jeudi 2 avril 2015

Liberté et bonheur - une dissertation sur le sujet : Faut-il préférer la liberté au bonheur ?

Tous les hommes désirent être heureux. Qui choisirait délibérément d’être malheureux ? Aussi semble-t-il évident qu’il faut préférer en tout le bonheur, y compris à la liberté. Et même celui qui choisit la liberté choisit en fait le bonheur qu’il se représente car faire ce qu’on veut, ce qui nous plaît ou mieux, ce qu’on a choisi, qu’est-ce d’autre qu’être heureux ?
Cependant, il arrive que des hommes se battent pour la liberté au détriment de leur bonheur et montrent ainsi une préférence pour une autre fin que le bonheur.
On peut donc se demander s’il faut préférer la liberté au bonheur, c’est-à-dire si c’est un devoir moral de choisir lorsqu’il y a conflit la liberté plutôt que le bonheur.
Il faut préférer le bonheur à la liberté s’il s’agit simplement de vivre mais plutôt la liberté au bonheur lorsqu’il s’agit de la morale, voire ne pas avoir à choisir entre liberté et bonheur si le bonheur est le fruit de l’acte libre.

Quel que soit le contenu du bonheur, il désigne subjectivement la satisfaction. Elle présuppose des désirs qui exigent d’être réalisés. Lorsque c’est le cas, c’est le plaisir. Sinon, c’est la douleur. Or, toutes nos actions trouvent leur fin dans le bonheur qui, lorsque nous l’obtenons, n’est pas un moyen pour autre chose. C’est pourquoi il est la fin ultime que nous visons. C’est pour cela qu’il n’est pas possible de préférer au bonheur la liberté entendue au sens habituel de faire ce qui nous plaît, voire au sens plus philosophique du choix. Elle est bien plutôt le moyen pour être heureux. Comme nous vivons en société, nous choisissons souvent de respecter les lois pour ne pas subir les punitions. Choisir, c’est être libre. Epicure, dans la Lettre à Ménécée, conseille de vivre avec prudence, honnêteté et justice pour être heureux. Car, qui pratique ces vertus, est heureux. C’est donc toujours le bonheur qui est notre fin.
Lorsque donc il faut choisir entre liberté et bonheur, c’est-à-dire lorsqu’il y a un conflit au moins apparent entre les deux, il est clair qu’il faut choisir le bonheur. Car, choisir la liberté, ce serait choisir le moyen au détriment de la fin. Ainsi, il vaut mieux obéir au tyran que de mourir dans d’atroces souffrances, quoi que demande le tyran. Et c’est pour cela qu’il faut obéir aux lois et décisions de l’État où l’on vit dans la mesure où l’ordre qu’il rend possible va nous permettre d’atteindre nos fins comme le soutient à juste titre Hobbes dans le Léviathan, à commencer par cette fin qui est la condition du bonheur : la vie.
Toutefois, choisir le bonheur peut consister à choisir l’immoralité et donc la soumission aux désirs, c’est-à-dire l’esclavage. Ne faut-il pas alors préférer la liberté au bonheur lorsque l’enjeu est moral ?

En effet, la satisfaction de nos désirs peut aller à l’encontre des désirs des autres, voire de leur intégrité physique. Il faut donc avec Kant dans la Critique de la raison pratique (1788) distinguer le devoir moral du désir de bonheur. Le premier vise le bien, abstraction faite de l’intérêt de celui qui agit qui est ce que vise le second. Une chose est de gagner aux cartes en trichant, une autre est de jouer sans tricher. Dans le premier cas, je puis à la fois être heureux et me mépriser. C’est pour cela que lorsque le pouvoir politique est liberticide, il est possible de choisir la liberté plutôt que le bonheur. Dans Le loup et le chien de Jean de La Fontaine (Fables, I, 5), le fabuliste met en scène un loup famélique qui « n’avait que les os et la peau » et « un Dogue aussi puissant que beau ». Le dialogue entre les deux animaux montre que si le second éprouve des difficultés à trouver de quoi se nourrir, la beauté de l’autre qu’il admire un temps, est finalement ternie par cette trace de collier qui montre son esclavage. La morale se présente dans la parole du loup qui ne veut pas du sort du chien. Il refuse « même à ce prix un trésor ». Le loup s’enfuit, préférant la liberté au bonheur. S’il est possible de choisir la liberté plutôt que le bonheur, le faut-il ?
Non seulement le bien moral est supérieur au bonheur, mais celui-ci est un concept indéterminé comme le soutient Kant dans les Fondements de la métaphysique des mœurs (1785). En effet, le bonheur comprend non seulement tous les désirs de l’homme mais leur satisfaction tout au long de leur vie. Or, pour le connaître, on ne peut faire appel qu’à l’expérience de sorte que comme la totalité de son cours ne nous est pas connue, nous ne pouvons savoir si la satisfaction d’un de nos désirs nous rendra heureux tout au long de notre vie. Le bonheur n’est pas la seule fin possible. Par contre, le devoir moral est toujours clair. Je sais qu’il est mal de tricher comme il est mal d’obéir à un tyran au détriment de la vie des autres, quelque malheur qu’il m’en coûte. Et comme on peut exiger l’obéissance au devoir moral mais non exiger le bonheur que chacun recherche, cela a un sens de préférer la liberté morale au bonheur dans la mesure où le devoir moral est bien une fin ultime clairement déterminée.
Néanmoins, il apparaît impossible de vouloir la liberté au détriment de son bonheur, c’est-à-dire de ne pas chercher une certaine satisfaction dans l’action. Ce serait désirer le malheur, ce qui est impossible. Ne faut-il pas alors dissocier bonheur et plaisir et concevoir une identité entre liberté et bonheur ?

