On peut
ramener à cinq les sens de la notion de sujet :
1. L’objet ou le thème. On peut penser à
l’allemand « Thema ». Par exemple, le sujet est notre sujet. En ce
sens la notion de sujet est synonyme de celle d’objet. C’est pourquoi on peut
parler indifféremment d’un sujet d’expérience ou d’un objet d’expérience. En ce
premier sens, la notion de sujet n’a rien de spécifique.
Par exemple,
Montaigne écrit en ce sens :
« Certes, c’est un subject
merveilleusement vain, divers et ondoyant, que l’homme. » Montaigne, Essais, I, 1.
2.
La fonction grammaticale. Le sujet
est ce sur quoi porte l’action ou ce qui effectue l’action. Par exemple :
Le chat mange la souris. La souris est mangée par le chat.
« Je pense donc je
suis » (Descartes, Discours de la
méthode, quatrième partie) « On me pense » ou « Je est un
autre » (Rimbaud (1854-1891), « Lettres du voyant »)
La fonction
grammaticale implique la distinction entre l’action et le sujet de l’action et implique
une découpe de la réalité qu’on ne trouve pas dans toutes les langues.
3.
La substance. Le sujet (grec : upokeimenon, latin : subjectum), c’est ce qui porte les
attributs. Socrate est un homme. Socrate est assis. Synonyme : substance
(cf. Aristote, Catégories, Métaphysique).
« [L]a substance
est prise en deux acceptions ; c’est le sujet dernier, celui qui n’est
plus affirmé d’aucun autre, et c’est encore ce qui, étant l’individu pris dans
son essence, est aussi séparable : de cette nature est la forme ou
configuration de chaque être. » Aristote,
Métaphysique, D, 8.
En
ce sens, la notion de sujet renvoie à ce qui est premier et ce qui reste
identique. Tout s’affirme du sujet au sens de substance. Dès lors, le sujet
apparaît comme une réalité première et fondamentale. Aristote peut dire dans sa
Métaphysique au chapitre 1 du livre Z
que l’être se dit d’abord de la substance.
4. Le sujet au sens politique. Le sujet s’oppose au citoyen comme
celui qui subit le pouvoir par rapport à celui qui y participe.
Toutefois, le
sujet n’est pas l’esclave. S’il obéit, c’est à un pouvoir légitime, c’est
librement qu’il obéit. Le texte suivant de Corneille en donne une indication.
« En Perse il n’est point de sujets ;
ce ne sont
qu’esclaves abjets [=abjects],
qu’écrasent
d’un coup d’œil les têtes souveraines :
le monarque, ou
plutôt le tyran général,
n’y suit pour
loi que son caprice,
n’y veut point
d’autre règle et point d’autre justice,
et souvent même
impute à crime capital
le plus rare
mérite et le plus grand service ;
il abat à ses
pieds les plus hautes vertus,
s’immole
insolemment les plus illustres vies,
et ne laisse
aujourd’hui que les cœurs abattus
à couvert de
ses tyrannies. (…)
elle a des
peuples et des rois
qui gouvernent
avec justice :
la raison y
préside, et la sage équité ;
le pouvoir souverain
par elles limité,
n’y laisse
aucun droit de caprice. »
Pierre Corneille
(1606-1684), Agésilas (1666)
De son côté,
le texte suivant de Montesquieu montre que la notion de sujet ne concerne pas
seulement la monarchie.
« Le peuple, dans
la démocratie, est, à certains égards, le monarque ; à certains autres, il
est le sujet. » Montesquieu, De l’esprit des lois, livre II Des lois
qui dérivent directement de la nature du gouvernement, chapitre II Du
gouvernement républicain et des lois relatives à la démocratie.
Montesquieu
utilise l’opposition du monarque et du sujet pour penser le double rôle du
peuple dans la démocratie.
C’est en un
sens semblable que Spinoza distingue le citoyen qui a tous les avantages de la
cité selon le droit du sujet en tant qu’il est tenu d’obéir au § 1 du chapitre
3 du Traité politique (posthume 1677). De même, Rousseau distingue le sujet du
citoyen dans le chapitre viii du
livre I Du Contrat social comme celui qui obéit en l’homme à celui
qui légifère. Être sujet, c’est donc un aspect de l’homme dans sa
dimension politique et non la totalité de l’homme. Et c’est même la dimension
de la soumission.
5. L’être conscient et libre. Le sujet
désigne l’être comme conscience capable de représentation et donc de se décider
pour ou contre ce qu’il prend en vue dans la représentation. Le sujet en ce
sens s’oppose à l’objet. Je me représente la table alors que l’inverse n’est
pas vrai. En outre, le sujet apparaît comme un principe moral ou juridique. On
parle aussi du sujet de droit, ce
qui n’est pas le cas de l’objet ou de l’animal dans certains cas. On attribue à
Descartes avec son cogito d’avoir découvert le sujet (quoiqu’il n’utilise
jamais le mot latin ou sa traduction latine en ce sens) et d’avoir ainsi fondé
la philosophie moderne (Discours de la
méthode, Quatrième partie, Méditations
métaphysiques, Méditation seconde, Principes
de la philosophie, première partie, article 7).
Le subjectif
se dit alors du sujet par opposition à l’objectif qui se dit de l’objet.
Le subjectif est ambivalent. Il est à la fois le faux, l’irréel, l’illusoire
par opposition à l’objectif qui est le vrai, le réel. Mais le subjectif est
également le propre du sujet, ce qui le distingue, sa vérité, et donc ce qu’on
ne peut lui contester, lui enlever. Le subjectif est alors ce qui a une valeur
que l’objectif n’a pas.
Problème.
Quel est le
sens fondamental de la notion de sujet ? Est-ce le sens de la philosophie
moderne ? En effet, ne faut-il pas être un sujet conscient et libre pour
saisir un thème, pour comprendre quel est le sujet de l’expérience, pour être
capable de parler, pour se penser soi-même comme identique à travers des temps
et des espaces différents, voire pour penser l’identité de toutes choses, pour
se soumettre à un pouvoir à partir d’une décision ? D’un autre côté,
l’être conscient n’est-il pas subordonné à une identité qui lui échappe, voire
à une fiction d’identité que lui donne la langue qu’il parle ? Ne
s’attribue-t-il pas le mode d’identité des choses parce que son existence lui
est moins familière que les choses qu’il utilise et dont la disponibilité lui
indique une identité ?
Le problème
général consiste à se demander si le sujet peut être pensé en vérité comme un
principe théorique et moral ou bien si au contraire il n’est pas une sorte
d’illusion ou d’erreur de la philosophie moderne.
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