II. L’amour.
1° Idée de l’amour. – 2° Les collisions de l’amour. – 3° Son caractère accidentel.
I. Si le caractère fondamental de l’honneur est le sentiment de la personnalité et de son indépendance absolue, dans l’amour, au contraire, le degré le plus élevé est l’abandon de soi-même, l’identification du sujet avec une autre personne d’un autre sexe. C’est le renoncement à son individualité propre, qui ne se retrouve que dans autrui. Sous ce rapport, l’honneur et l’amour sont opposés l’un à l’autre.
Mais, d’un autre côté, nous pouvons considérer l’amour comme la réalisation d’un principe qui se trouve déjà dans l’honneur. L’honneur a essentiellement besoin de voir la personne qui se sent d’une valeur infinie, reconnue de même par une autre personne. Or cette reconnaissance est véritable et complète, non lorsque ma personnalitéin abstracto, dans quelque cas particulier, et par conséquent limité, est respectée, mais lorsque moi tout entier, avec ce que je suis et renferme en moi-même, tel que j’ai été, tel que je suis et serai, je m’identifie avec un autre au point de constituer sa volonté, sa pensée, le but de son être et sa possession la plus intime. Alors cet autre ne vit qu’en moi comme je ne vis qu’en lui. Ces deux êtres n’existent pour eux-mêmes que dans cette unité parfaite. Ils placent dans cette identité toute leur âme et le monde entier. C’est ce caractère d’infinité intérieure qui donne à l’amour son importance dans l’art moderne, importance qui s’accroît encore par la richesse des sentiments que l’idée de l’amour renferme en elle-même.
L’honneur s’appuie souvent sur des réflexions abstraites et sur la casuistique du raisonnement ; il n’en est pas de même de l’amour. Son origine est le sentiment, et comme la différence des sexes joue ici un grand rôle, il présente aussi le caractère d’un penchant physique spiritualisé. Cependant cette différence n’est essentielle que parce que l’individu met dans cette union son âme, l’élément spirituel et infini de son être.
Ce renoncement à soi-même pour s’identifier avec un autre, cet abandon dans lequel le sujet retrouve cependant la plénitude de son être, constitue le caractère infini de l’amour. Et ce qui en fait principalement la beauté, c’est qu’il ne reste pas un simple penchant, ni un sentiment ; sous son charme, l’imagination voit le monde entier destiné à lui servir d’ornement. Il attire tout dans son cercle et n’accorde de prix aux objets que dans leur rapport avec lui.
C’est surtout dans les caractères de femmes qu’il se révèle avec toute sa beauté ; c’est chez les femmes que cet abandon, cet oubli de soi, est porté à son plus haut degré. Toute leur vie intellectuelle et morale se concentre dans ce sentiment unique et se développe en vue de lui ; il fait la base de leur existence, et, si quelque malheur vient à le briser, elles disparaissent comme un flambeau qui s’éteint au premier souffle un peu violent.
