Un sage, un lion, une hydre aux cent
têtes, cousus ensemble dans le même sac, voilà donc l’homme, à ce que Platon
dit (1). L’hydre n’a jamais fini de manger et de boire ; le plus grand des
sages se met à table trois fois par jour ; et si d’autres ne lui
apportaient la nourriture, aussitôt il devrait la chercher, oubliant tout le
reste, à la façon du rat d’égout. D’où le sage désire amasser, et craint de
manquer. Mettons toutes les pauvretés et tous les désirs au ventre ; c’est
la partie craintive. Tête sur ventre, cela fait un sage humilié. Cela ne fait
point encore un homme, il s’en faut bien. Le lion, en cette sorte de fable,
représente la colère, ou l’irascible, comme on disait dans l’ancien temps. Je
le mets au thorax, sous la cuirasse, où bat le muscle creux. C’est la partie
combattante, courroucée et courageuse, les deux ensemble. Et le langage commun
me rappelle qu’autour du cœur vivent les passions. « Rodrigue, as-tu du
cœur ? » (2) Cela ne demande point si Rodrigue est faible, affamé,
craintif.
Cette remarque conduit assez loin. L’homme
n’est pas tant redoutable par le désir que par la colère. Le désir compose ;
le désir échange. Mais on ne peut composer avec un homme offensé. Il me semble
que c’est principalement l’offense qui fait les passions. Le refus d’un
plaisir, on s’en arrangerait. Les vices sont pacifiques ; peut-être même
sont-ils poltrons essentiellement. Mais qui ne voit qu’un refus de plaisir peut
être une offense ? L’amoureux peut être déçu ; ce n’est qu’une faim ;
ce n’est que tristesse de ventre. Mais s’il est ridicule, le drame se noue.
Dignité et colère ensemble. Ce mouvement dépend plus de la tête que du ventre.
C’est du courage souvent que vient cette idée qu’un homme en vaut un autre ;
mais du jugement aussi. Le sage et le lion seraient donc d’accord à ne point
supporter le mépris. Dans le fait un homme se passe très bien de beaucoup de
choses. Mais il y a une manière méprisante de refuser partage ; c’est par
là que les choses se gâtent.
Dans les passions de l’amour, il arrive
souvent que la coquette refuse ce qu’elle est arrivée, quelquefois non sans
peine, à faire désirer. Offrez la croix ou l’académie à un homme qui ne
demandait rien, arrivez à les lui faire désirer, et aussitôt retirez l’appât.
Telle est quelquefois la coquetterie d’un ministre, et toujours la coquetterie
de Célimène (3). C’est humilier deux fois. C’est se moquer. Chose digne de
remarque, moins ce qui était promis est précieux, agréable et beau, plus
peut-être l’on s’indigne ; c’est qu’on l’a désiré. Alors le lion rugit.
C’est une idée assez commune que
révolutions et guerres sont filles de pauvreté. Mais ce n’est qu’une
demi-vérité. Ce ne sont point les pauvres qui sont redoutables, ce sont les
humiliés et les offensés. L’aiguillon du besoin ne fait qu’un animal peureux ;
pensée de vol, non pensée de vengeance. Et la pensée s’occupe toute à chercher
un repas après l’autre. Tête et ventre. Les passions veulent du loisir, et un
sang riche. On croit que la faim conduirait à la colère ; mais c’est là
une pensée d’homme bien nourri. Dans le fait une extrême faim tarit d’abord les
mouvements de luxe, et premièrement la colère. J’en dirais autant du besoin de
dormir, plus impérieux peut-être que la faim. Ainsi la colère ne serait pas
naturellement au service des désirs, comme on veut d’abord croire.
Pourquoi je conduis mes pensées par là ?
C’est que Platon dit quelque chose d’étonnant au sujet de la colère. Il dit qu’elle
est toujours l’alliée de la tête ; et toujours contre le ventre. Je
repoussais d’abord cette idée, mais j’aperçois maintenant qu’il y a de l’indignation
en beaucoup de colères, et enfin que c’est l’idée d’une injustice supposée, à
tort ou à raison, qui les allume toutes. Que l’homme ait besoin de beaucoup de
choses, et ne règne sur ses désirs qu’en leur cédant un peu, cela n’explique
pas encore les passions. C’est que cette condition, commune à tous, n’humilie
personne. Le travail n’humilie point. Bien mieux on ne trouverait pas un homme
sur mille qui s’arrangeât de ne rien faire, et d’être gorgé comme un
nourrisson. Gagner sa vie, cela ne fait point peine, et même fait plaisir. Ce
qui irrite c’est l’idée que ce salaire bien gagné ne vienne pas par le travail
seul comme un lièvre pris à la chasse, mais dépende encore de la volonté et du
jugement de quelqu’un. L’idée d’un droit est dans toute colère, et Platon n’a
pas parlé au hasard.
Ce qu’il importe ici de comprendre, c’est
que la colère est encore un principe d’ordre, dont on voit tout de suite qu’il
enferme une contradiction. L’erreur est de compter sur la colère et de prendre
pour bonnes ses raisons sans craindre assez les moyens qui lui sont ordinaires.
Et voilà pourquoi de tous les projets de paix, on voit revenir la guerre dont
le principe est exactement dans une colère soutenue par l’apparence d’un droit.
Alain, Propos sur des philosophes (posthume, 1961), LXXXII Un sage, un
lion, une hydre aux cent têtes, Propos du 15 février 1926
Notes
(1)
Platon, La république, livre IX.
(2)
C’est ce que demande Don Diègue à son fils Rodrigue à la scène 5 de l’acte I du
Cid (1637) de Pierre Corneille
(1606-1684).
(3)
Personnage du Misanthrope (1666) de
Molière (1622-1673).
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