« [T]out le monde sait combien la conscience est pleine d’illusions »
Durkheim, « Débat sur l’explication en histoire et en sociologie. »
Extrait du Bulletin de la société française de philosophie, 8, 1908,
in Durkheim, Textes.1. Éléments d’une théorie sociale,
Paris, Éditions de Minuit, 1975.
On s’étonne parfois lorsqu’on voyage ou lorsqu’on s’enquiert de ce que les hommes du passé ont pu penser de ce qu’ils tiennent pour vraies. Comment croire qu’Apollon a pu répondre à la question de Chéréphon relative à Socrate ou que la Pythie a pu croire être inspirée par le Dieu ? Dès lors, comme de telles croyances paraissent sociales, il est tentant de rendre la société responsable des illusions de notre conscience.
Néanmoins, si tel était le cas, comment cet être composite fait d’individus doués de conscience pourrait-elle les influencer, produire en elle des illusions ? N’est-ce pas abdiquer toute liberté, toute autonomie que de se décharger de sa propre responsabilité en chargeant ainsi la société ?
Bref, le problème est donc de savoir comment rendre compte des illusions de la conscience ? Sont-elles dues à la société ou bien ont-elles leur source dans la conscience elle-même ? Ne peut-on pas penser qu’elles proviennent du sujet sans qu’il puisse le savoir ?
Qu’entendre par illusion et par illusion de la conscience ? Il faut d’abord distinguer l’illusion de l’erreur. Si la seconde s’oppose au vrai, la première persiste même lorsque l’erreur est reconnue comme telle. C’est ainsi que même si on sait que la Lune est plus grande qu’une pièce de monnaie, il est clair qu’on continue à la voir plus petite qu’elle ne l’est. C’est la raison pour laquelle il s’agit d’une illusion et non simplement d’une erreur. De ce type sont les trompe-l’œil ou les anamorphoses comme celle célèbre du tableau des Ambassadeurs (1533) d’Holbein le jeune (1497-1543). Le spectateur découvre, d’un certain point de vue, une tête de mort. Or, il est clair qu’une illusion de la conscience sera ainsi une représentation qui persistera sans que la conscience puisse s’en débarrasser et qui enveloppe la possibilité d’une erreur. Pour qu’on puisse parler d’une illusion de la conscience, il faut que celle-ci appartienne à la conscience et à elle-seule. Ainsi, une illusion d’optique n’est pas une illusion de la conscience mais une illusion des sens que la conscience justement redresse. C’est pour cela qu’il ne peut y avoir d’illusions de la conscience que celles provenant de la société. Elle doit donc bien être tenue pour responsable. Mais comment est-ce possible si la société n’est pas un sujet ? Que veut dire alors responsable ?
Si on admet avec Durkheim dans, De la division du travail social (1893) que la société est plus que la simple somme des individus, il faut donc admettre une conscience collective. Par là on entendra les croyances communes à tous les individus et qui s’imposent à leurs consciences individuelles. Dès lors, on peut tenir la société pour responsable des illusions de la conscience individuelle et ceci d’autant plus qu’elle-même possède une conscience, c’est-à-dire ce qui rend possible la responsabilité.
Or, pour que la société soit possible, il est nécessaire que les individus obéissent à des obligations. La société les présente donc comme étant douées d’une réalité, d’une force. C’est là l’origine de tous les préjugés. Les dieux représentent donc la réalité des exigences sociales aux yeux de la conscience. Pensons aux Arunta d’Australie pour qui le centre du monde est un poteau alors qu’ils sont nomades selon un exemple qu’on peut emprunter à Mircéa Éliade (1907-1986) dans Le sacré et le profane (1965). Et c’est la raison pour laquelle, introduits dans l’individu par l’éducation, il ne peut se déprendre des représentations sociales. Constamment l’ensemble de la vie sociale l’amène à ces représentations nécessaires pour qu’il y ait société.
Cependant, une telle conception implique de penser la société comme un autre sujet puisqu’on lui attribue une conscience. Aussi, on pourrait tout au contraire voir dans une telle conception, une erreur car il ne peut y avoir de conscience à proprement parler que pour un sujet individuel. Dès lors, ne faut-il pas plutôt chercher en lui les sources des illusions de la conscience ?
Il faut donc plutôt penser les désirs comme sources des illusions de la conscience. En effet, une illusion, c’est la représentation d’une réalité qui perdure alors que la réalité n’est pas présente. Pour que l’illusion soit possible, il faut donc qu’elle ait une cause. Or, celle-ci ne peut être une représentation. Elle doit donc être autre. C’est pourquoi on peut admettre que l’illusion, à la différence de l’erreur, a pour source essentielle le désir. C’est que le désir doit susciter la représentation d’un objet pour que la conscience se dirige vers sa réalisation. Je ne puis chercher à manger ou à boire que si et seulement si je me représente ce qu’il faut manger et boire. Dès lors, la représentation du désir est nécessaire. Pourtant, on distingue habituellement entre elle et la réalité de la satisfaction. Comment donc l’illusion serait-elle possible ?