L’amour ne présente pas ce caractère de profondeur dans l’art classique ; il n’y joue, en général, qu’un rôle subalterne, ou il n’apparaît que sous le point de vue de la jouissance sensible. Dans Homère, il est traité sans beaucoup d’importance ; il est représenté sous sa forme la plus digne dans la vie domestique, dans la personne de Pénélope, ou comme la tendre sollicitude de l’épouse et de la mère dans Andromaque, ou bien encore dans d’autres relations morales. Au contraire le lien qui unit Pâris à Hélène est reconnu immoral, et il est la cause déplorable de tous les malheurs, de tous les désastres de la guerre de Troie. L’amour d’Achille pour Briséis n’a rien de profond ni de sérieux ; car Briséis est une esclave soumise au bon plaisir du héros. Dans les odes de Sapho, le langage de l’amour s’élève, il est vrai, jusqu’à l’enthousiasme lyrique ; cependant c’est plutôt l’expression de la flamme qui dévore et consume que celle d’un sentiment qui pénètre au fond du cœur et remplit l’âme. Dans les charmantes petites poésies d’Anacréon, l’amour présente un tout autre aspect. C’est une jouissance plus sereine et plus générale, qui ne connaît ni les tourments infinis, ni l’absorption de l’existence entière dans un sentiment unique, ni l’abandon d’une âme oppressée et languissante. Le poète se laisse aller joyeusement à la jouissance immédiate, naïvement et sans soucis, sans attacher d’importance à la possession exclusive d’une femme particulière. La haute tragédie des anciens ne connaît également pas la passion de l’amour dans le sens moderne. Dans Eschyle et dans Sophocle, l’amour n’a pas la prétention d’exciter un véritable intérêt. Ainsi, quoique Antigone soit destinée à être l’épouse d’Hémon, que celui-ci s’intéresse à elle plus vivement qu’à son père, quoi qu’il aille même jusqu’à mourir à cause d’elle lorsqu’il désespère de la sauver, il fait cependant valoir devant Créon des raisons tout à fait indépendantes de sa passion. Celle-ci ne ressemble d’ailleurs nullement à celle d’un amant moderne et n’a pas le même caractère sentimental. Euripide traite l’amour comme une passion plus sérieuse. Cependant l’amour de Phèdre apparaît chez lui comme un égarement coupable, causé par l’ardeur du sang et le trouble des sens, comme un poison funeste versé dans le cœur d’une femme par Vénus, qui veut perdre Hippolyte, parce que ce jeune prince refuse de sacrifier sur ses autels. De même nous avons bien, dans la Vénus de Médicis, une représentation plastique de l’amour, qui ne laisse rien à désirer sous le rapport de la grâce et de la perfection des formes ; mais on chercherait vainement l’expression du sentiment intérieur, tel que l’exige l’art moderne. On peut en dire autant de la poésie romaine. Après la destruction de la république, et à la suite du relâchement des mœurs, l’amour n’apparaît plus que comme une jouissance sensuelle.
Dans le moyen âge, au contraire, Pétrarque, par exemple, quoiqu’il regardât ses sonnets comme des jeux d’esprit, et fondât sa réputation sur ses poésies et ses œuvres latines, s’est immortalisé par cet amour idéal qui, sous le ciel italien, se mariait dans une imagination ardente avec le sentiment religieux. L’inspiration sublime du Dante a aussi sa source dans son amour pour Béatrice. Cet amour se transforme dans l’amour religieux, lorsque son génie plein d’audace s’élève à cette conception sublime, dans laquelle il ose ce que personne n’avait osé avant lui, s’ériger en juge suprême du monde et assigner aux hommes leur place dans l’enfer, le purgatoire et le ciel. Comme pour former un contraste avec cette grandeur et cette sublimité, Boccace nous représente l’amour dans la vivacité de la passion, un amour léger, folâtre, sans moralité, lorsqu’il met sous nos yeux, dans ses nouvelles si variées, les mœurs de son temps et de son pays. Dans les poésies des Minnesänger allemands, l’amour se montre sentimental et tendre, sans richesse d’imagination, naïf, mélancolique et monotone. Dans la bouche des Espagnols, il abonde en images ; il est chevaleresque, quelquefois subtil dans la recherche et la défense de ses droits et de ses devoirs, dont il fait autant de points d’honneur personnels ; il est aussi enthousiaste, lorsqu’il se déploie dans tout son éclat. Chez les Français, il est, au contraire, plus galant ; il tourne à la vanité ; c’est un sentiment qui vise à l’effet poétique, dans l’expression duquel perce souvent beaucoup d’esprit et une subtilité sophistique pleine de sens. Tantôt c’est une volupté sans passion, tantôt une passion sans volupté, une sensibilité ou plutôt une sentimentalité raffinée qui s’analyse dans de longues réflexions. – Mais nous devons couper court à ces observations qui, prolongées davantage, seraient ici déplacées.
