Le joueur qui regarde fébrile le mouvement des dés sait que la réalisation de son désir ne dépend pas de lui. Aussi qui veut être toujours satisfait doit certainement préférer changer ses désirs plutôt que l’ordre du monde. Tel était le sens de la seconde maxime de la morale provisoire de Descartes dans la troisième partie de son Discours de la méthode.
Toutefois, une telle attitude présuppose de limiter nos désirs. Dès lors, cela n’implique-t-il pas de s’empêcher de les réaliser puisqu’à la limite on pourrait aller jusqu’à vouloir les supprimer ? N’est-il pas préférable de tenter de les réaliser, condition minimale pour qu’ils soient satisfaits ?
Dès lors, vaut-il mieux changer nos désirs que l’ordre du monde ou au contraire ne faut-il pas tenter de réaliser nos désirs quoiqu’il arrive ?
Préférez changer ses désirs plutôt que l’ordre du monde peut être en effet conçu comme la manifestation de l’impuissance. On pense que le monde a un ordre qui ne dépend pas de nous. Cet ordre du monde n’est rien d’autre que l’ensemble des faits tels qu’ils sont disposés. Il se manifeste clairement dans les catastrophes naturelles lorsqu’elles surviennent. Or, dépendent de nous nos désirs non pas en tant que désirs mais en tant qu’ils visent certains objets et appartiennent donc à nos pensées. On peut alors modifier nos désirs pour faire en sorte qu’ils soient toujours satisfaits. Il faut vouloir ce qui arrive comme cela arrive et non que ce qu’on veut arrive comme on le veut prescrivait Épictète dans son Manuel à qui voulait être toujours satisfait. Il présupposait ainsi que l’ordre du monde était un obstacle à nos désirs en tant qu’il existe indépendamment d’eux. Or, comment l’ordre du monde peut-il faire obstacle à nos désirs ?
S’il s’agit des choses elles-mêmes, il est possible de les modifier par l’activité humaine. Disons donc avec Hegel dans sa Propédeutique philosophique que par le travail il est possible de donner une forme objective à nos buts, quels qu’ils soient. En effet, il n’est rien d’autre que la modification des choses pour leur donner une forme utile ou considérée comme telle. Déjà dans le fameux chœur de son Antigone, Sophocle (495-406 av. J.-C.) faisait remarquer que l’homme est un vivant terrible à cause de ses capacités techniques. Si les choses n’offrent pas une résistance absolue, si l’ordre du monde est le même pour le marin qui conduit son bateau et pour celui qui échoue, dès lors il n’y a pas de raison de préférer nos désirs à l’ordre du monde. Un ordre du monde qui s’impose quoi qu’on fasse, c’est la fatalité, dont Alain disait que le marin se moque dans un de ses Propos sur le bonheur (XXII La fatalité). Mais l’obstacle n’est-il pas autrui ?
En effet, fait partie de l’ordre du monde l’ordre social. Quelle que soit la société, il lui faut des obligations. Certaines sont universelles comme la prohibition du meurtre entre les membres du groupe ou la prohibition de l’inceste au sens large d’une interdiction de certaines femmes comme Claude Lévi-Strauss (né en 1908) l’a montré dans Les structures élémentaires de la parenté (1949). Dès lors, il paraît nécessaire de changer nos désirs lorsqu’il porte sur les interdits sociaux. Toutefois, on pourrait arguer avec le sophiste Thrasymaque du livre I de La République de Platon que cette limitation ne concerne que les faibles. Ceux qui sont capables de prendre et de conserver le pouvoir peuvent faire tout ce qu’ils désirent. Mieux, ils sont d’autant plus capables que le pouvoir consiste à faire faire aux autres. Ainsi le tyran accompli est-il capable de plier l’ordre du monde à ses désirs. C’est ce que le frère de Platon, Glaucon, un des personnages de La République, illustre dans le livre II avec le récit de l’ancêtre de Gygès le Lydien. Simple berger, il trouve un jour sur un cadavre qu’il a profané un anneau magique qui le rend invisible, il séduit la reine, prend le pouvoir et dès lors réalise sans partage tous ses désirs. La fiction montre que si les hommes admettent qu’ils doivent plutôt changer leurs désirs que l’ordre du monde c’est par simple impuissance et non parce qu’il s’agirait là de quelque chose de désirable.
