Qui n’a entendu concernant un autre ou lui-même ce reproche : « inconscient ! ». Que peut-on donc reprocher à celui qui est inconscient ?
Il est contradictoire de reprocher à quelqu’un d’être dans les conditions requises pour ne pas être responsable de ses actes. Pour que le reproche ait un sens, l’inconscient doit être responsable de son état d’inconscience donc être conscient, ce qui semble contradictoire.
Cependant, l’inconscience qui est l’état de celui qui est inconscient pourrait être invoquée pour rejeter toute responsabilité. Un alcoolique qui a tué en voiture quelqu’un peut-il s’excuser auprès du juge en prétendant qu’il avait trop bu ? C’est manifestement absurde.
Dès lors, on peut se demander si ce qu’on reproche à l’inconscient c’est d’être l’auteur de son état ou bien si c’est d’être la cause de l’acte ou bien si c’est d’être de mauvaise foi.
L’inconscient, c’est celui qui est en état d’inconscience. Or, il est difficile de reprocher quoi que ce soit à quelqu’un d’endormi, d’évanoui ou dans le coma puisqu’il ne fait rien. On peut lui reprocher son état si son état est son fait. En général, on reproche à l’inconscient de ne pas avoir réfléchi. Or, pour être sujet de reproche il faut avoir agi volontairement. Celui qui est inconscient a agi involontairement. Or pénalement, on peut accuser quelqu’un d’homicide involontaire. Pourquoi ?
La réflexion exige du sujet qu’il décide de réfléchir. C’est pour cela qu’on peut avec Alain dans ses Définitions (posthume, 1953) soutenir que la réflexion qui fait l’essence de la conscience est toujours implicitement morale. Être conscient, c’est s’interroger sur soi-même, sur ce qu’on veut faire. Dès lors l’imprudence, l’inattention, le manquement à des règles de sécurité prescrites sont une faute non seulement juridique, mais également morale, lorsque c’est le sujet lui-même qui choisit de passer outre. Soit il se met volontairement en état de ne pas agir consciemment comme dans l’ivresse, soit il détourne son attention de sa propre décision, comme dans toutes les formes d’inattention comme dans la rêverie. Comment est-ce possible ?
Pour cela, nous dit Alain on s’en remet à d’autres, voire on s’en remet à autre chose. Bref, on détourne sa conscience de ce qu’on doit faire. On écoute les préjugés sociaux disait avant cela Rousseau dans la « profession de foi du vicaire savoyard » du livre IV de son Émile. Ainsi est-on conscient au sens psychologique mais d’autant plus inconscient au sens moral qu’on se dispose à étouffer en soi la voix de la conscience jusqu’à la rendre inaudible. N’est-ce pas ce qui se passe lorsqu’on invoque la diversité des coutumes pour refuser d’agir moralement ?
Toutefois, il n’est pas possible de détourner volontairement sa conscience puisque, comme dans la volonté d’oubli qui renforce la mémoire, cette volonté est réflexion et le sujet ne serait plus inconscient. Dès lors, reprocher au sujet d’être inconscient n’est-ce pas lui reprocher un acte nuisible et lui attribuer une faute dont il ne peut être tenu pour responsable ? N’est-on pas alors obligé de penser qu’on a rien à reprocher au sujet si ce n’est d’être la cause supposée de l’acte nuisible ?
Aussi ce qu’on reproche à l’inconscient, ce n’est pas tant d’être à la source de son état que de façon plus générale, d’être la cause d’une action dommageable pour lui ou pour les autres. C’est ainsi que Œdipe, quoiqu’il n’ait pas tué son père et épousé sa mère en connaissance de cause, se juge lui-même comme coupable et les autres avec lui. Il se punit dans la pièce de Sophocle (495-406 av. J.-C.) Œdipe-roi, en se crevant les yeux. Il se sent donc coupable. Dans la seconde pièce de Sophocle le concernant qui nous a été conservée, Œdipe à Colonne, il fait horreur à ceux qui le rencontrent et qui connaissent pourtant son histoire.