II. Le monde et la vie réelle sont remplis de causes de division. Or, que l’un se représente d’un côté la société avec son organisation actuelle, la vie domestique, les rapports civils et politiques, la loi, le droit, les mœurs, etc., et, en opposition avec cette réalité positive, une passion qui germe dans les âmes ardentes et généreuses, l’amour, cette religion des cœurs, qui tantôt se confond avec la religion, tantôt se la subordonne, l’oublie même, et, se regardant comme l’affaire essentielle, unique, vraiment importante de la vie, ne peut cependant se résoudre à renoncer à tout le reste, fuir au désert avec l’objet aimé ; capable d’ailleurs de se livrer à tous les excès, Jusqu’à abjurer, par une dégradation cynique, la dignité humaine, on conçoit facilement que cette opposition ne doit pas manquer d’engendrer de nombreuses collisions ; car les autres intérêts de la vie font aussi valoir leurs exigences et leurs droits, et doivent par là blesser l’amour dans ses prétentions à une domination souveraine.
1° La collision la plus fréquente est le conflit de l’amour et de l’honneur. L’honneur, en effet, a le même caractère infini que l’amour, et il peut jeter sur son chemin un motif qui soit un obstacle absolu. Dans ce cas, le devoir de l’homme peut demander le sacrifice de l’amour. Dans une certaine classe de la société, par exemple, il serait contraire à l’honneur d’aimer une femme d’une condition inferieure. La différence des conditions est un résultat nécessaire de la nature des choses ; et d’ailleurs elle existe. Si la vie sociale n’a pas encore été régénérée par l’idée de la vraie liberté, en vertu de laquelle l’individu peut choisir lui-même sa condition et déterminer sa vocation, c’est toujours, plus ou moins, la naissance qui assigne à l’homme son rang et sa position. Ces distinctions sont encore consacrées comme absolues par l’honneur. On se fait un point d’honneur de ne pas déroger.
2° Les principes éternels de l’ordre moral eux-mêmes, l’intérêt de l’État, l’amour de la patrie, les devoirs de famille, etc., peuvent aussi entrer en lutte avec l’amour, et s’opposer à l’accomplissement de ses fins. Dans les représentations modernes où ces principes ont une haute valeur, ce genre de collision est un thème favori. L’amour se présente alors lui-même comme un droit imposant, le droit sacré du cœur ; il s’oppose à d’autres devoirs et à d’autres droits. Ou il les déclare inferieurs à lui et s’affranchit de leur autorité ; ou il reconnaît leur supériorité, et alors un combat s’engage au fond de l’âme entre la violence de la passion et une idée supérieure. La Pucelle d’Orléans (de Schiller), par exemple, roule sur cette dernière collision.
3° Il peut aussi exister des rapports et des obstacles extérieurs qui s’opposent à l’amour : le cours ordinaire des choses, la prose de la vie, des accidents malheureux, les passions, les préjugés, des idées étroites, l’égoïsme dans les autres, une foule d’incidents de toute espèce. L’odieux, le terrible et le repoussant y occupent souvent beaucoup de place, parce que c’est la perversité, la grossièreté, la rudesse sauvage des passions étrangères qui sont mises en opposition avec la tendre beauté de l’amour. C’est surtout dans les drames et les romans qui ont paru dans ces derniers temps que nous voyons souvent de semblables collisions extérieures. Elles intéressent principalement à cause de la part que nous prenons aux souffrances, aux espérances, aux projets renversés des malheureux amants. Le dénouement, selon qu’il est heureux ou malheureux, nous satisfait ou nous émeut. Quelquefois ces productions simplement nous amusent. – En général, cette espèce de conflit, ayant pour principe des circonstances purement accidentelles, est d’un ordre inférieur.