S’il faut préférer la liberté au bonheur, c’est bien plutôt qu’elle rend possible le vrai bonheur. Il y a une joie dans le fait de faire sa volonté plutôt que d’attendre passivement des plaisirs, fussent-ils les plaisirs des désirs faciles à satisfaire comme le conseillaient les épicuriens. Celui donc qui refuse les ordres du tyran trouve dans l’exercice de sa propre volonté une joie qui n’a rien à voir avec le plaisir. Il est par contre que qui obéit au tyran garde toujours une certaine crainte et croyant choisir qu’il est préférable de choisir le bonheur, il récolte le malheur et l’esclavage.
Aussi faut-il préférer la liberté au bonheur en ce sens que c’est l’action libre qui constitue le bonheur comme Alain, dans les Propos sur le bonheur, l’a montré. En effet, les hommes choisissent des activités qui comprennent des peines, des souffrances, comme la boxe. Par conséquent, ce n’est pas le plaisir qu’il cherche. Bonheur et plaisir doivent se distinguer. Ce qui fait le bonheur, c’est l’action libre. Le maçon qui fait sa propre maison est heureux alors qu’il peut être malheureux à son travail. Aussi le devoir moral ne s’oppose pas au bonheur.
C’est pourquoi, en cas de conflit entre liberté et bonheur, comme lorsqu’un tyran propose à quelqu’un de trahir ou de mourir, il est clair que choisir de trahir, ce n’est nullement choisir le bonheur et non la liberté car qui se soumet à un tyran, choisit en réalité l’esclavage et le malheur de l’esclavage. Il faut donc toujours choisir la liberté parce qu’elle contient la possibilité du bonheur.

Disons donc que le problème était de savoir s’il fallait préférer la liberté au bonheur. Il est apparu d’abord que le bonheur apparaît comme la fin ultime qu’il faut toujours choisir car la liberté est son moyen. Mais il est également apparu que le devoir moral qui enveloppe la liberté vis-à-vis des désirs est aussi une fin ultime plus claire que le bonheur comme réalisation des désirs. Dans les cas de conflit, c’est donc la liberté qu’il faut préférer. Toutefois, si on distingue bonheur et plaisir, il apparaît que c’est dans l’action libre que le bonheur est possible de sorte que préférer la liberté, c’est aussi et en même temps préférer le bonheur.








Un Loup n’avait que les os et la peau,
Tant les chiens faisaient bonne garde.
Ce Loup rencontre un Dogue aussi puissant que beau,
Gras, poli, qui s’était fourvoyé par mégarde.
L'attaquer, le mettre en quartiers,
Sire Loup l’eût fait volontiers ;
Mais il fallait livrer bataille,
Et le Mâtin était de taille
À se défendre hardiment.
Le Loup donc l’aborde humblement,
Entre en propos, et lui fait compliment
Sur son embonpoint, qu’il admire.
« Il ne tiendra qu'à vous beau sire,
D’être aussi gras que moi, lui repartit le Chien.
Quittez les bois, vous ferez bien :
Vos pareils y sont misérables,
Cancres, hères, et pauvres diables,
Dont la condition est de mourir de faim.
Car quoi ? rien d’assuré : point de franche lippée ;
Tout à la pointe de l’épée.
Suivez-moi : vous aurez un bien meilleur destin. »
Le Loup reprit : « Que me faudra-t-il faire ?
- Presque rien, dit le Chien, donner la chasse aux gens
Portants bâtons, et mendiants ;
Flatter ceux du logis, à son Maître complaire :
Moyennant quoi votre salaire
Sera force reliefs de toutes les façons :
Os de poulets, os de pigeons, sans parler de mainte caresse. »
Le Loup déjà se forge une félicité
Qui le fait pleurer de tendresse.
Chemin faisant, il vit le col du Chien pelé.
« Qu’est-ce là ? lui dit-il. - Rien. – Quoi ? rien ? - Peu de chose.
- Mais encore ? - Le collier dont je suis attaché
De ce que vous voyez est peut-être la cause.
- Attaché ? dit le Loup : vous ne courez donc pas
Où vous voulez ? - Pas toujours ; mais qu'importe ?
- Il importe si bien, que de tous vos repas
Je ne veux en aucune sorte,
Et ne voudrais pas même à ce prix un trésor. »
Cela dit, maître Loup s'enfuit, et court encore.
La Fontaine (1625-1695), Fables (1668), I, 5.


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