Sujet 3 : Expliquer le texte
suivant :
L’homme est un être destiné à la société (bien qu’il
soit aussi insociable), et en cultivant I’état de société il ressent
puissamment le besoin de s’ouvrir aux autres (même sans avoir là d’intention
précise) ; mais d’un autre côté, retenu et averti par la peur de l’abus
que les autres pourraient faire de cette révélation de ses pensées, il se voit
alors contraint de renfermer en lui-même une bonne part de ses jugements
(surtout ceux qu’il porte sur les autres hommes). (...) II consentirait bien
aussi à révéler aux autres ses défauts et ses fautes, mais il doit craindre que
l’autre ne dissimule les siens et que lui-même puisse ainsi baisser dans
l'estime de ce dernier s’il lui ouvrait tout son cœur.
Si donc il trouve un
homme qui ait de bonnes intentions et soit sensé, de telle sorte qu’il puisse,
sans avoir à se soucier de ce danger, lui ouvrir son cœur en toute confiance et
s’accorde de surcroît avec lui sur la manière de juger des choses, il peut
donner libre cours à ses pensées. Il n’est plus entièrement seul avec ses
pensées, comme dans une prison, mais jouit d’une liberté dont il est privé dans
la foule où il lui faut se renfermer en lui-même.
Kant, Doctrine de la vertu,
1797.
La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas
requise. Il faut et il suffit que l’explication rende compte, par la
compréhension précise du texte, du problème dont il est question.
Corrigé
Des Confessions de Saint Augustin à celles de
Rousseau, des écrivains ont manifesté le besoin de dire aux autres ce qui les
concernait. Des poires volées du futur père de l’Église au vol d’un ruban ou à
l’abandon de ses enfants par Jean-Jacques, la confession ou aveu sur soi n’est
pas seulement l’expression des qualités mais également des fautes. La
confession peut donc se retourner contre celui qui la fait. Dès lors, on peut
se demander non seulement pourquoi se dire aux autres et à quel autre faut-il
se dire. Bref, à quelle condition la confession peut-elle être bénéfique ?
Tel est le problème que résout Kant dans cet extrait de sa Doctrine de la
vertu de 1797.
Il veut montrer qu’à la condition de trouver un ami,
l’homme par la confession, se libère de lui-même.
Comment l’auteur rend-il compte du besoin de se dire
aux autres ? Quels sont les obstacles à la confession qui supposent que
l’on ne se confie pas à n’importe qui ? Qu’apporte-t-elle lorsqu’elle est
possible vis-à-vis de l’ami ?
Pour rendre compte du besoin de se dire aux autres,
Kant part du principe selon lequel l’homme a pour finalité la vie en société.
Il faut comprendre par là que l’homme ne peut pas être homme hors de la
société. Le terme société est quelque peu ambigu. Au sens étymologique, il
désigne une alliance entre peuples ou entre les associés d’une entreprise. Or,
il s’agit alors simplement de relations à d’autres en vue de son propre
intérêt. On peut donc plutôt par société entendre le fait de vivre par et pour
les autres. Une telle interprétation se justifie par la parenthèse où Kant
concède que l’homme est aussi insociable. Par là il ne faut pas entendre qu’il
ne serait pas fait pour vivre avec les autres, mais plutôt qu’en vivant avec
les autres, il vit pour lui et uniquement pour lui. Autrement dit, être
insociable, c’est faire passer son propre intérêt avant celui des autres ou
plutôt ne tenir compte que de son intérêt sans jamais se soucier des autres.
Une fois posée le principe de la sociabilité de
l’homme limitée ou plutôt contrebalancée par son insociabilité, Kant ajoute
pour expliquer le besoin de se dire aux autres, que l’homme cultive l’état de
société. Il faut comprendre par là qu’il prend soin, conformément à
l’étymologie du terme culture, du fait même qu’il y a société et qu’il vit dans
une société. Autrement dit, l’homme est amené à entretenir avec les autres des
relations telles que le fait de la société se maintienne et s’approfondisse.
