblique plonge dans une théologie radicalement autre que la théologie tragique. Nous demandions à propos du Prométhée enchaîné : qui est Zeus ? Il faut demander maintenant : contre qui ai-je péché ? Il apparaît alors que la notion de péché est inséparable de la découverte de la sainteté de Dieu ; le péché est la véritable situation de l’homme en face du Dieu de sainteté prêché par les Prophètes. Cette découverte commande toute la conscience hébraïque de la culpabilité : car elle met fin à la culpabilité indivise des dieux et des hommes : finis les dieux à face d’animaux, finis les titans et les monstres. Reste un simple homme coupable en face d’un Dieu de sainteté.
Du même coup, la structure mythique du récit de chute laisse passer une intention qu’on peut bien appeler anti-mythologique ; parce qu’il campe un simple homme face à la sainteté de Dieu, le mythe ne peut plus être qu’un mythe psychologique, qui raconte un drame de conscience, une tentation et un choix coupable ; comme mythe psychologique, il ruine tous les autres mythes proprement démonologiques. C’est cette intention destructrice qu’il faut voir avant d’entrer dans le nouveau mythe ; il fait partie d’un complexe spirituel de destruction des mythes baaliques. Cette destruction n’est pas moins manifeste dans le récit de chute qu’elle ne le sera dans le récit postérieur de création de Genèse 1. La vanité de l’homme, dont le mythe nouveau entreprend de raconter la naissance, n’a été découverte que dans le sillage de la vanité des dieux et des idoles. La première vanité, le premier néant, pour les Prophètes, c’est la vanité, le néant des idoles. L’idole n’est rien. L’homme vain, c’est d’abord celui qui a rapport aux dieux vains. Il n’est rien parce qu’il invoque le rien, parce que la vanité de ses idoles le contamine. Cette critique de l’idole comme faux-dieu est à l’arrière-plan de la réflexion théologique des auteurs du récit de chute. C’est cette intention antimythique qui rattache le mythe de chute à la foi d’Israël.
Le premier péché est ainsi un péché d’homme : cette sévère épuration des mythes a pour effet de ramasser en un point unique tout le mal épars dans la création (…). Les malédictions qui terminent le récit, ont pour effet de dériver toute la misère humaine de cet événement humain unique et les chapitres suivants de la Genèse (Abel et Caïn, Babel, Déluge, etc.) veulent montrer à leur tour comment tout le mal de l’histoire, le crime, le malentendu, la multiplicité des langues et des cultures, l’impiété, dérivent de cette unique catastrophe, de cette catastrophe purement humaine. (…)
2) Le deuxième trait du « péché biblique », comparé à la « faute tragique », est de se présenter comme un événement primordial qui survient dans l’innocence. Peu importe que pour nous ce récit ne soit plus l’histoire du commencement et le commencement de l’histoire, mais seulement une histoire exemplaire. Pour chaque homme, le péché commence et recommence ; il survient et entre dans le monde ; il est donc autre que la finitude.
Ce trait apparaît dans le mythe de la manière suivante : le récit de la chute est accolé à un récit de création (…) ; ainsi lié à un mythe de création, le mythe de chute acquiert un arrière-plan essentiel à sa signification totale ; le péché qui « commence » le mal a un « antérieur », l’innocence. Il est essentiel que le mythe raconte le péché comme la perte, comme la déchéance, survenant dans une innocence plus « ancienne » ; car si le péché surgit dans la création et se détache ainsi sur fond de création, il n’est pas notre réalité la plus fondamentale, notre statut ontologique ultime ; le péché ne constitue donc pas l’homme ; au delà de son être pécheur est son être-créé. C’est cette intuition que le futur rédacteur du récit de création de Genèse 1 consacrera par cette déclaration que l’homme a été créé à « l’image et à la ressemblance de Dieu ». L’imago dei, voilà l’innocence : c’est elle que le même récit appelle la « bonté » de la créature humaine ; le créé est bon. Vue rétrospectivement à partir de l’économie du péché, cette ressemblance à Dieu est figurée, dans le langage mythique, par « l’innocence antérieure ». Si donc notre bonté primitive, c’est notre état de créature, nous ne pouvons pas cesser d’être bons, sans cesser d’être créés, c’est-à-dire d’être ; et 1’« antériorité » de l’innocence exprime, en termes de temps mythique, la profondeur plus radicale de l’être-crée par rapport à l’existence coupable ; le péché n’est pas l’être, ni une structure, ni un aspect de l’être, mais survient comme événement dans l’être ; il n’est pas coordonnable à la structure ontologique de l’homme. Le temps joue donc ici le rôle de chiffre de la profondeur, de la radicalité.
Du même coup, une justification du mythe comme mode d’approche de l’anthropologie se propose à la réflexion : si le péché ne constitue pas l’homme, si son être est au delà de sa méchanceté et de sa vanité, le péché ne peut être que raconté, raconté comme un événement surgi on ne sait d’où ; la chute est d’ordre « historique », non plus au sens de l’histoire objective des historiens, mais au sens du radicalement « événementiel », par opposé à la « constitution », au statut ontologique de l’être créé. Le mythe de la chute dit la novation surgie dans la création et qui n’est pas la création.
Le double récit de création et de chute nous invite ainsi à maintenir en surimpression la bonté de l’homme créé et la méchanceté de l’homme à partir de cet événement mythique de la chute.
C’est ce que Rousseau a soupçonné avec une géniale incohérence on louant à la fois la bonté de l’homme et son aliénation dans l’histoire ; et c’est ce que Kant a compris avec une rigueur étonnante dans son essai sur le Mal radical : l’homme est « enclin » au mal, mais « déterminé » pour le bien ; c’est le thème même de Genèse 2 : aussi « originel » que soit le péché, il n’est pas « originaire ».
Nous avons ainsi reconnu les deux traits qui distinguent le mythe biblique de la chute du mythe tragique : la découverte de la sainteté rompt avec la problématique du « dieu méchant » ; et la liaison du mythe de chute avec le mythe de création rompt avec la problématique de la « faute inévitable », avec la terreur qu’engendre le spectacle d’un héros inéluctablement coupable.
Paul Ricœur, « Culpabilité tragique et culpabilité biblique » (1953).
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