Santo di Tito (1536-1603), Portrait posthume de Machiavel, détail.
Sujet
Expliquer le texte suivant :
Les hommes
réussissent ou échouent suivant qu’ils savent ou non régler leur conduite sur
les circonstances : on voit en effet les uns y aller pleins d’impétuosité,
les autres circonspects et prudents : et ces deux démarches étant
pareillement éloignées de la seule qui convienne, les fourvoient (1)
pareillement. L’homme qui se fourvoie le moins et rencontre le succès est celui
dont la démarche rencontre les circonstances favorables, mais alors, comme
toujours, il ne fait qu’obéir à la force de sa nature. (…) Pier Soderini (2)
réglait sa conduite sur les principes de l’humanité et de la patience. Il vit
prospérer sa patrie tant que les circonstances se prêtèrent à ce génie. Mais
vinrent des temps où il fallait rompre avec une politique d’humilité et de
patience, et il ne sut pas rompre : il tomba et avec lui, sa patrie. Le
pape Jules II (3) se livra pendant tout son pontificat à la fureur et à
l’impétuosité de son caractère et comme les circonstances s’accordaient à
merveille avec cette façon d’agir, il réussit dans toutes ses entreprises.
Fût-il survenu d’autres circonstances qui eussent demandé un autre génie, il se
serait nécessairement perdu, parce qu’il n’eût pas changé ni de caractère ni de
conduite. (…) C’est de là que viennent les inégalités de fortune (4) : les
temps changent, et nous ne voulons pas changer. De là vient aussi la chute des
cités, parce que les Républiques ne changent pas leurs institutions avec le
temps (…). Elles ont, il est vrai, cette excuse que, pour les y déterminer, il
faut que viennent des temps qui les ébranlent tout entières, et il ne suffit
pas qu’un seul homme y modifie son comportement.
Machiavel,
Discours sur la première décade de
Tite-Live (posthume, 1531)
La
connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit
que l’explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du
problème dont il est question.
Notes.
(1) Les
trompent.
(2) Pier Soderini
(1452-1522), Homme d’Etat italien ayant dirigé la Cité de Florence.
(3) Giulliano
Della Rovere (1443-1513), connu comme Pape sous le nom de Jules II ; il
agit durant son pontificat comme un chef d’Etat et un chef de guerre
impitoyable.
(4) Fortune : chance.
Corrigé
[Le texte est
extrait du livre III, chapitre IX Qu’il faut savoir varier selon les temps, si
l’on veut toujours trouver la fortune propice.]
Qu’est-ce qui
importe en politique ? Agir de telle sorte qu’on obtienne le succès quels
que soient les moyens mis en œuvre ou bien mettre en œuvre certains principes,
notamment des principes moraux, quels que soient les résultats ?
Tel est le
problème dont traite cet extrait du Discours
sur la première décade de Tite-Live écrit par Machiavel et publié à titre
posthume en 1531.
L’auteur veut
montrer que ce qui importe en politique, quel que soit le régime, est de
s’adapter aux circonstances pour conserver l’État.
On peut donc se
demander s’il s’agit là d’un principe qui conduirait à faire du cynisme le
principe même de la politique ou bien si ce n’est pas la condition nécessaire
pour que les principes moraux qu’on trouve notamment dans le régime républicain
ne se retournent pas contre lui.
On verra en quoi
la réussite se comprend comme la rencontre entre une capacité à avoir des
principes adaptés et des circonstances changeantes, puis comment ce principe
s’applique aux chefs d’État pour ensuite voir en quoi les républiques sont
également concernées.
Machiavel commence
par des considérations générales sur la réussite ou l’échec des hommes. Par réussite,
il faut entendre la réalisation des principes d’action qu’on met en œuvre et
par échec l’inverse. Or, Machiavel définit la réussite et l’échec par la
capacité à se régler sur les circonstances. Une telle définition paraît
contradictoire. En effet, supposons que je veuille vivre en bonne santé. Je réussis
si j’y arrive et j’échoue à l’inverse. Supposons encore que je désire me marier
avec telle personne. Je ne peux me régler sur les circonstances pour réussir
puisqu’il peut se faire que la personne ne le désire pas. Dans ce cas l’échec
est nécessaire. Qu’est-ce que Machiavel entend par se régler sur les
circonstances ?
Il donne deux
cas d’actions reposant sur certains principes. C’est d’abord le cas de ceux qui
agissent avec « impétuosité »,
c’est-à-dire de façon vive et rapide. C’est ensuite le cas de ceux qui sont « circonspects et prudents », c’est-à-dire
qui agissent à l’inverse des premiers, comprenons qui réfléchissent avant d’agir
et qui sont capables de discernement. Or, Machiavel rejette les deux types d’action.
