Paul Gauguin (1848-1903), Arearea ("Joyeusetés") ou le chien rouge, huile sur toile, 75 x 94 cm, Musée d'Orsay Paris.
Il est courant
d’attribuer à la pluralité des cultures le manque d’unité du genre humain.
Parce qu’ils n’ont pas les mêmes modes de vies et de pensées, parce que les
religions auxquelles ils adhèrent sont différentes, parce qu’ils parlent tant
de langues, les hommes seraient divisés, opposés, en guerre. Et surtout, comment
le genre humain pourrait-il être un s’il est constitué d’une pluralité de
cultures qui, toutes, revendiquent d’être la véritable culture ?
Mais, n’est-ce
pas justement ce refus de la pluralité culturelle qui est à la source de
l’impossibilité de reconnaître l’unité du genre humain qui n’est pas celle
d’une espèce biologique, d’un genre au sens de la classification, mais d’êtres
qui ont pour tâche de réaliser leur humanité ?
On peut donc
se demander s’il est possible de concilier l’unité du genre humain avec la
pluralité des cultures ou bien si elle est véritablement l’obstacle qui rend
impossible tant théoriquement que pratiquement l’unité du genre humain.
La pluralité
des cultures signifie que l’on nie l’unité de la culture. Or, comme le genre
humain n’est pas l’espèce humaine, son unité semble en ce sens impossible.
C’est que l’espèce humaine définit par des critères biologiques, station
verticale, forme du squelette, etc. n’existe qu’abstraction faite de ce qui
fait l’humain. Même les critères généraux comme la fabrication d’outils ou le
langage sont abstraits car ce sont toujours des outils particuliers ou des
langues différentes que les hommes parlent. Enfin, la biologie appartient à une
culture particulière et il n’est pas sûr que toutes les cultures aient la même
idée de l’espèce humaine.
Si donc par
culture on entend la façon toujours particulière qu’a chaque groupe particulier
de vivre et de penser, façon transmise par une tradition, alors il faudrait
considérer que l’unité du genre humain n’est pas possible. La raison en est que
chaque tradition définit d’une certaine façon l’homme et surtout le réalise d’une
certaine façon. En ce sens l’idée de nature humaine, c’est-à-dire l’idée de
caractéristiques universelles qui définirait l’humain apparaît comme totalement
illusoire. Ce qui est vrai en théorie, c’est-à-dire ce qui concerne la vérité,
l’est à plus forte raison en pratique.
Il est évident
que tout n’oppose pas pratiquement les cultures. Des coopérations, des échanges
sont même possibles. Il n’en reste pas moins vrai que le conflit est toujours
possible parce qu’il appartient à chaque culture de définir ce qui est bien ou
mal en se prenant elle-même comme centre. Si l’interdit du meurtre est
universel, cela est vrai à l’intérieur de la culture, voire de la tribu. Dieu interdit
le meurtre aux Hébreux, il ne leur interdit pas de massacrer d’autres peuples
pour s’installer sur la terre promise. Certaines cultures ont des pratiques qui
les opposent aux autres, comme les peuples anthropophages tels les redoutables
Mundugumor décrit par Margaret Mead (1901-1978) dans Mœurs et sexualité en Océanie (1963 pour la traduction française).
En outre, toutes s’opposent en ce sens qu’elles sont d’abord soucieuses
d’elles-mêmes. Ce n’est donc pas pour rien que la guerre est un phénomène
universel, tout au moins général. Dès lors, l’unité pratique, c’est-à-dire qui
concerne l’action, du genre humain apparaît impossible.
Pourtant,
n’est-ce pas parce que chaque culture tend à s’affirmer elle-même qu’elle est
conduite à affronter les autres ou à vouloir se considérer comme la seule
culture ? Dès lors, n’est-ce pas au contraire l’affirmation positive de la
pluralité de cultures qui est à même de pouvoir affirmer l’unité du genre
humain ?
En effet,
comme Claude Lévi-Strauss (1908-2009) l’a montré dans Race et histoire (1952), refuser à l’autre la culture, c’est-à-dire
le considérer comme un barbare comme le faisait les Grecs puis les Gréco-latins
ou comme un sauvage comme l’Occident l’a fait pour les peuples qualifiés de
« primitifs » au sens de premiers et d’attardés, c’est non seulement
nier la diversité culturelle comme fait qui qualifie l’homme mais c’est
également reproduire l’attitude de ceux que l’on qualifie ou traite de sauvage
ou de barbare. En effet, telle est l’attitude la plus générale des peuples sur
terre. Reconnaître la diversité culturelle, c’est donc la seule façon de refuser
la barbarie qui consiste à penser que l’autre est un barbare.
C’est qu’outre
l’aspect théorique, il y a l’aspect pratique. C’est ainsi que la colonisation a
été fondée sur le principe qu’affirmait notamment Jules Ferry selon lequel les
races supérieures se devaient d’éduquer les races inférieures. On sait que le
vingtième siècle a été particulièrement ensanglanté par des prétentions encore
plus exorbitantes. C’est la raison pour laquelle l’idée d’humanité requiert
d’accepter la pluralité culturelle et de refuser l’ethnocentrisme. Le respect
de l’altérité autrement dit la tolérance positive qui refuse l’intolérance sans
quoi elle est contradictoire, voilà ce qui permet de concilier pratiquement la
pluralité des cultures et l’unité du genre humain.
