Tous les hommes désirent être heureux. Qui
choisirait délibérément d’être malheureux ? Aussi semble-t-il évident
qu’il faut préférer en tout le bonheur, y compris à la liberté. Et même celui
qui choisit la liberté choisit en fait le bonheur qu’il se représente car faire
ce qu’on veut, ce qui nous plaît ou mieux, ce qu’on a choisi, qu’est-ce d’autre
qu’être heureux ?
Cependant, il arrive que des hommes se
battent pour la liberté au détriment de leur bonheur et montrent ainsi une
préférence pour une autre fin que le bonheur.
On peut donc se demander s’il faut
préférer la liberté au bonheur, c’est-à-dire si c’est un devoir moral de
choisir lorsqu’il y a conflit la liberté plutôt que le bonheur.
Il faut préférer le bonheur à la liberté
s’il s’agit simplement de vivre mais plutôt la liberté au bonheur lorsqu’il
s’agit de la morale, voire ne pas avoir à choisir entre liberté et bonheur si
le bonheur est le fruit de l’acte libre.
Quel que soit le contenu du bonheur, il
désigne subjectivement la satisfaction. Elle présuppose des désirs qui exigent
d’être réalisés. Lorsque c’est le cas, c’est le plaisir. Sinon, c’est la
douleur. Or, toutes nos actions trouvent leur fin dans le bonheur qui, lorsque
nous l’obtenons, n’est pas un moyen pour autre chose. C’est pourquoi il est la
fin ultime que nous visons. C’est pour cela qu’il n’est pas possible de
préférer au bonheur la liberté entendue au sens habituel de faire ce qui nous
plaît, voire au sens plus philosophique du choix. Elle est bien plutôt le moyen
pour être heureux. Comme nous vivons en société, nous choisissons souvent de
respecter les lois pour ne pas subir les punitions. Choisir, c’est être libre.
Epicure, dans la Lettre à Ménécée,
conseille de vivre avec prudence, honnêteté et justice pour être heureux. Car,
qui pratique ces vertus, est heureux. C’est donc toujours le bonheur qui est
notre fin.
Lorsque donc il faut choisir entre
liberté et bonheur, c’est-à-dire lorsqu’il y a un conflit au moins apparent entre
les deux, il est clair qu’il faut choisir le bonheur. Car, choisir la liberté,
ce serait choisir le moyen au détriment de la fin. Ainsi, il vaut mieux obéir au
tyran que de mourir dans d’atroces souffrances, quoi que demande le tyran. Et
c’est pour cela qu’il faut obéir aux lois et décisions de l’État où l’on vit
dans la mesure où l’ordre qu’il rend possible va nous permettre d’atteindre nos
fins comme le soutient à juste titre Hobbes dans le Léviathan, à commencer par cette fin qui est la condition du
bonheur : la vie.
Toutefois, choisir le bonheur peut
consister à choisir l’immoralité et donc la soumission aux désirs, c’est-à-dire
l’esclavage. Ne faut-il pas alors préférer la liberté au bonheur lorsque
l’enjeu est moral ?
En effet, la satisfaction de nos désirs
peut aller à l’encontre des désirs des autres, voire de leur intégrité
physique. Il faut donc avec Kant dans la Critique
de la raison pratique (1788) distinguer le devoir moral du désir de
bonheur. Le premier vise le bien, abstraction faite de l’intérêt de celui qui
agit qui est ce que vise le second. Une chose est de gagner aux cartes en
trichant, une autre est de jouer sans tricher. Dans le premier cas, je puis à
la fois être heureux et me mépriser. C’est pour cela que lorsque le pouvoir
politique est liberticide, il est possible de choisir la liberté plutôt que le
bonheur. Dans Le loup et le chien de
Jean de La Fontaine (Fables, I, 5),
le fabuliste met en scène un loup famélique qui « n’avait que les os et la peau » et « un Dogue aussi puissant que beau ». Le dialogue entre les deux
animaux montre que si le second éprouve des difficultés à trouver de quoi se
nourrir, la beauté de l’autre qu’il admire un temps, est finalement ternie par
cette trace de collier qui montre son esclavage. La morale se présente dans la
parole du loup qui ne veut pas du sort du chien. Il refuse « même à ce prix un trésor ». Le loup
s’enfuit, préférant la liberté au bonheur. S’il est possible de choisir la
liberté plutôt que le bonheur, le faut-il ?
Non seulement le bien moral est
supérieur au bonheur, mais celui-ci est un concept indéterminé comme le
soutient Kant dans les Fondements de la
métaphysique des mœurs (1785). En effet, le bonheur comprend non seulement
tous les désirs de l’homme mais leur satisfaction tout au long de leur vie. Or,
pour le connaître, on ne peut faire appel qu’à l’expérience de sorte que comme
la totalité de son cours ne nous est pas connue, nous ne pouvons savoir si la
satisfaction d’un de nos désirs nous rendra heureux tout au long de notre vie. Le
bonheur n’est pas la seule fin possible. Par contre, le devoir moral est
toujours clair. Je sais qu’il est mal de tricher comme il est mal d’obéir à un
tyran au détriment de la vie des autres, quelque malheur qu’il m’en coûte. Et
comme on peut exiger l’obéissance au devoir moral mais non exiger le bonheur
que chacun recherche, cela a un sens de préférer la liberté morale au bonheur
dans la mesure où le devoir moral est bien une fin ultime clairement
déterminée.
