mercredi 2 janvier 2019

Corrigé : La guerre contre les préjugés a-t-elle une fin ?

La guerre contre les préjugés apparaît comme un mot d’ordre évident, au moins depuis la philosophie des Lumières. Qui ne veut pas être exempt de préjugés ! Qui aime être accusé d’entretenir des préjugés ! Une telle guerre, c’est-à-dire l’exercice de la raison en vue de les détruire apparaît comme ayant pour fin au double sens du terme l’exercice entier de la raison elle-même. En effet, c’est en exerçant sa raison qu’on ne préjuge pas.
Reste toutefois que la promotion de cet exercice de la raison comme un mot d’ordre pourrait apparaître comme un préjugé parmi d’autres, voire comme un préjugé d’autant plus sournois qu’il se présente comme la fin des préjugés et en serait tout au contraire la continuation indéfinie.
Dès lors on peut se demander si la guerre contre les préjugés a une fin et laquelle ?


Un préjugé est un jugement porté avant toute réflexion comme le mot le laisse entendre. Or, qu’on puisse avoir un préjugé est étrange s’il est vrai que l’homme est un être doué de raison. Pourquoi se laisserait-il guider par quelqu’un d’extérieur ? Et même, n’est-ce pas toujours quelqu’un d’autre qui est à l’origine d’un préjugé ? Souvent, les préjugés se répètent de génération en génération. N’est-ce pas la preuve qu’ils trouvent leur origine dans la vie sociale. Comment la réflexion pourrait-elle les détruire ?
Or, la vie sociale chez les hommes, à la différence des insectes sociaux, est tout sauf naturelle. De sorte que les préjugés, s’ils bloquent la réflexion, favorisent, voire constituent le lien social. Juger comme les autres c’est s’unir aux autres. Juger par exemple que les femmes sont incapables de coudre ou qu’un jeune homme est l’objet d’amour par excellence n’est pas plus fondé que l’inverse. On aura reconnu des préjugés qui sont contraire aux nôtres.
On comprend alors que la raison ne puisse pas vraiment lutter contre les préjugés. Socrate en fit l’expérience si on en croit Platon dans son Apologie de Socrate. Il allait interrogeant tout le monde à la suite de l’oracle qui le déclarait le plus sage ou savant des hommes. Il montrait à ses interlocuteurs, hommes politiques, poètes ou artisans qu’ils ne savaient pas, suscitant la haine. Il rompait ainsi l’ordre social.

Toutefois, Socrate eut quelques disciples. N’est-ce pas la preuve qu’un préjugé peut être combattu et donc qu’il est possible de mener à bonne fin la guerre contre les préjugés ?


C’est qu’en effet, si un préjugé favorise le lien social, il se présente aussi comme un jugement. Aussi le doute relatif à sa vérité est-il susceptible de le détruire. Et même, c’est parce que les hommes ont quelque idée de la vérité qu’ils tiennent tant à leurs préjugés. La vérité ne changeant pas, lorsqu’ils ont admis un jugement parce qu’ils l’ont reçu en toute confiance, ils ne veulent pas en changer.
C’est pourquoi il est difficile mais non impossible de déraciner les préjugés. Or, pour cela, il faut et il suffit de remplacer le préjugé non pas par un autre préjugé mais par la raison. La destruction du préjugé n’est possible que par-là sinon on retombe dans le préjugé. La fin de la destruction, c’est bien de remplacer les préjugés par le seul examen rationnel. Et l’on peut aussi penser que la fin au sens de l’arrêt de cette guerre contre les préjugés sera leur destruction totale par la présence pleine et entière du seul examen rationnel.
Cela ne veut pas dire que l’examen rationnel remplace le contenu du préjugé mais il enlève le pré du préjugé. En effet, ce qui constitue le préjugé, ce n’est pas ce qu’il affirme ou ce qu’il nie, mais le fait que l’affirmation ou la négation ne résulte pas de l’examen. C’est pour cela qu’un préjugé peut être vrai. Qui préjuge parce qu’il l’a entendu dire que la terre tourne autour du Soleil est dans le vrai. Cela reste un préjugé s’il est incapable d’en rendre compte.

Cependant, si détruire un préjugé c’est le remplacer par la raison, dès lors, la lutte contre les préjugés ne peut avoir de fin au double sens puisqu’il faut toujours examiner et d’abord, peut-on examiner l’examen lui-même ?


En effet, si on examine la façon dont Socrate, le patron des philosophes comme le nommait Merleau-Ponty dans son Éloge de la philosophie(1953), s’est mis à enquêter sur son savoir et celui des autres, force est de constater qu’il admis comme une donnée incontournable et indiscutable, la parole de son dieu, Apollon. Et qui plus est, il admettait que le dieu ne peut mentir. Or qu’un tel dieu existe, c’est ce dont on peut douter et dès lors, c’est le modèle même du savoir ou de la sagesse à rechercher qui disparaît. Autrement dit, la guerre contre les préjugés repose sur un préjugé : que le savoir existe quelque part et qu’il faut le chercher. Sans un tel préjugé, il n’y aurait pas de recherche.
En admettant même que ce point de départ de la recherche soit hypothétique, autrement dit qu’on n’y croit pas mais qu’on l’admette en attendant de le prouver, la guerre contre les préjugés n’aurait pas de fin car, c’est elle qui constitue l’exercice de la raison. On peut le voir encore avec Socrate. S’il sait que lui use de sa raison au contraire des poètes par exemple, c’est parce qu’il est capable de rendre compte de ce qu’il avance alors que les poètes écrivent de belles choses sans les comprendre puisqu’ils sont incapables de les expliquer. Or, chaque explication repose sur des éléments inexpliqués. Si la raison consiste à rendre compte de tout ce qu’on avance, y compris d’elle-même, alors elle ne peut avoir de fin au sens de l’arrêt. Même lorsqu’il comprend qu’il est le plus sage ou savant des hommes, Socrate continue inlassablement à interroger les hommes.
Resterait à considérer l’examen lui-même comme une fin. Et dès lors, si la guerre contre les préjugés n’a pas d’arrêt, ce serait justement parce que la fin de la raison serait de toujours examiner. Mais on voit alors qu’une telle fin ne peut donner lieu à une réflexion puisqu’elle la présuppose. Elle est bien un préjugé. Et elle apparaîtrait comme un préjugé pour celui qui aurait pour fin la foi. Ainsi Abraham a la foi, c’est-à-dire a confiance en Dieu quelque incompréhensible que soit ses commandements. Lorsque Dieu lui commande de sacrifier son seul fils légitime, Isaac (ou Ismaël chez les musulmans), que Dieu lui-même lui avait donné pour qu’il ait une longue descendance, il ne se pose pas de questions. Accepter l’absurde, l’impossible comme s’il était possible comme l’analyse Kierkegaard dans Crainte et tremblement, c’est précisément ne pas considérer que la fin de la vie est l’examen rationnel.


En un mot, le problème était de savoir si la guerre contre les préjugés a une fin au double sens du terme du but et de l’arrêt. Il est d’abord apparu que les préjugés avaient une fonction sociale. Mais cette fonction n’interdit pas à la raison de les combattre et de les détruire. Or, cette destruction n’aurait de fin que si et seulement si tous les préjugés pouvaient disparaître. C’est ce qui s’est montré impossible, non seulement parce que c’est l’examen qui fait disparaître le préjugé et dès lors, il en faut toujours pour que l’examen soit possible et surtout parce que faire de l’examen rationnel la fin de la vie est un préjugé, ce que montre la comparaison avec la foi qui fait de la parole divine une vérité indiscutable de quelque nature qu’elle soit.




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