On comprend alors que cette culture de la sociabilité
implante en l’homme un besoin impérieux de s’ouvrir aux autres. C’est ce qu’on
peut appeler une confession au sens d’un aveu fait à d’autres. En effet, Kant
ne parle pas de façon générale du fait de s’exprimer sur n’importe quel sujet,
mais du fait de s’ouvrir. Ce qui importe alors pour celui qui parle, c’est non
seulement ce qu’il dit, mais également qu’il le pense. C’est donc lui qui est
en cause. Confesser peut être exprimer ce qu’on pense sur quelque chose en
mettant l’accent sur le fait de le croire. C’est en ce sens qu’on peut
confesser une doctrine. L’ouverture de soi aux autres, voilà ce qu’est l’aveu
ou la confession.
Que ce besoin soit spécifique, soit sui generis,
c’est-à-dire qu’il ne dépende pas d’autre chose, Kant le précise dans une
parenthèse en indiquant qu’il peut ne pas y avoir d’intention précise à
l’ouverture aux autres. C’est donc dire qu’il est possible de s’ouvrir aux
autres pour cette fin là et non pour une autre comme les convaincre, les
persuader, les manipuler, etc. Dès lors, la confession apparaît bien comme liée
à la sociabilité et non à une autre source. Tout se passe comme si Kant
semblait remettre en cause la confession au sens religieux qui trouve certes
dans un autre une oreille attentive et autorisée, mais qui n’est que
l’intermédiaire de Dieu, c’est-à-dire d’un autre qui sait déjà ce qu’on va
dire, voire qui nous connaît mieux nous-mêmes que nous nous connaissons comme
le père de l’Église, Saint Augustin, le soutenait au livre X de ses Confessions.
Or, si les hommes éprouvent le besoin de se confesser
aux autres, ils devraient donc tout dire aux autres sans réticence. Tel n’est
pas le cas comme l’expérience de tous les temps le montre. Comment donc se
fait-il que les hommes ne se livrent pas franchement ? D’où peut provenir
le manque de confiance entre eux ?
En effet, Kant explique la réticence à s’ouvrir par la
peur des abus que les autres peuvent commettre à partir des confessions que le
sujet peut leur faire. Pourquoi refuser de se confier ? D’où peut provenir
la peur qui empêche de se confier aux autres ? Soit elle provient de
l’expérience, autrement dit, la confiance trahie une fois amène le sujet à se
méfier. Pourtant Kant ne dit rien d’une telle expérience. Soit elle est connue a
priori, c’est-à-dire indépendamment de l’expérience, et il ne reste qu’une
solution : le sujet lui-même serait près à abuser des révélations
qu’autrui lui ferait. Or, s’il est vrai comme Kant le soutient que l’homme est
insociable, il sait en un sens l’être et dès lors, puisque l’insociabilité
c’est se servir des autres comme de moyens pour ses propres fins, chacun doit
savoir qu’il est prêt à faire ce qu’il dénonce chez les autres. Avoir peur des
autres est rendu possible par le fait que nous savons que les autres sont comme
nous sommes.
En quoi dès lors peut consister cet abus ? Si
quelqu’un me dit penser quelque chose, on ne voit pas immédiatement en quoi je
peux agir contre lui à partir de ce qu’il me dit. On peut saisir ce que Kant
entend par abus d’un aveu si on remarque que parmi les jugements que chacun est
prêt à révéler, il y a les jugements sur les autres. Ils peuvent être
cognitifs, (“elle n’est pas intelligente”) moraux (“il est menteur”) ou
esthétiques (“il a de grandes oreilles”). Mais surtout, ils peuvent être
négatifs pour autrui. Dès lors, un premier abus possible consiste dans la
révélation de ce que quelqu’un nous a dit à propos d’un autre. Or, si on y
réfléchit, que m’importe qu’on me trouve bête, méchant et laid ? En quoi
puis-je être affecté de la révélation du jugement que j’ai porté sur un
autre ? Là encore, c’est l’usage qui peut en être fait, car le jugement
est aussi une façon d’imputer à l’autre des défauts. Or, quels qu’ils soient,
ils rabaissent l’individu quant à l’opinion que l’on a de lui. En outre, on
trahit ainsi la confiance de celui dont on a dit du mal à tort ou à raison dans
la mesure où ce n’est pas à lui qu’on s’est adressé. On montre donc une
certaine défiance à son égard. La conséquence qu’en déduit Kant, c’est que la
défiance vis-à-vis des autres conduit chacun à garder en lui ce qu’il pense,
notamment ce qu’il pense des autres. On comprend alors qu’il y a là une difficulté
puisque cette conservation va à l’encontre du besoin de s’ouvrir aux autres qui
résultent de la sociabilité de l’homme.