Néanmoins, il apparaît impossible de
vouloir la liberté au détriment de son bonheur, c’est-à-dire de ne pas chercher
une certaine satisfaction dans l’action. Ce serait désirer le malheur, ce qui
est impossible. Ne faut-il pas alors dissocier bonheur et plaisir et concevoir
une identité entre liberté et bonheur ?
S’il faut préférer la liberté au
bonheur, c’est bien plutôt qu’elle rend possible le vrai bonheur. Il y a une
joie dans le fait de faire sa volonté plutôt que d’attendre passivement des
plaisirs, fussent-ils les plaisirs des désirs faciles à satisfaire comme le
conseillaient les épicuriens. Celui donc qui refuse les ordres du tyran trouve
dans l’exercice de sa propre volonté une joie qui n’a rien à voir avec le
plaisir. Il est par contre que qui obéit au tyran garde toujours une certaine
crainte et croyant choisir qu’il est préférable de choisir le bonheur, il
récolte le malheur et l’esclavage.
Aussi faut-il préférer la liberté au
bonheur en ce sens que c’est l’action libre qui constitue le bonheur comme
Alain, dans les Propos sur le bonheur,
l’a montré. En effet, les hommes choisissent des activités qui comprennent des
peines, des souffrances, comme la boxe. Par conséquent, ce n’est pas le plaisir
qu’il cherche. Bonheur et plaisir doivent se distinguer. Ce qui fait le
bonheur, c’est l’action libre. Le maçon qui fait sa propre maison est heureux
alors qu’il peut être malheureux à son travail. Aussi le devoir moral ne s’oppose
pas au bonheur.
C’est pourquoi, en cas de conflit entre
liberté et bonheur, comme lorsqu’un tyran propose à quelqu’un de trahir ou de
mourir, il est clair que choisir de trahir, ce n’est nullement choisir le
bonheur et non la liberté car qui se soumet à un tyran, choisit en réalité
l’esclavage et le malheur de l’esclavage. Il faut donc toujours choisir la
liberté parce qu’elle contient la possibilité du bonheur.
Disons donc que le problème était de
savoir s’il fallait préférer la liberté au bonheur. Il est apparu d’abord que
le bonheur apparaît comme la fin ultime qu’il faut toujours choisir car la
liberté est son moyen. Mais il est également apparu que le devoir moral qui
enveloppe la liberté vis-à-vis des désirs est aussi une fin ultime plus claire
que le bonheur comme réalisation des désirs. Dans les cas de conflit, c’est
donc la liberté qu’il faut préférer. Toutefois, si on distingue bonheur et
plaisir, il apparaît que c’est dans l’action libre que le bonheur est possible
de sorte que préférer la liberté, c’est aussi et en même temps préférer le
bonheur.
Un Loup n’avait que les os et la peau,
Tant les chiens faisaient bonne garde.
Ce Loup rencontre un Dogue aussi puissant que beau,
Gras, poli, qui s’était fourvoyé par mégarde.
L'attaquer, le mettre en quartiers,
Sire Loup l’eût fait volontiers ;
Mais il fallait livrer bataille,
Et le Mâtin était de taille
À se défendre hardiment.
Le Loup donc l’aborde humblement,
Entre en propos, et lui fait compliment
Sur son embonpoint, qu’il admire.
« Il ne tiendra qu'à vous beau sire,
D’être aussi gras que moi, lui repartit le Chien.
Quittez les bois, vous ferez bien :
Vos pareils y sont misérables,
Cancres, hères, et pauvres diables,
Dont la condition est de mourir de faim.
Car quoi ? rien d’assuré : point de
franche lippée ;
Tout à la pointe de l’épée.
Suivez-moi : vous aurez un bien meilleur
destin. »
Le Loup reprit : « Que me faudra-t-il faire ?
- Presque rien, dit le Chien, donner la chasse aux
gens
Portants bâtons, et mendiants ;
Flatter ceux du logis, à son Maître complaire :
Moyennant quoi votre salaire
Sera force reliefs de toutes les façons :
Os de poulets, os de pigeons, sans parler de mainte
caresse. »
Le Loup déjà se forge une félicité
Qui le fait pleurer de tendresse.
Chemin faisant, il vit le col du Chien pelé.
« Qu’est-ce là ? lui dit-il. - Rien. –
Quoi ? rien ? - Peu de chose.
- Mais encore ? - Le collier dont je suis
attaché
De ce que vous voyez est peut-être la cause.
- Attaché ? dit le Loup : vous ne courez
donc pas
Où vous voulez ? - Pas toujours ; mais
qu'importe ?
- Il importe si bien, que de tous vos repas
Je ne veux en aucune sorte,
Et ne voudrais pas même à ce prix un trésor. »
Cela dit, maître Loup s'enfuit, et court encore.
La
Fontaine (1625-1695), Fables (1668),
I, 5.
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