III. Sous tous ces rapports, sans doute l’amour présente un caractère élevé, parce qu’il n’est pas seulement un penchant pour l’autre sexe, mais un sentiment noble et beau ; il déploie, dans la poursuite de l’objet aimé, une grande richesse de qualités, de l’ardeur, de la hardiesse, du courage ; il est capable du plus grand dévouement. Cependant l’amour romantique a aussi ses imperfections. Ce qui lui manque, c’est le caractère général et absolu. Il n’est toujours que le sentiment personnel de l’individu qui, au lieu de se montrer tout occupé des grands intérêts de la vie humaine, du bien, de sa famille, de l’État, de sa patrie, des devoirs de sa position, du soin de sa liberté, de la religion, etc., n’est rempli que de soi, n’aspire qu’à se retrouver dans un autre lui-même et à faire partager sa passion. Le fond de l’amour est donc le moi, et il ne répond pas à la nature complète de l’homme. Dans la famille, dans le mariage même, au point de vue de la morale privée et publique, la sensibilité en elle-même, et cette union à laquelle elle aspire précisément avec telle personne et non avec une autre, ne jouent qu’un rôle secondaire. Dans l’amour romantique, tout roule sur ce principe, l’attrait mutuel de deux individus de sexe différent. Or, pourquoi plutôt cette personne que cette autre ? C’est ce qui n’a sa raison que dans une préférence toute personnelle et souvent dans le caprice. La femme a son bien-aimé ; le jeune homme a sa bien-aimée, objet toujours incomparable, type suprême de beauté et de perfection. Mais s’il est vrai que chacun fait de celle qu’il aime une Vénus ou quelque chose de plus, il est clair qu’il y a plusieurs femmes dont on peut en dire autant, et, au fond, personne n’est dupe de cette illusion. Cette préférence exclusive et absolue est purement une affaire de cœur, un choix tout personnel. Trouver la plus haute conscience de soi-même précisément dans cette personne que l’on a rencontrée offre l’apparence d’un jeu et d’un caprice du hasard. On reconnaît là, il est vrai, la haute liberté de l’individu, et il y a loin de cette liberté à une passion comme celle de la Phèdre d’Euripide, soumise à la puissance d’une divinité ; mais ce choix, tout libre qu’il est, par cela seul qu’il a pour principe la volonté purement individuelle, se présente comme quelque chose d’arbitraire et d’accidentel.
Par là, les collisions de l’amour, particulièrement lorsqu’il est représenté comme entrant en lutte avec les intérêts généraux de la société, conservent toujours un caractère d’accidentalité qui ne permet pas de les légitimer, parce que c’est l’homme, comme individu, qui, avec ses exigences personnelles, s’oppose à ce qui, par son caractère essentiel, a droit à être reconnu et respecté. Les personnages des hautes tragédies anciennes, Agamemnon, Clytemnestre, Oreste, Œdipe, Antigone, Créon, poursuivent aussi un but individuel ; mais le motif véritable, le principe qui se montre sous une forme passionnée comme le fond de leurs actions et de leur caractère, est d’une légitimité absolue et, par là même aussi, d’un intérêt général. Aussi les infortunes qui en sont la suite ne nous touchent pas seulement comme étant l’effet d’un destin malheureux, mais comme un malheur qui commande le respect ; elles inspirent une terreur religieuse, parce que la passion qui ne se repose que quand elle a obtenu satisfaction renferme un principe éternel et nécessaire. Que le crime de Clytemnestre ne soit pas puni, dans la pièce où Oreste poursuit la vengeance de son père, qu’Antigone meure pour avoir accompli un devoir fraternel envers Polynice, c’est là une injustice, un mal en soi. Mais ces souffrances de l’amour, ces espérances brisées, ces tourments, ce martyre qu’éprouve un amant, ce bonheur et cette félicité infinis qu’il se crée dans son imagination, ne sont nullement en soi un intérêt général ; c’est quelque chose qui le regarde personnellement. Tout homme a, il est vrai, un cœur fait pour l’amour et le droit d’y trouver le bonheur ; mais, lorsque précisément dans tel cas donné, dans telle ou telle circonstance, il n’atteint pas son but, aucune injustice ne lui est faite ; car il n’est pas nécessaire en soi qu’il s’éprenne précisément de cette femme et que nous devions nous intéresser à une chose aussi accidentelle, qui dépend plus ou moins du caprice, qui n’a ni étendue ni généralité. C’est là le côté froid qui se fait sentir dans le développement de cette brûlante passion.
Georg Wilhelm Friedrich Hegel,Esthétique, tome premier (1835, posth.), Deuxième partie : Développement de l’idéal dans les formes particulières que revêt le beau dans l’art, Troisième section De la forme romantique de l’art, chapitre 2 La chevalerie.
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