Sujet
Si illimitée que paraisse la liberté de notre pensée,
nous découvrirons, en y regardant de plus près, qu’elle est en réalité
resserrée dans des limites fort étroites, et que tout ce pouvoir créateur de
l’esprit n’est rien de plus que la faculté de combiner, transposer, accroître
ou diminuer les matériaux que nous fournissent les sens
et l’expérience. Quand nous pensons à une montagne d’or, nous ne faisons que
réunir deux idées capables de s’accorder, celle d’or et celle de montagne, qui
nous étaient déjà familières. Nous pouvons concevoir un cheval vertueux ;
car, d’après le sentiment propre que nous en avons, nous pouvons concevoir la
vertu ; et il nous est possible de joindre celle-ci à la figure et à
l’image du cheval, animal qui nous est familier. En un mot, tous les matériaux
de la pensée tirent leur origine de notre sensibilité externe ou interne :
l’esprit et la volonté n’ont d’autre fonction que de mêler et combiner ces
matériaux.
Hume, Enquête sur l'entendement humain (1748).
Pour expliquer ce texte, vous répondrez aux questions suivantes, qui sont
destinées principalement à guider votre rédaction. Elles ne sont pas
indépendantes les unes des autres et demandent que le texte soit d’abord étudié
dans son ensemble.
QUESTIONS
1) Dégagez
l’idée principale du texte, puis les différentes étapes de son développement.
2)
Expliquez :
a) En quoi
les exemples donnés montrent-ils que « la liberté de notre pensée (…) est
en réalité resserrée dans des limites fort étroites » ?
b) En quoi
consiste le « pouvoir créateur de l'esprit » selon le texte ?
3)
L’expérience est-elle l’origine de toutes nos pensées ?
Corrigé
Nos connaissances viennent-elles toutes de
l’expérience ou bien notre esprit peut-il créer ou découvrir librement par lui-même
des idées ? Telle est la question à laquelle répond ce texte de Hume
extrait de l’Enquête sur l’entendement
humain de 1748.
1. L’auteur
veut montrer que la liberté de notre pensée est limitée par notre expérience.
Pour établir sa thèse qui s’oppose à l’impression
contraire selon laquelle nous pensons tout ce que nous voulons, Hume commence
par indiquer d’où provient cette limitation. Selon lui, les matériaux de notre
pensée sont les données des sens et l’expérience. Par les premières, il faut
entendre les représentations de nos sens comme les couleurs, les sons, et. Par
l’expérience il faut entendre les séries de faits qui nous amènent à identifier
des objets. C’est sur la base des matériaux dont nous disposons que nous
pouvons créer des objets nouveaux par plusieurs procédés qu’il énumère, à
savoir combiner, c’est-à-dire lier des représentations, transposer, c’est-à-dire
attribuer la représentation d’un domaine à un autre, accroître ou diminuer.
Il donne alors deux exemples qui illustrent comment le
pouvoir créateur de l’esprit est limité par les matériaux qui proviennent des
sens et de l’expérience. Le premier exemple est celui d’une imaginaire montagne
d’or. Une telle idée repose sur la combinaison entre la montagne d’une part et
l’or d’autre part que nous connaissons grâce à l’expérience. Le deuxième
exemple est celui d’une autre idée imaginaire, à savoir d’un cheval vertueux. Il
s’agit de la transposition de l’idée de vertu dont nous avons en nous le
sentiment au cheval que nous connaissons par expérience.
Enfin, il résume sa thèse, à savoir que les matériaux
de notre pensée ont pour source l’expérience de l’individu, interne ou externe
et que notre esprit, c’est-à-dire notre faculté de représentation et notre
volonté, la faculté de se décider, ne peuvent que lier d’une façon ou d’une
autre ce qui provient de l’expérience.
2. a) Il
illustre l’idée selon laquelle « la
liberté de notre pensée (…) est en réalité resserrée dans des limites fort
étroites » par deux exemples. D’une part celui de la représentation
d’une montagne d’or. Une telle idée est l’union de deux idées, celle de
montagne et celle d’or qui, l’une et l’autre, nous viennent de l’expérience.
Ainsi, même si aucune montagne d’or n’existe, même s’il s’agit d’une
représentation imaginaire, il est clair qu’elle ne provient pas d’une capacité
de l’esprit qui aurait la liberté de penser ce qu’il veut ou de penser
n’importe quoi.
Le deuxième exemple est celui d’un cheval vertueux.
