Sujet :
Expliquez le texte suivant :
Chacun de nous a sa manière d’aimer et de haïr, et cet amour, cette haine, reflètent sa personnalité tout entière. Cependant le langage désigne ces états par les mêmes mots chez tous les hommes ; aussi n’a-t-il pu fixer que l’aspect objectif et impersonnel de l’amour, de la haine, et des mille sentiments qui agitent l’âme. Nous jugeons du talent d’un romancier à la puissance avec laquelle il tire du domaine public, où le langage les avait ainsi fait descendre, des sentiments et des idées auxquels il essaie de rendre, par une multiplicité de détails qui se juxtaposent, leur primitive et vivante individualité. Mais de même qu’on pourra intercaler indéfiniment des points entre deux positions d’un mobile sans jamais combler l’espace parcouru, ainsi, par cela seul que nous parlons, par cela seul que nous associons des idées les unes aux autres et que ces idées se juxtaposent au lieu de se pénétrer, nous échouons à traduire entièrement ce que notre âme ressent : la pensée demeure incommensurable avec le langage.
Henri Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, 1889.
La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.
Corrigé
Il arrive que nous ne trouvions pas les mots pour le dire ou qu’ils nous paraissent très en deçà de ce que nous ressentons. Dès lors, la question se pose de savoir s’il s’agit d’une impuissance du langage.
Tel est le problème que Bergson résout dans cet extrait de son Essai sur les données immédiates de la conscience. L’auteur veut montrer que le langage est insuffisant pour exprimer ce que nous pensons individuellement.
Toutefois, cette impuissance supposée ne laisse pas d’impliquer certaines difficultés. Notre pensée perd-elle quoi que ce soit à être la même que celle des autres ? Comment dire sans se contredire qu’il y a de l’inexprimable ? L’originalité n’est-elle pas une conquête plutôt qu’une donnée immédiate ?
L’auteur commence par opposer la singularité de la pensée avec le caractère général des mots qui l’expriment. Pour ce faire, il prend deux exemples, à savoir l’amour et la haine. Il postule dans cet extrait de l’Essai sur les données immédiates de la conscience que la façon d’aimer ou de haïr de chacun lui est propre dans la mesure où elle émane de sa personnalité. C’est donc qu’il admet que la personnalité de chacun diffère de celle des autres. Et comment ne pas l’admettre puisque si ma personnalité est la même que celle d’un autre nous serions une seule et même personne ou bien nous serions incapables de nous distinguer. Ainsi Socrate fait remarquer à Cratyle, le personnage éponyme du dialogue de Platon, que si on fait une copie en tout point identique de Cratyle on ne pourra distinguer l’original de la copie. Pourtant, le propos de Bergson n’est pas si évident si on n’y regarde de plus près.
En effet, quoique deux triangles soient différents, ils sont identiques quant à leur essence. De même, rien n’interdit de penser que mon amour ou ma haine n’est pas celle des autres quant à l’existence mais qu’ils sont identiques quant à l’essence. Dès lors, que les mêmes mots les expriment ne prouvent nullement qu’ils sont trahis mais bien plutôt que le mot vise l’essence ou la nature de la chose comme Socrate le montre à Hermogène dans le Cratylede Platon. À quoi servirait de s’exprimer sinon pour communiquer à l’autre au sens non seulement de transmettre mais également, au sens premier et étymologique, au sens de partager avec l’autre ? Parler n’est-il pas alors ce qui me fait être avec les autres ?
Or, l’auteur ne nie nullement qu’il y ait un aspect impersonnel et objectif à l’amour et à la haine. C’est bien ce que les mots expriment. Ce qu’il met en lumière, c’est que l’amour et la haine en tant qu’ils ne sont pas des réalités séparables de ces totalités que sont les personnalités, les reflètent. Il y a donc autant d’amour et de haine qu’il y a de personne. Il n’y a qu’un mot pour l’un et l’autre sentiment. Dès lors, c’est ce caractère unique que le langage ne peut exprimer. Aussi l’auteur ajoute-t-il à ses deux exemples, « les milles sentiments qui agitent l’âme ». C’est dire que les sentiments au sens large ne sont pas séparables les uns des autres et qu’ils concourent tous à l’expression de l’âme. Qu’entendre par là ? Par âme, il faut donc entendre ce qui définit la personnalité de chacun, son identité et dont l’existence est absolument unique et originale. C’est en ce sens que l’âme se distingue du corps qui ne constitue pas une totalité dans le même sens.
