Lucas Cranach l'ancien (1472-1553), Adam et Eve (1526)
Spinoza
réfute avec élégance la thèse classique selon laquelle, l’homme, être
raisonnable, est doué de libre arbitre et qu’il peut donc agir contre la nature.
Elle est contraire à l’expérience qui montre au contraire des hommes soumis au
plaisir même déraisonnable. Il réfute non moins vigoureusement la thèse religieuse
du péché originel en réfutant la thèse du péché tout court, ce qui est le trait
commun aux religions monothéistes qui, toutes, admettent une faute d’Adam ou de
l’homme. L’argument est que s’il disposait de sa raison, l’homme ne pourrait
choisir le mal. Le recours au diable conduit à déplacer le problème qui reste
entier.
L’intérêt
de ce texte est de montrer la cohérence de la position naturaliste, sa
conformité à l’expérience.
La plupart (…) croient que les
insensés troublent l’ordre de la nature plutôt qu’ils ne le suivent, et la
plupart aussi conçoivent les hommes dans la nature comme un empire dans un
empire. Ils jugent en effet que l’âme humaine, loin d’être produite par des
causes naturelles, est immédiatement créée par Dieu, et indépendante du reste
du monde à ce point qu’elle a un pouvoir absolu de se déterminer elle-même et d’user
droitement de la raison. Mais l’expérience enseigne plus que suffisamment qu’il
n’est pas plus en notre pouvoir d’avoir une âme saine qu’un corps sain. Comme
en outre toute chose, autant qu’il est en elle-même, s’efforce de conserver son
être, nous ne pouvons douter en aucune manière que s’il était en notre pouvoir
aussi bien de vivre suivant les prescriptions de la raison que d’être conduits
par le désir aveugle, tous vivraient sous la conduite de la raison et suivant
des règles sagement instituées, or cela n’est pas le moins du monde, chacun au
contraire obéit à l’attrait du plaisir qu’il recherche. Il n’est pas vrai que
cette difficulté soit levée par les théologiens quand ils déclarent que la
cause de cette impuissance de la nature humaine est le vice ou le péché qui
tire son origine de la chute du premier homme. Si en effet le premier homme
avait eu le pouvoir de rester droit aussi bien que de tomber, s’il était en
possession de lui-même et d’une nature non encore viciée, comment a-t-il pu se
faire qu’ayant savoir et prudence, il soit tombé ? Dira-t-on qu’il a été
trompé par le diable ? Mais qui donc a trompé le diable lui-même ? Qui,
demandé-je, a pu faire que l’être l’emportant sur toutes les autres créatures
par la connaissance ait été assez fou pour vouloir être plus grand que Dieu ?
Cet être qui avait une âme saine, ne s’efforçait donc pas de conserver son être
autant qu’il était en lui ? Comment a-t-il pu arriver en outre que le
premier homme, en possession de lui-même et maître de sa volonté, se soit
laissé séduire et tromper ? Si en effet il avait le pouvoir d’user
droitement de la raison, il n’a pu être trompé, car autant qu’il était en lui,
il s’est nécessairement efforcé de conserver son être et son âme saine. Or on
suppose qu’il avait ce pouvoir. Il a donc nécessairement conservé son âme en
santé et n’a pu être trompé. Mais son histoire montre que cela n'est pas. Il
faut donc reconnaître qu'il n’était pas au pouvoir du premier homme d’user droitement
de la raison, mais qu’il a été, comme nous le sommes, soumis aux passions.
Spinoza, Traité politique (1677 posthume), chapitre II, § 6.
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