Elles s’opposent à la seule valable, celle de l’adaptation aux circonstances. Or,
il y a des cas où on ne voit pas comment on pourrait agir autrement que de
façon impétueuse ou de façon prudente. Que faut-il donc vraiment comprendre
dans la critique de l’erreur dans l’action que fait Machiavel ?
Il précise
justement que celui qui se trompe le moins est celui dont les principes d’actions
sont conformes aux circonstances. On comprend donc que qui agit de façon
impétueuse se trompe moins si les circonstances sont telles qu’elles exigent ce
type d’action. À l’inverse, si c’est la circonspection et la prudence qui sont
requises, se trompe moins celui qui agit ainsi dans certaines circonstances. Dès
lors, ne pas se tromper, c’est être impétueux quand les circonstances l’exigent
et être circonspect et prudent lorsqu’elles l’exigent. Finalement, l’erreur est
d’avoir des principes qui restent toujours les mêmes. On pourrait dire de façon
paradoxale que le seul principe valable pour Machiavel, c’est de ne pas en
avoir. On comprend alors que si ceux qui ont des principes sont dans l’erreur,
c’est qu’ils agissent en obéissant à leur nature – soit d’être impétueux ou d’être
circonspect et prudent. Par nature ici il paraît difficile de comprendre une
essence fixe qui déterminerait absolument chaque homme car en ce cas, l’analyse
de Machiavel n’aurait pas d’objet. Car, l’extrait commence par l’idée qu’il
faut savoir s’adapter au changement de circonstances. Comprenons alors qu’un
tel savoir rend possible une conduite adaptée. On peut donc entendre l’idée d’une
nature de l’individu en un sens un peu large comme lorsqu’on dit de la coutume
qu’elle est une seconde nature, c’est-à-dire finalement que par nature on
entend ce qui est en quelque sorte enraciné en nous, qui constitue un caractère
relativement stable. Machiavel préconise donc de rompre avec les principes d’action
de types moraux pour les remplacer par un principe d’adaptation aux
circonstances.
Or, s’il faut se
déterminer à agir en fonction des circonstances, ne faut-il pas justement les
comprendre, les discerner ? N’est-ce pas la vertu de prudence qui est ce
discernement ? Et surtout, le problème reste entier : comment
comprendre la réussite ?
Les considérations
générales sont là pour éclairer le problème de Machiavel. En effet, il donne
deux exemples de principes d’action politique qui permettent de comprendre ce
qu’il entend par réussite : à savoir la conservation de l’État lorsque ce
dernier est dirigé par un seul homme.
Son premier
exemple est celui de Pier Soderini dont il décrit les principes politiques
comme des principes moraux : humanité, patience, voire théologiques :
humilité. Machiavel ne condamne pas ses principes. Ils constituent son génie,
comprenons ce qui dirigeait son action au sens quasiment étymologique d’une
être surnaturel et supérieur qui guide un individu. Il remarque que si
longtemps ils ont permis à Pier Soderini et à la cité de Florence comme nous l’apprend
la note de prospérer, un changement de circonstances qu’il ne détaille pas, a
conduit à leur perte. Autrement dit, Pier Soderini aurait dû « rompre »
avec la politique morale qui était la sienne. Il est clair que c’est une
politique immorale qu’il aurait dû suivre. Pourquoi ? Cela lui aurait
permis et de se sauver et sa patrie. On voit donc que le principe de l’adaptation
aux circonstances apparaît comme le principe de la supériorité de la politique
sur la morale, thème général de la pensée de Machiavel. C’est surtout celui
selon lequel la conservation de soi prime sans quoi il n’est plus possible de
faire quoi que ce soit.
Le deuxième exemple
le confirme. En effet, Machiavel prend l’exemple d’une politique, celle du pape
Jules II, peut-être mort au moment où il écrit puisqu’il la juge tout entière. Cette
politique n’avait rien de moral puisqu’elle se fondait sur l’impétuosité. En prenant
une politique réussie, immorale, menée par un pape, chef d’État du Vatican,
Machiavel argumente contre la doctrine soutenue par l’Église selon laquelle le
gouvernant doit respecter les valeurs morales et théologiques. Toujours est-il
que la réussite de Jules II n’avait pas de valeur en elle-même. Si les circonstances
avaient changé, il aurait échoué soutient Machiavel dans une sorte de
prédiction dans le passé qui a pour but de faire ressortir la logique de l’action.
