Lorsqu’on voit l’astronaute David
Scott lâcher en même temps un marteau et une plume sur la lune lors de la
mission Apollo XV, on ne doute pas que l’expérience permet de prouver ce qu’on
ne penserait pas exact de prime abord. Reste que l’expérience demande à être
conçue par la raison. Donc, la raison est-elle plus fiable que
l’expérience ?
La raison est la faculté de discerner
le vrai du faux. C’est sur elle donc qu’il faut compter pour découvrir et
l’expérience, c’est-à-dire ce qui apparaît à nos sens extérieurs, ne peut que
lui être soumise.
Toutefois, on peut raisonner et se
tromper. L’expérience permet donc de tester ce que la raison propose. Elle
paraît donc plus fiable, c’est-à-dire qu’il faut lui faire confiance pour
déterminer ce que la raison propose.
On peut donc se demander si la raison
est plus fiable que l’expérience ou non.
On verra en quoi la raison est plus
fiable que l’expérience, puis en quoi elle ne l’est pas parce qu’elle repose sur
l’expérience puis qu’il faut se servir de chacune pour critiquer l’autre en ce
qu’aucune n’est véritablement fiable.
L’expérience ne permet pas de
découvrir d’autres vérités que les particulières et les individuelles ;
elle permet à peine à confirmer les vérités générales. On peut prendre
l’exemple de Leibniz dans Les nouveaux essais sur l’entendement humain concernant
l’alternance du jour et de la nuit en 24 heures. Si elle paraît une vérité
générale dans nos climats, ce n’est pas le cas à Nova Zembla non loin de
l’Arctique où la nuit peut durer plusieurs mois. L’expérience aurait pu être
ici trompeuse. Elle est moins fiable que la raison qui peut confirmer des
vérités universelles et nécessaires comme on le voit en mathématiques où seule
la démonstration à partir de principes règne.
L’expérience n’est donc que
provisoire. La raison permet de le savoir. En effet, tout ce qu’on peut dire
d’une vérité générale que l’expérience confirme, c’est qu’elle est valable
jusqu’à preuve du contraire. C’est pourquoi les savants multiplient les expériences
pour toujours confirmer les vérités générales. De cette façon, dans
l’antiquité, il y a eu de nombreuses observations pour montrer que la Terre est
sphérique : sa forme arrondie dans les éclipses de Lune, les étoiles qu’on
voit ou qu’on ne voit plus en allant du nord au sud (cf. Aristote, Traité
du ciel, II, 14) ou les bateaux qui apparaissent progressivement à
l’horizon (Strabon, Géographie, I, 20).
Toutefois, la raison, seule, ne peut
pas vraiment connaître les faits. Sans l’expérience, elle ne peut que forger
des hypothèses diverses et sans valeur objective. La raison doit passer par
l’expérience. N’est-ce pas qu’il faut essentiellement se fier à celle-ci ?
La raison, a priori,
c’est-à-dire indépendamment de l’expérience, ne peut absolument pas découvrir
ce qui cause ou ce qui résulte des faits. Il lui faut passer par l’expérience,
c’est-à-dire par la répétition des mêmes séries de faits. Comme le dit Hume dans
l’Enquête sur l’entendement humain (1748),
Adam n’aurait pu découvrir les propriétés de l’eau ou du feu en les voyant
simplement. Il n’aurait pu savoir que la première peut le suffoquer et le
second le consumer. C’est que d’une cause supposée, plusieurs effets sont
possibles. Et si nous n’en pensons qu’un, c’est parce que justement
l’expérience est ce à quoi nous nous fions. Ainsi, si je lâche un objet, il va
tomber. Mais il pourrait ne pas le faire. C’est l’expérience qui m’apprend
qu’il va tomber parce que jusque-là, c’est ce qui s’est passé.
Aussi est-ce l’expérience qui peut
suggérer des hypothèses à la raison et donc être pour elle le principe à partir
duquel elle peut déduire des conséquences. Dans tous les cas, il faut alors
qu’elle puisse les tester. Il faut donc que la raison elle-même se fie à
l’expérience. En effet, la répétition de la même série de faits ne prouvant pas
qu’elle va se répéter, c’est bien une croyance qui finit par produire
l’expérience.
Néanmoins, l’expérience peut être
fautive. On ne peut donc se fier entièrement à elle. Dès lors, ne faut-il pas
considérer que la raison est tout aussi peu fiable que l’expérience ?
L’expérience sert à tester les
questions que la raison permet de poser. En effet, il n’y a pas d’expérience
sans une question, précise ou confuse comme le montre Bergson dans La
pensée et le mouvant (1934). Un fait brut est strictement
incompréhensible. L’esprit ne pourrait l’appréhender. Il faut donc avoir une
idée pour qu’une expérience soit possible. Et pour faire une expérience en vue
de découvrir une vérité, il faut poser une question, c’est-à-dire formuler une
hypothèse.
Mais comme l’expérience n’est que
particulière, elle ne peut prouver définitivement. La raison ne peut donc pas
se fier à l’expérience de façon absolue. Elle doit se défier aussi de sa
capacité à errer sans s’en rendre compte. Ainsi, il a paru conforme à la raison
et à l’expérience pendant pratiquement deux millénaires que les corps tombent
d’autant plus vite qu’ils étaient plus lourds. C’est Galilée qui, au XVII°
siècle, a montré que les corps tombaient tous à la même vitesse dans le vide,
les différences apparentes venant de la résistance de l’air. Dans le vide, la feuille
de chêne tombe aussi vite que le gland – quoiqu’Aristote ait pensé le contraire.
En un mot, le problème était de savoir
si la raison est plus fiable que l’expérience ou non. Si la raison paraît plus
fiable, c’est parce qu’elle permet d’atteindre des vérités universelles et
nécessaires. Mais comme elle ne permet pas d’atteindre la vérité des faits, elle
n’a pas la fiabilité de l’expérience. En dernière analyse, il paraît plutôt que
ni la raison ni l’expérience ne sont véritablement fiables. La collaboration
des deux permet seulement d’éliminer progressivement des erreurs.
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