D’un côté, la vertu, c’est-à-dire l’idée d’une disposition à l’action morale,
c’est-à-dire à l’action tournée vers le bien en faisant abstraction de notre
intérêt personnel, nous est connue par le sentiment propre, c’est-à-dire par
notre expérience personnelle. C’est de là que nous nous faisons une idée de la
vertu. D’un autre côté, l’expérience externe nous fait connaître ce que c’est
qu’un cheval. Par conséquent, l’idée de cheval vertueux qu’on peut trouver dans
un conte n’est rien d’autre que la transposition d’une idée que nous trouvons
chez l’homme à l’idée de cheval que nous connaissons par ailleurs, deux idées
qui nous viennent de l’expérience interne et externe.
b) On peut à partir de là mieux définir le « pouvoir créateur de l’esprit ».
Hume nie implicitement qu’il consiste à produire quelque chose d’absolument
nouveau. Selon lui, ce pouvoir consiste seulement à lier de différentes
manières les représentations que nous donnent nos sens et l’expérience. Il
énonce différents modes de liaison entre les idées, à savoir, « combiner, transposer, accroître ou diminuer ».
Par combiner, il faut entendre associer au moins deux idées pour en faire une
troisième. Par transposer, il faut entendre attribuer à une idée ce qui
appartient à un autre. Accroître ou diminuer sont des opérations quantitatives.
La première permet de se représenter une chose comme plus grande que dans
l’expérience et la seconde comme plus petite.
3.
L’esprit humain se montre capable
d’inventions : images fantastiques, concepts nouveaux, etc. Il semble donc
capable de dépasser l’expérience, c’est-à-dire ce que nos sens nous donnent ou
ce que les séries de faits nous montrent.
Cependant, Hume soutient dans
cet extrait de l’Enquête sur
l’entendement humain, que nous ne pouvons pas penser en dehors des limites
de l’expérience.
On peut
donc se demander
s’il est possible et comment de penser quelque chose qui n’aurait pas
l’expérience pour origine.
On pourrait objecter à Hume que les
opérations de l’esprit ne viennent pas de l’expérience (combiner, transposer,
accroître ou diminuer). Donc, toutes nos pensées ne viennent pas de
l’expérience. Penser n’est pas seulement se représenter des objets donnés aux
sens ou qui viennent de l’expérience, c’est aussi des actes. Si on reprend ses
exemples de la montagne d’or ou du cheval vertueux. C’est l’esprit qui fait
soit la combinaison, soit la transposition. C’est donc bien lui qui invente.
Cependant, les opérations de l’esprit peuvent
elles-mêmes provenir de l’expérience. Par exemple, des faits qui se suivent toujours
sont liés et nous donnent l’idée de liaison. Ne faut-il pas alors soutenir avec
Hume que toutes nos idées ont bien l’expérience pour origine ?
Toutes nos pensées ont pour matériaux ce qui
vient de l’expérience. Nous ne pouvons nous représenter des objets qu’à partir
de notre expérience. Par exemple : un homme du moyen âge ne pouvait avoir
l’idée du téléphone. En 1491, les amérindiens ne connaissaient pas le cheval. De
plus, c’est l’expérience qui nous donne la relation de causalité, relation
nécessaire pour prédire des faits à venir. Adam ne pouvait en réfléchissant
savoir que le feu brûle.
Néanmoins, il paraît impossible de faire une
expérience sans avoir aucune idée antérieure, ne serait-ce qu’une question. La
pensée paraît donc précéder toujours l’expérience : elle ne peut donc
l’avoir pour origine.
L’expérience est toujours seconde par rapport
aux questions, précises ou confuses, qu’on se pose comme Bergson l’a soutenu
dans La pensée et le mouvant. On ne
peut pas recueillir de faits bruts puis les généraliser. Un fait n’a de sens
que par rapport à une question. Si on prend la consigne : « observez ! »,
on remarque qu’elle n’a aucun sens s’il n’y a pas de contexte. On observe
toujours à partir d’une idée. Dès lors, on ne peut ramener toutes les pensées à
l’expérience puisque celle-ci est seconde. Le rôle de l’expérience, à savoir
vérifier les hypothèses, ne signifie pas que les hommes apprennent d’après
elle. On voit bien plutôt les hommes inventer des mythes et s’en défaire
difficilement. Ainsi, penser que la Terre est sphérique et qu’il est pourtant
impossible de tomber lorsqu’on est de l’autre côté parce qu’il n’y a pas de
haut et de bas absolu dans l’univers, ne peut en aucun cas être suggéré par
notre expérience.
Disons donc pour conclure que Hume, dans cet
extrait de l’Enquête sur l’entendement
humain de 1748 a voulu montrer que notre pensée était limitée par
l’expérience. Il est vrai que nombre d’idées peuvent être ramenées à des
expériences faites par les hommes. Mais comme l’expérience elle-même présuppose
des questions pour qu’on puisse la faire et la comprendre, on ne peut
considérer que toutes nos pensées viennent de l’expérience.
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