Ce n’est donc
pas la pluralité des cultures mais son refus qui conduit à rendre impossible
l’unité du genre humain d’un point de vue théorique. D’un point de vue
pratique, l’ethnocentrisme conduit bien évidemment à confondre l’humanité avec
son propre groupe. A l’inverse, en refusant l’ethnocentrisme, on montre par-là
même une capacité à se détacher des préjugés de sa propre culture. Tel est le
processus qui conduit à accéder à une idée de l’humanité qui englobe tous les
hommes et dont Lévi-Strauss dit, avec raison, qu’elle est récente. L’histoire
du vingtième siècle montre d’ailleurs qu’une telle idée reste fragile. Si donc
le barbare véritable, c’est celui qui croit à la barbarie, le genre humain est
irréductiblement pluriel. C’est en cela que l’homme n’est pas qu’une espèce
biologique, mais également un être capable de culture. Or, si la culture était
unique, comment se distinguerait-elle de la simple nature ?
Néanmoins, il
semble contradictoire de considérer à la fois que la pluralité culturelle est
ce qui définit l’humanité comme genre humain et de refuser le caractère
exclusif des cultures. N’est-il pas lui-même barbare celui qui définit le
barbare comme celui qui croit à la barbarie ?
Si c’est par
la culture que l’on devient homme, une chose est d’avoir une culture reçue par
la tradition, une autre est de se cultiver. Remarquons que le mot culture vient
du latin où comme en français il a un sens propre et un sens figuré. Au sens
propre la culture c’est les soins donnés aux plantes, au sens figuré c’est le
soin que l’on se donne à soi-même. Cicéron qui a utilisé le terme de culture en
ce sens figuré dans les Tusculanes pour définir l’acquisition de ce que les
Grecs avaient découvert. Il est le premier selon Hannah Arendt (La crise de la culture, p.271-273). N’est-il
pas alors remarquable que l’idée de culture en ce sens soit la reconnaissance
de la valeur d’une autre culture au sens anthropologique.
En effet, il
est vrai que les Romains considéraient de nombreux peuples comme barbares à
l’exemple des Grecs. Tite-Live par exemple considère que les Gaulois sont à
peine des hommes et qu’avec eux, il ne faut avoir nul égard. Toujours est-il
que les romains pensaient que les Grecs étaient un modèle. C’est donc la
reconnaissance de la valeur universelle d’une autre culture qui est à l’origine
de ce terme et du processus positif d’acquisition de la culture. Or, ne se
retrouve-t-on pas alors dans un processus de négation de la pluralité
culturelle ?
Il apparaît
nécessaire de distinguer en chaque culture ce qui est acceptable ou ce qui ne
l’est pas, tant du point de vue théorique que du point de vue pratique. Dès
lors, la pluralité des cultures s’intégrerait à l’unité du genre humain pensé
sous le signe de la culture. Ou
plutôt, ce qui n’est pas acceptable dans chacune des cultures c’est ce par quoi
elle nie les autres. Tel est le cas des traditions reçues passivement. Ce n’est
donc pas pour rien que le voyage a toujours été un moyen pour remettre en cause
les préjugés de sa propre culture. Déjà Solon (vi°
siècle av. J.-C.) était tenu pour un philosophe selon l’Histoire d’Hérodote (~480-~420 av. J.-C.), c’est-à-dire quelqu’un
qui place son intérêt dans le savoir, à cause de ses nombreux voyages.
Descartes montre dans le Discours de la
méthode comment le voyage a été pour lui un moyen de se défaire de nombre
de préjugés acquis lors de sa scolarité. Pratiquement, l’inacceptable, c’est la
négation des autres cultures, y compris la prétention de civiliser les autres,
ce pourquoi la guerre est ce qui empêche pratiquement l’unité du genre humain.
Si la
pluralité des cultures apparaît comme un obstacle à l’unité du genre humain
c’est parce qu’en fin de compte celui-ci n’est pas indépendant de l’idée de
culture. Alors que l’espèce humaine n’a d’unité que biologique, le genre humain
ne peut être un que par la culture.
Or, chaque
culture a tendance à prétendre détenir la vérité en ce qui concerne ce qu’est
l’homme. Ce n’est donc pas la pluralité en tant que telle des cultures, mais
leur exclusivité potentielle qui est un obstacle à l’unité du genre humain.
Aussi, sans tomber
dans un relativisme qui consiste à considérer que toutes les cultures sont
bonnes, on peut accepter la pluralité culturelle comme un moyen pour les hommes
pour chercher par eux-mêmes à s’humaniser, c’est-à-dire à se cultiver
véritablement, ce qui suppose de se détacher de sa propre culture au sens
anthropologique du terme pour recueillir ce par quoi on peut être humain, y
compris au sens pratique qui consiste à reconnaître l’humain même dans
l’inhumain dont les hommes sont souvent capables.
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