L’auteur ajoute une deuxième raison pour laquelle les
hommes ne s’épanchent pas vis-à-vis des autres, à savoir qu’en leur indiquant
leurs défauts et leurs fautes, il n’obtiendrait pas la réciproque. En effet,
Kant indique que dans la crainte de l’absence de réciprocité, se confesser, se
serait finalement se livrer en quelque sorte aux autres. En effet, si l’autre
ne me donne pas non plus ses défauts ou ses fautes, je baisserais dans son
estime. Autrement dit, il me mépriserait. On peut alors se demander pourquoi.
Qu’importe ce jugement négatif sur moi-même ? Il faut croire que si on est
prêt en indiquant ses défauts et ses fautes à se montrer à sa vraie valeur,
moindre que l’apparence, on n’est nullement prêt à être le seul. Tout se passe
comme si Kant, implicitement, remettait en cause la confession catholique qui
consiste comme on sait à avouer ses fautes à un prêtre qui lui-même ne les
avoue qu’à un autre, jusqu’à … Dieu. C’est que l’absence de réciprocité donne
un pouvoir de l’un sur l’autre. Il ne peut y avoir de confession véritable que
réciproque.
Mais pourquoi mes fautes et surtout mes défauts
pourraient donner lieu à une baisse de l’estime de l’autre ? Par faute, il
faut entendre une action immorale faite intentionnellement ou tout au moins par
un manque de volonté. Mentir ou négliger une action méritoire sont des fautes.
Un défaut, c’est le manque d’une qualité. Mais, il est clair que le défaut ne
peut m’être imputé que si et seulement s’il provient en un sens de moi. Ainsi,
si je ne sais pas lire parce que je n’ai pas fait l’effort nécessaire, c’est un
défaut. Dès lors, l’aveu me concerne bien quant à ma valeur. C’est pour cela
que l’estime de l’autre peut augmenter ou diminuer. Mais elle ne m’affecterait
pas si elle n’entrait pour quelque chose dans la façon dont moi-même je peux me
concevoir. Autrement dit, l’estime ou la mésestime des autres entre dans la
reconnaissance que je cherche auprès des autres pour être moi-même. Ici, Kant
la met sur le plan de la sociabilité.
Ainsi chacun a besoin de s’ouvrir aux autres et a peur
de le faire. Comment donc sortir de cette contradiction ? Bref, à quelles
conditions est-il possible de se confesser selon Kant ? Et qu’apporte
finalement la confession ?
Kant propose trois conditions qui rendent positives la
confession, c’est-à-dire qui permettent au sujet de se libérer en quelque sorte
de lui-même.
La première condition est qu’il faut un homme qui ait
de bonnes intentions, c’est-à-dire qui ne veuillent pas utiliser la confession
pour ses propres fins. Cette condition est énoncée la première, est-ce à dire
qu’elle l’est ? Il le faut car il est clair que cette condition qu’on peut
nommer morale est absolument essentielle. Il suffit de concevoir un homme ayant
de mauvaises intentions. Il est clair alors qu’il utiliserait la confession
contre celui qui l’a faite.
La seconde condition est que l’homme soit sensé. Par
là il faut entendre quelqu’un qui raisonne correctement dans ses matières qui
sont celles de la vie sociale. En effet, on peut être un grand savant et manqué
de sens dans la vie avec les autres. Or, cette condition s’ajoute à la première
en ce sens que sans elle, les bonnes intentions pourraient se retourner contre
les deux interlocuteurs. Ainsi, celui qui reçoit la confession ne doit-il pas
se moquer de l’autre même s’il est ridicule, sans quoi il le blesserait. Il
faut donc concevoir que celui qui reçoit la confession doit savoir en user à
bon escient. Ainsi ne doit-il pas la révéler à n’importe qui. Qui voudrait donc
se confier à un benêt ? Voilà ce que laisse entendre Kant.