Or, cette responsabilité de l’auteur de l’acte ne va pas du tout de soi. En effet, on peut avec Freud considérer que les actes du sujet ont une motivation inconsciente qu’il ignore. C’est elle qui le fait s’accuser. Le sujet qui n’a donc pas voulu l’action est inconscient au sens propre. Il est donc clair que le sujet n’a rien à se reprocher. Œdipe qui s’était puni lui-même, se pense innocent dans la seconde pièce de Sophocle, Œdipe à Colonne. Ce qu’on reproche à celui qui est inconscient, ce n’est pas sa responsabilité, mais son acte pour lequel on exige un coupable. En droit, l’homicide involontaire est puni de trois ans de prison. N’est-ce pas la société qu’on défend ainsi au détriment de la justice ?
Ce qu’on reproche à l’inconscient n’est rien quant à la faute morale. C’est pour cela qu’on transpose dans le passé la conscience qu’il aurait dû avoir. Mais s’il avait pu être conscient, il l’aurait été. Comment même imaginer que l’homme puisse réfléchir à tout ? Dès lors, il faut faire un pas de plus et penser que les actions du sujet lui échappent quant à leur motivation. Aussi, de même qu’il arrive de commettre des lapsus ou des actes manqués sans gravité, arrive-t-il de commettre des fautes graves sans qu’il soit possible d’incriminer autre chose que les motifs inconscients du sujet. Il n’y a donc rien à lui reprocher.
Cependant, ne risque-t-on pas ainsi d’innocenter tout le monde en faisant agir notre inconscient ? Dès lors, n’est-il pas possible d’être inconscient et coupable ? Comment serait-il donc possible de reprocher au sujet de l’être et quoi lui reprocher ?
Pour qu’il soit possible de légitimement reprocher quelque chose à quelqu’un en le qualifiant d’inconscient, il doit être responsable et agir sans réflexion. Il faut alors distinguer la conscience et la réflexion. C’est à quoi nous invite Sartre à l’instar de Husserl dans son article « Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl : l’intentionnalité » repris dans Situations I. Si on pense que l’intentionnalité est le caractère propre de la conscience, alors il est possible d’être conscient sans réfléchir. En effet, s’il fallait réfléchir avant de décider il faudrait réfléchir cette réflexion et ainsi de suite à l’infini. C’est pourquoi il faut admettre qu’il y a nécessairement un choix conscient et spontané que ne peut être réfléchi. Ne pas réfléchir lorsqu’on agit est le propre de l’action. Est-ce à dire que tout le monde est inconscient ?
Nullement car le sujet est bien responsable des fautes qu’il commet. Et s’il commet une faute involontairement, ce n’est pas faute de réflexion, mais faute d’avoir fait le choix qu’il aurait dû faire, à savoir justement, tenter non seulement de réfléchir avant d’agir, mais d’avoir conformé son action à une règle ayant une valeur morale. Celui qui est imprudent par exemple parce qu’il conduit à une vitesse excessive se concentre pour ne pas faire d’accident. S’il tue quelqu’un, on pourra le traiter d’inconscient. Mais comment ?
C’est que la réflexion exige une seconde intentionnalité qui consiste à prendre la première pour objet. Réfléchir exige un effort. Réfléchir exige de se disposer à assumer ses choix. C’est pour cela que le sujet peut choisir de ne pas choisir en visant uniquement l’action qu’il engage : c’est en ce sens qu’on peut lui reprocher d’agir inconsciemment. Non pas qu’il était inconscient, mais il a refusé cette forme de conscience qu’est la réflexion. Il a choisi de ne pas choisir. Et comme il s’en remet à l’inconscience, c’est en ce sens qu’on peut dire que ce qu’on peut lui reprocher, c’est sa mauvaise foi.
En définitive, le problème était de savoir ce qu’on peut reprocher à celui qui est inconscient en sachant qu’un reproche n’a de sens que pour celui qui est conscient et donc responsable de ses actes. Il est d’usage de reprocher à celui qui a commis une faute involontaire de ne pas avoir réfléchi. Mais si on définit la conscience par la réflexion, on ne comprend pas ce qu’on reproche à celui qui est inconscient. On peut alors aller jusqu’à penser que c’est son inconscient, c’est-à-dire la partie de lui-même qui échappe à la conscience, qui produit l’inconscience en lui. Toutefois, il n’y aurait rien à lui reprocher. Pire. Il faudrait alors innocenter toutes les fautes involontaires. Or, nous avons vu que la conscience est bien plutôt intentionnalité que réflexion. Aussi le sujet qui choisit de ne pas choisir et donc refuse de réfléchir tout en se disculpant est de mauvaise foi. Voilà ce qu’on peut à juste titre reprocher à celui qui est inconscient.
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