L’opposition de
deux types de chefs d’État, l’un qui a une politique morale et l’autre une politique
immorale vise à montrer qu’en politique, ce qui importe, c’est le principe du
salut de l’Etat qui a pour corolaire celui de l’adaptation aux circonstances. On
pourrait dire que le principe de la politique est autonome vis-à-vis de la
morale. Il s’agit de perpétuer l’État, c’est-à-dire l’entité politique comme
telle. C’est le sens de la maxime « Salus
populis suprema lex esto » rapportée par Cicéron (Des lois, III, 3).
Il est
remarquable que les exemples que donne Machiavel concernent des exemples d’États
dirigés par un seul homme et où la conservation ou non de l’État dépend de son
caractère. Or, justement, dans la mesure où certains États sont constitués
autrement que par leur relation à un chef, l’analyse de Machiavel s’y
applique-t-il ?
Machiavel paraît
déduire que les inégalités de fortune proviennent du fait que « les temps
changent » alors que les hommes en général ne veulent pas changer. On peut
d’abord entendre par les temps non les époques, mais les circonstances. La raison
en est qu’une époque est susceptible de durer plus d’une génération alors que
les circonstances quant à elles peuvent varier indépendamment des
considérations d’époques, voire à l’intérieur de la même époque. On peut donner
comme exemple de circonstance qu’une guerre se déclare ou qu’une révolte
populaire ait lieu, etc. Quant à la volonté de ne pas changer, on peut l’entendre
en deux sens. Soit Machiavel veut dire qu’il s’agit là d’une sorte de faute, c’est-à-dire
que nous pourrions changer mais que nous choisissons de ne pas le faire. Soit
il s’agit du constat que notre volonté est en quelque sorte soumise à notre
nature et que les hommes ne peuvent changer. Dans ce dernier cas, c’est le sens
même de son analyse qui est problématique. Pourquoi s’interroger sur les
conditions de la meilleure façon d’agir en politique ?
Il en déduit
également « la chute des cités ». Il faut comprendre par là ce que
nous nommons plutôt l’État. Il faut comprendre l’institution même du pouvoir
politique, relativement séparé de la société, et qui exerce le pouvoir
législatif et exécutif, peut décider de la paix ou de la guerre. Un État ou une
Cité chute lorsqu’il perd son indépendance ou se retrouve intégrer à une autre.
Machiavel donne comme raison de la disparition des républiques le fait qu’elles
ne changent pas leurs institutions. Parle-t-il alors des mêmes faits que ceux
dont il était question avec Pier Soderini ou le pape Jules II ou bien s’agit-il
de faits différents ?
Machiavel excuse
les républiques en avançant deux motifs. D’une part, il faut que les
changements de circonstances soient suffisants pour qu’elles soient tout
entières ébranlées. Ce motif semble s’accorder avec les deux exemples qu’il a
donnés en ce sens que c’est bien la patrie de Pier Soderini qui aurait été
atteinte et c’est donc l’État du pape qui aurait été détruit. Par contre, le
deuxième motif énoncé par Machiavel est que le changement d’un seul homme ne
suffit pas. On doit donc comprendre que les républiques diffèrent des régimes
où un homme dirige qui sont formellement des monarchies ou des principautés. Par
république, on entend alors un État dont les institutions permettent au peuple
d’être directement ou indirectement souverain. Elles présentent donc un
avantage, celui d’une plus grande stabilité. Si donc on admet qu’il est
difficile aux hommes, voire impossible de changer de caractère, il est clair qu’un
État gagnera à être plutôt une république. Dès lors, soit les hommes peuvent
changer de nature et ils peuvent apprendre à s’adapter aux circonstances, soit
certains hommes ont pour nature de s’adapter aux circonstances et ils sont de
bons chefs d’État potentiels, soit l’État est une république et il dépend plus
d’institutions solides et souples à la fois pour pouvoir s’adapter aux
circonstances.
Disons en guise
de conclusion que dans cet extrait de son Discours sur la première décade de
Tite-Live, Machiavel traite par rapport à la fortune, c’est-à-dire à ce qui
advient sans que les hommes puissent véritablement le prévoir, de la question
de savoir si dans l’action politique, les principes doivent être toujours
suivis ou si au contraire le principe est de n’en pas avoir. En montrant que c’est
à la fois une exigence et que c’est en même temps difficile, il montre
finalement que ce qui permet de contourner la difficulté de trouver un homme
suffisamment habile dans l’art politique pour toujours trouver ce qu’il faut
faire, c’est de vivre dans une république avec de bonnes institutions.
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