Lorsque le désir se heurte aux interdits sociaux, il prend des chemins de traverse, de même que les écrivains contournent la censure selon l’analogie qu’utilise Freud dans le chapitre 9 de son Introduction à la psychanalyse (1917). Autrement dit, dans la représentation, le désir trouve une satisfaction imaginaire tout comme l’enfant qui rêve qu’il a mangé le bonbon dont il a été privé pendant la journée.
Dès lors, les illusions de la conscience ne sont pas dues à la société mais aux désirs de l’individu. Certes, la société joue un rôle dans ses illusions. Ainsi un individu peut croire que sa belle-mère est détestable alors qu’en réalité, les relations entre gendre et belle-mère sont conflictuelles parce que le désir entre eux est interdit. Ainsi, chez les Zoulous, peuple d’Afrique du Sud, le problème est résolu dans la mesure où il est interdit au gendre et à la belle-mère de se parler, voire de se rencontrer comme Freud l’indique dans Totem et tabou (1913). Mais les illusions de la conscience ne sont pas dues à la conscience elle-même. Celle-ci doit bien plutôt être ramenée dans sa prétention à situer l’homme au-dessus de tout à la modestie. Le moi « n’est pas le maître dans sa propre maison » a pu écrire Freud dans l’Introduction à la psychanalyse.
Or, justement, cette prétention à dévoiler ce qu’il en est de la conscience n’est-elle pas finalement bien au contraire le signe que la conscience se prend toujours pour la source de toute vérité ? Et si l’illusion fondamentale de la conscience était de se penser indépendamment de la vie sociale, voire comme capable de la dévoiler comme chez Freud ? Or, comment alors est-il possible de penser que la société puisse être tenue pour responsable des illusions de la conscience et de quelles illusions s’agit-il ?
On peut comme Marx le fait dans son avant-propos à la Critique de l’économie politique (1859) soutenir qu’on ne peut s’en tenir ni pour l’individu ni pour une époque à ce qu’ils pensent d’eux-mêmes. C’est pour cela qu’il faut se défier de la conscience. C’est surtout pour cela que la conscience peut être une source d’illusion. Mais pour cela, encore faut-il que la société le permette. Or, dans la vie sociale, les relations entre les hommes dépendent de la façon dont ils produisent leur vie. Dès lors, la façon dont chacun se pense et pense les autres et la réalité sociale ou autre, est fonction de l’organisation de la vie sociale. Par exemple, chez les Indiens Guayaki que Pierre Clastres (1934-1977) a étudiés dans sa Chronique des indiens Guayaki (1972) ainsi que dans La Société contre l’État (1974), les hommes et les femmes se pensent comme doués de certaines tâches particulières, la chasse pour les premiers et la cueillette et le transport des effets de la tribu pour les autres.
Le penseur trouve dans sa vie sociale les conditions de sa propre conscience. Il ne participe pas à la production directement. Dès lors, la conscience en lui s’apparaît d’une façon particulière. En tant que penseur, ses conditions sociales lui donnent l’illusion de l’autonomie, de la liberté et de la toute puissance de la conscience. En effet, lorsqu’il réfléchit, l’intellectuel n’aperçoit pas immédiatement que sa condition sociale est celle qui lui permet de faire usage de sa pensée. Dans cette condition, les autres lui permettent de se livrer à son activité. Il se pense donc comme autonome. Entendons par là qu’il ne voit pas en quoi il dépend des autres pour penser, y compris de l’héritage intellectuel qu’il a reçu. Dès lors, le jeu des représentations, la possibilité de douter de tout lui donne l’impression, à l’instar de Descartes, qu’il jouit d’une liberté illimitée. C’est la seconde illusion de la conscience. Illusion d’autant plus pernicieuse qu’elle empêche au contraire la véritable libération qui consiste à douter effectivement des préjugés qui nous font penser ce que nous pensons. La troisième illusion de la conscience, c’est de chercher dans la conscience la source de toute vérité parce qu’elle peut se penser, dans les conditions sociales de la séparation du penseur des autres, comme seule.
S’il y a bien illusion, il faut en rendre responsable la société en tant qu’elle se définit non pas comme un tout qui serait supérieur et antérieur aux individus selon la conception holiste que soutenait Durkheim, mais en tant que les relations entre les hommes par lesquelles et dans lesquelles ils produisent leur vie les déterminent, quoi qu’ils pensent par ailleurs. C’est donc en tant que c’est la vie sociale qui détermine la conscience que la société est responsable des illusions de la conscience. Mais ses illusions ne sont nullement des représentations qui proviendraient d’une mystérieuse entité que serait une conscience collective.
En somme, le problème était de savoir s’il fallait tenir pour responsable la société des illusions de notre conscience. On a vu que pour cela on pouvait penser comme Durkheim la société de façon holiste en lui attribuant une conscience dite collective. Or, c’est là inventer une entité inutile. Les illusions de la conscience peuvent plutôt s’expliquer par la force des désirs comme toutes les illusions. Mais ainsi la conscience de celui qui découvre l’illusion se croit au-dessus de tout. Aussi, c’est bien plutôt la vie sociale qui est responsable des conditions qui permettent au penseur de se croire grâce à sa conscience autonome, libre et capable seul de découvrir la vérité, y compris sur sa propre conscience.
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