Cependant, la quête indéfinie de la réalisation des désirs dont le personnage inventé par Tirso de Molina (1583-1648), Don Juan, qui court de conquête féminine en conquête féminine dans une frénésie sans terme, est la figure emblématique, porte avec elle une insatisfaction telle qu’elle implique de se demander si changer ses désirs plutôt que l’ordre du monde n’est pas préférable en soi ?
En effet, avoir un désir et ne pouvoir le satisfaire ne présente aucun intérêt. Pire. C’est là l’unique source du malheur. Or, un désir peut ne pas être satisfait soit parce que les événements extérieurs le contrarient : on dira alors que l’ordre du monde et le désir s’opposent, soit parce que le sujet ne fait pas ce qu’il faut pour le réaliser. Dans ce cas il n’y a pas d’opposition entre le désir et l’ordre du monde. Dans le premier cas, soit le désir n’est pas absolument contraire à l’ordre du monde, soit il l’est. C’est d’abord dans ce cas qu’il est préférable de changer ses désirs plutôt que l’ordre du monde. Prenons le cas d’un deuil. Il peut se faire que le sujet désire que le mort revienne à la vie. Ce qui est impossible d’un point de vue naturel. Même la foi impose d’attendre la fin des temps, c’est-à-dire la fin de l’ordre du monde. On peut dire que même Dieu n’a pas la puissance de changer le passé, soit de faire que celui qui est mort ne soit plus mort. Dès lors, qui désire que celui ou celle qu’il a aimé(e) revive doit changer son désir plutôt que l’ordre du monde. Le deuil a justement pour objet de faire accepter cela. Il peut se faire qu’un désir habituellement réalisable ne soit pas réalisé parce que les événements extérieurs sont contraires. Dès lors, changer ses désirs plutôt que l’ordre du monde a un sens autre que celui de l’impuissance puisque c’est reconnaître les limites de ce qu’on peut faire. Si je ne peux me baigner parce qu’il pleut et fait froid en plein mois d’août, il vaut mieux comme le dit l’expression passer en proverbe le prendre avec philosophie. Car, s’irriter ne changera pas le temps qu’il fait.
Mais de façon plus générale, on peut estimer qu’il est préférable de changer ses désirs plutôt que l’ordre du monde même pour les désirs qui sont pour partie réalisables. En effet, on peut avec Épicure, qui l’expose dans sa Lettre à Ménécée, distinguer entre les désirs naturels et les désirs vains. Ceux-ci sont tous les désirs qui exigent pour être satisfaits soit un objet illimité soit une variation continue. Le désir de la richesse ou de l’immortalité est du premier type. Le désir d’une nourriture variée ou de vêtements toujours à la mode est du second type. Or, de tels désirs ne sont jamais en tant que tels susceptibles d’être satisfaits. Tout degré atteint conduit au désir suivant qui fait donc souffrir. C’est en ce sens que Don Juan, le personnage éponyme de la pièce (1665) de Molière (1622-1673), dans la scène 2 de l’acte I, ne rêve que conquête, voire des mondes nouveaux tel un nouvel Alexandre ne peut jamais être satisfait. C’est pourquoi en s’habituant à ne satisfaire que les désirs naturels explique Épicure, nous nous disposons à toujours obtenir ce que nous désirons et pouvons même jouir mieux que ceux qui les recherchent, des objets des désirs vains. Finalement le seul qui peut prendre plaisir à la séduction est celui qui n’en fait pas une fin. Comment les désirs peuvent-ils être changés ?
S’il est vrai que tout désir implique le manque d’un objet qui nous semble essentiel, encore faut-il que l’objet paraisse bon en lui-même. Or, les désirs vains qui sont entés sur des désirs naturels reposent sur des préjugés sociaux. On peut même avec René Girard (1923-2015) dans Mensonge romantique et vérité romanesque(1961) soutenir qu’il est de l’essence du désir d’être mimétique, c’est-à-dire que nous désirons un objet parce que les autres le désirent. On dira si on veut que ce qu’Épicure nomme des désirs sont des besoins. Or, les désirs peuvent être modifiés, voire être extirpés dans la mesure où c’est l’opinion qui fait leur force et l’opinion seulement.