Reste donc à se demander s’il n’est pas possible d’exprimer d’une certaine façon l’inexprimable qui ne serait alors qu’un défaut quant à l’utilisation du langage et non une impuissance du langage lui-même.
En effet, Bergson prend l’exemple du romancier. Selon lui, il réussit, grâce à la richesse et à la précision de la langue qu’il utilise, à donner des nuances relatives aux sentiments et aux idées qui s’expriment habituellement de façon impersonnelle. On pourrait commencer par s’étonner que l’auteur donne comme exemple le romancier dont l’œuvre par définition est celle d’une fiction. En quoi des personnages inventés peuvent-ils permettre de penser une quelconque vérité ? Ne serait-il pas préférable de s’intéresser à l’homme de science ou de savoir, notamment à l’historien qui connaît des vies individuelles ? Toutefois, n’est-il pas clair aussi que les personnages du romancier, même réels comme dans le roman historique à la Walter Scott (1771-1832) ou à la Alexandre Dumas (1802-1870) son disciple français, ces personnages nous intéressent ? N’est-il pas tout aussi clair que nous distinguons les bons et les mauvais romanciers ? Aussi le talent du romancier réside-t-il selon l’auteur en ceci qu’il réussit à redonner aux sentiments et aux idées une certaine individualité. Autrement dit, le langage ordinaire est non seulement impuissant à rendre compte des sentiments mais également des idées, c’est-à-dire des représentations des choses. Dès lors Bergson n’entend pas par pensée uniquement les sentiments dont nous avons conscience, mais également la pensée.
On pourrait dès lors s’étonner que le langage soit impuissant à exprimer la pensée représentative car qu’est-ce qu’une idée, sinon l’essence même de la chose si on en croit le Cratylede Platon ? Et l’essence de la chose est justement la même dans toutes les choses qui ont la même essence. Mais une représentation peut soit noter de la chose ce qu’elle a de commun avec toutes les autres ou relever ce qu’elle a de singulier. Dès lors, l’idée en ce sens-là qui est celui que Bergson admet n’est pas plus exprimée par le mot que le sentiment. C’est ainsi que le romancier comme Stendhal (1783-1842) dans La Chartreuse de Parme (1839) qui décrit l’expérience de Fabrice Del Dongo à la bataille de Waterloo du point de vue de son personnage va exprimer et les sentiments et les idées de son personnage, idées et sentiments propres. L’admirateur de Waterloo parcourt la bataille sans véritablement comprendre où elle se situe. C’est pour cela qu’un personnage de roman ou littéraire de façon générale acquiert une dimension telle qu’il est possible ensuite que son nom exprime quelque chose. Dulcinée et don Quichotte de Cervantès (1547-1616), dom Juan de Tirso de Molina (1583-1648), Molière (1622-1673) ou Mozart (1756-1791) et da Ponte (1749-1848), la Bovary de Flaubert (1821-1880) en sont des exemples. Mais comment le romancier s’y prend-il ?
Selon Bergson, il arrive à l’individualité en juxtaposant les détails, c’est-à-dire finalement en juxtaposant les mots. Cette idée de juxtaposition signifie donc que les mots restent extérieurs les uns aux autres et que par conséquent, elle laisse entendre que le romancier ne peut par cette méthode y arriver que par un travail infini. On pourrait même comprendre par-là pourquoi finalement la littérature ne peut jamais être achevée.
Reste que cette impuissance programmée du langage demande à être explicitée. Est-elle simplement la marque que le travail de pensée et d’expression est proprement infini ou bien plutôt comme Bergson semble le laisser entendre que l’originalité véritable est dans l’âme et jamais dans l’expression.