Enfin la troisième condition qui apparaît comme
n’étant pas nécessaire mais comme favorisant la confession est l’identité de
point de vue quant à la façon de juger des choses. Le problème alors est de
savoir ce que cela signifie. Il ne s’agit pas bien évidemment d’une identité
d’opinions même si elle en résulte. En effet, il est possible d’avoir les mêmes
opinions sans pourtant juger de la même façon. Je puis aimer lire Kant soit
parce qu’il me donne à penser soit parce qu’il me permet de m’endormir plus
vite. L’opinion est la même, la manière de juger ou de penser non.
Il s’agit donc d’une certaine façon de juger. Or, ce
ne peut être quant à la morale puisque là, s’accorder, c’est la définition même
de ce qui est bien. Comment comprendre sinon que l’on soit affecté par le
jugement d’autrui sur nos défauts ou nos fautes si on ne pensait pas qu’il juge
comme nous ? Il ne peut s’agir non plus du domaine scientifique où la
manière de penser est strictement universelle en droit. Il ne peut être
question de style en science. Dès lors, l’identité quant à la manière de penser
concerne une certaine entente quant à la façon d’appréhender les phénomènes
moralement indifférents. Autrement dit, il s’agit d’une question de style un
peu comme dans le domaine esthétique, il y a différents style d’écriture ou de
peinture, etc.
Aussi, cette troisième condition introduit-elle comme
personne digne de recevoir la confession, l’ami. Par là, on entend à la fois
quelqu’un avec qui règne une affection mais également une certaine identité.
L’ami, c’est cet autre soi-même comme dit Aristote dans l’Éthique à
Nicomaque (livre IX, chapitre 4). Or, dans l’hypothèse où l’on trouve un
ami, il est alors possible de lui faire part de ses pensées et par là même de
s’en libérer selon Kant. C’est donc dire que penser seul revient à s’enfermer
en quelque sorte. Pourquoi donc le fait de dire à l’autre ce qu’on pense serait
libérateur ? Kant l’entend bien ainsi puisque l’ami nous délivre de cet
emprisonnement que nous vivrions dans la foule où nous ne pouvons nous ouvrir.
La foule désigne ici à la fois le grand nombre et surtout les anonymes. Cela
renforce donc notre interprétation selon laquelle seul l’autre en tant qu’ami
peut être digne de confiance pour la confession.
Si donc exprimer aux autres ce qu’on pense libère, ce
ne peut être qu’en tant que la pensée véritable enveloppe l’universalité. En
effet, penser dans la solitude, c’est avoir une pensée qui n’a de valeur que
pour soi. Dès lors, si l’homme est destiné comme Kant l’admet à être avec les
autres, il est tout autant destiné à penser avec les autres ou plutôt à penser
de telle sorte que les autres puissent penser comme lui. On peut l’illustrer
ici avec la conception kantienne du jugement esthétique telle qu’elle se
déploie dans la Critique de la faculté de juger esthétique. L’auteur en
effet y distingue l’agréable du beau. Le second nous amène à exiger de l’autre
qu’il juge comme nous même si nous ne pouvons le convaincre ou le persuader.
C’est donc que dans notre façon de penser, l’autre en général est impliqué.
Aussi la confession, dans la mesure où elle implique
un ami, permet, malgré l’insociabilité des hommes, de réaliser en un autre
déterminé, cet autrui qui nous est nécessaire pour que nous puissions nous
réaliser, notamment pour que nous puissions penser. Si l’autre nous permet de
nous libérer de nous-mêmes, c’est parce qu’il n’y a pas de réalisation de soi
dans la solitude, c’est qu’en s’exprimant, notre penser trouve sa vérité et la
possibilité en étant partagé, c’est-à-dire communiqué au sens étymologique, la
condition de son existence véritable.
Disons donc en guise de conclusion que Kant, dans cet
extrait de sa Doctrine de la vertu, a
tenté de rendre compte de la possibilité de la confession. Il est apparu
qu’elle se fonde sur la sociabilité de l’homme et qu’elle trouve dans son
insociabilité son obstacle.
Dès lors, pour qu’elle soit possible et qu’elle
permette à chacun de véritablement penser, c’est-à-dire communiquer à l’autre
sa façon même de juger des choses, des autres et de soi, il est nécessaire de
trouver un ami, c’est-à-dire cet autre en qui il sera possible d’avoir
confiance pour pouvoir éprouver dans leur vérité, nos pensées.
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