Cependant, en cherchant à limiter ainsi les désirs, on se contraint à vivre une vie étriquée et l’on contredit la fin de tout homme qui est de vivre heureux. Car, n’est-ce pas plutôt dans l’action que réside le bonheur plutôt que dans la morne quiétude sans vie d’un Bouddha athénien ?
En effet, les désirs nous donnent des mobiles d’action. Sans eux nous ne pourrions rien choisir. Même la volonté doit être entée sur les désirs car, soit elle n’est rien d’autre que désir mais entendue en un sens plus intellectuel comme lorsqu’on dit dans le langage courant je veux ceci ou je désire ceci, soit si on l’entend comme ce qui rend le sujet responsable, c’est en tant qu’il choisit tel désir plutôt que tel autre. Une pure volonté serait comme un âne de Buridan qui n’aurait ni faim ni soif. Changer un désir n’a de sens que par rapport à un autre désir. Dès lors, désirer, c’est justement la même chose que vivre. Et vivre, c’est être actif. On peut comme Alain dans le numéro 45 intitulé « L’égoïste » de ses Propos sur le bonheur faire remarquer que les hommes n’agissent pas pour le plaisir mais pour le plaisir d’agir et dire avec lui que les plaisirs de l’amour nous dispensent de l’amour du plaisir. L’enfant qui fait une partie de ballon ne calcule pas les désagréments qui s’en suivront. Pendant qu’il joue et pour peu qu’il joue, son désir est satisfait.
Dès lors, il ne faut pas préférer changer nos désirs plutôt que l’ordre du monde mais aller jusqu’au bout de nos véritables désirs. On objectera qu’à ce compte les hommes s’affronteront les uns les autres. On prétendra en reprenant l’expression de Plaute (~254-~184 av. J.-C.) dans la Comédie des ânes (212 av. J.-C.) que « l’homme est un loup pour l’homme » (homo homini lupus). Mais il n’est pas vrai que les hommes désirent ce qui est interdit selon le principe de Freud ou que là où il y a un interdit, il y a un désir. Loin de là ! Le désir de la justice est bien plutôt universel et Socrate a raison dans le livre I de La République de faire remarquer contre Thrasymaque que même les brigands entre eux désirent la justice. Ils constituent donc un ordre social qui s’oppose à un autre ordre social. La justice n’est rien d’autre que le désir de l’ordre et l’ordre appartient essentiellement à l’action. Dès lors, l’ordre du monde est lui-même l’objet du désir. Et c’est pourquoi on ne voit pas de société où finalement la grande majorité obéit.
En effet, qui agit et donc désire ne veut pas le caprice, qui est l’ombre d’un désir, c’est-à-dire un désir simplement représenté et qui disparaît facilement en étant remplacé par un autre caprice ou par l’action. Le caprice ne mène à rien. Une vie de caprice n’est pas possible. Le jeu déjà veut des règles qui le rendent possible. Qui désire jouer désire les règles et donc l’ordre que requiert le jeu. Le travail qui est la condition pour que la plupart de nos désirs puissent être satisfaits s’appuie sur l’ordre du monde. Il est vrai qu’il semble le détourner au profit de l’homme comme le sens étymologique du terme machine qui veut dire ruse le laisse entendre. Et pourtant, c’est toujours l’ordre du monde vraiment compris que le travail réalise. Il est vrai qu’une action peut échouer mais de l’échec peut sortir justement une meilleure compréhension d’un futur succès. Sans désir, le souci de comprendre et de connaître les choses n’aurait aucun sens. C’est pour cela qu’il n’y a pas de sens à opposer les désirs humains de l’ordre du monde.
Finalement on peut donc dire que préférer changer ses désirs plutôt que l’ordre du monde peut s’interpréter comme la manifestation de l’impuissance et non d’un vœu en lui-même souhaitable. La maxime n’a de sens que si et seulement si on oppose les désirs à satisfaire de ceux qui ne peuvent l’être. Mais en réalité, choisir ses désirs n’a guère de sens car ce sont les désirs qui rendent possibles le choix. Ce qui importe c’est d’agir. Quant à l’ordre du monde, il ne peut qu’être l’objet même de nos désirs.
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