En effet, Bergson veut montrer que le romancier, quelques détails qu’ils ajoutent indéfiniment, n’arrivera jamais à donner leur individualité véritable aux sentiments et aux idées. Pour cela, il compare le procédé du romancier à celui d’une question qui a rapport à l’univers physique. En effet, soit deux positions d’un mobile, c’est-à-dire d’un corps qui parcourt un espace en un temps donné, il est possible d’intercaler entre eux une infinité de points. Dès lors, il est impossible ainsi de retrouver l’espace parcouru. C’est donc une mauvaise méthode pour saisir le mouvement que de tenter de le reconstituer à partir des points fixes parcourus par le mobile. On devine à peu près que le mouvement devra être saisi en lui-même.
Il en va de même selon Bergson avec les mots. En les juxtaposant, nous ne faisons qu’associer les idées. Dès lors, celles-ci ne se pénètrent pas, c’est-à-dire ne forment pas cette unité qui est ce que l’âme ressent ou pense. C’est donc dire que les idées ne sont pas séparées dans la pensée. Elles sont multiples dans l’âme mais d’une multiplicité de fusion et non d’une multiplicité de juxtaposition. On comprend donc par cette comparaison que l’impuissance du langage est d’essence. C’est pour cela que Bergson l’exprime dans le vocabulaire des mathématiques antiques. La pensée est incommensurable au langage signifie qu’il n’est pas possible par le langage de rendre compte de la pensée qui est donc quelque chose de plus que le langage, quelque chose donc qui n’est pas réductible à la rationalité qui s’exprime dans le langage. Dès lors, pour Bergson, l’originalité d’expression sera toujours seconde et même insuffisante par rapport à l’originalité de la pensée qui en est l’essence même. Il faudrait même dire que cette originalité est en quelque sorte donnée et n’est pas le travail ou l’effort du sujet.
Il est clair que toute la thèse de Bergson repose sur le présupposé que les mots représentent des réalités conçues séparément, c’est-à-dire abstraitement par opposition à la pensée qui est concrète dans la mesure où elle est toujours un tout singulier dont les parties ne sont pas séparables. Or, le sens que l’on accorde aux mots ne se limite pas à leur juxtaposition. C’est la raison pour laquelle on sait que le sens d’un mot dépend du contexte. C’est donc dire qu’une phrase, qu’un texte, un livre, une œuvre ont cette individualité, cette singularité que Bergson accorde à la seule pensée. Mieux, la simple pensée est finalement d’une grande pauvreté avant l’expression qui lui donne sa réalité. Je ne sais pas vraiment ce que je pense lorsque je pense sans rien dire et Merleau-Ponty, dans la Phénoménologie de la perception, a pu soutenir avec raison que dans le dialogue mon interlocuteur m’arrache des pensées que je ne me connaissais pas. C’est donc dire que l’expression loin d’être seconde est bien plutôt le moment même où la pensée peut apparaître en tant que tel de même qu’un mouvement sans espace parcouru n’a guère de sens.
Dès lors, la pensée et le langage sont strictement commensurables. Le langage le plus banal trouve dans la situation de communication son sens. Ainsi l’expression de l’amour peut prendre le tour le plus banal dans l’expression tout en étant plein de sens pour les amoureux. Par exemple “Je t’aime” n’est impersonnel et objectif que pour celui qui ne ressent pas le sens du terme qui est tout entier dans l’énonciation et non dans son sens propositionnel. Je veux dire par là que celui qui s’exprime est impliqué dans ce qu’il énonce et que le sens général de l’expression n’est valable que pour celui qui entend de l’extérieur l’énoncé. Par contre pour l’énonciateur, il s’agit bien par l’expression, de penser son amour qui ne serait guère le même s’il restait tu comme celui de Cyrano pour la belle Roxane dans la pièce de d’Edmond Rostand (1868-1918).
Le problème était de savoir si la pensée était telle que le langage ne puisse l’exprimer, c’est-à-dire finalement si nous ne pouvons jamais communiquer ou exprimer ce que nous pensons. Bergson, à partir de l’idée d’une pensée affective et représentative singulière, montre que le langage, toujours objectif et impersonnel, ne peut, même sous la forme de la recherche littéraire, exprimer la singularité. Toutefois, il est apparu que le sens des mots peut exprimer ladite individualité, non seulement par la totalité qu’il forme, mais également, en tant qu’énonciation.
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